« Il ne faut pas laisser cette lutte sur les seules épaules des Arméniens »

Reconnaissance du génocide. Avec « Parce qu’ils sont arméniens », Pinar Selek livre un témoignage personnel sur la situation de cette communauté en Turquie. Longtemps invisible, considérée comme étrangère.

Est-ce la perspective du centenaire du génocide arménien qui vous a incité à dévoiler, avec ce livre, votre regard sur les Arméniens ?

J’ai fait des recherches sur la transformation de l’espace militant en Turquie. Il y a un mouvement arménien, j’ai travaillé dessus, sur les cent ans du génocide qui sont les cent ans de négationnisme. Je suis préoccupée par la question de la justice : quand elle ne passe pas, la blessure continue de saigner. Je suis une universitaire mais j’ai voulu me situer dans cette recherche, les témoignages sont importants, il ne faut pas laisser cette lutte sur les seules épaules des Arméniens.

Vous mettez le doigt sur l’invisibilité des Arméniens, bien décrite avec votre rencontre avec Oncle Nisan ? 

Les rencontres m’ont transformée. En prison, j’ai résisté grâce aux lettres qu’il m’envoyait. À ma sortie, il est venu à ma rencontre, une amitié s’est tissée. Il avait près de 80 ans, il était le symbole de la communauté arménienne, dans l’ombre de l’Église. Grâce à lui, j’ai découvert ce que voulait dire être arménien. Avant, je regardais mais je ne voyais pas. Il avait peur et il me disait : « cela pourrait te nuire qu’on nous voit ensemble ».

L’autre rencontre qui a compté est celle avec Hrant Dink (1) qui ne se cache pas et que vous décrivez comme confiant, optimiste, audacieux…

Il témoigne de la résistance en Turquie, mais il a payé avec sa peau. Pas seulement parce qu’il avait évoqué dans un article la filiation d’Ataturk, mais aussi parce que sa voix indépendante initiait pour la première fois depuis le génocide une mobilisation autour de la cause arménienne. Lors de son enterrement, 300 000 personnes ont scandé « Nous sommes tous Hrant Dink », pour la première fois les gens se rassemblaient pour un Arménien.

Avez-vous observé une évolution depuis ?

Il n’est plus tabou de parler du génocide. On a vu qu’on pouvait transformer les choses, mais on n’est encore qu’au début. On n’a pas encore changé les livres de l’Éducation nationale, les noms des rues n’ont pas été réécrits (certaines portent encore les noms des responsables du génocide).

Pourquoi un tel rejet des minorités ? 

La construction de l’État nation s’appuie sur la terreur et l’extermination des communautés non musulmanes, c’est un cimetière des cultures. Il est difficile de changer cette structure politique qui s’appuie sur la peur de diviser la nation. Le problème principal de la Turquie, c’est le nationalisme.

Quelle est votre situation aujourd’hui ?

J’ai été acquittée pour la quatrième fois, le procureur a fait appel. Le dossier a été envoyé à la Cour suprême. Je voudrais rentrer chez moi, mais je milite ici. Le déracinement, l’enracinement, c’est intéressant, on voit pousser de nouvelles racines. J’ai un pied en Turquie et un autre en France.

(1) Fondateur du journal « Agos », tué par balle en 2007.

Isabelle Brione

http://www.leprogres.fr/lyon/2015/04/20/il-ne-faut-pas-laisser-cette-lutte-sur-les-seules-epaules-des-armeniens





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