COLLOQUE : Éthique de la recherche, engagement dans la cité et libertés académiques
Il y a mille manières de réprimer. Il y a mille manières de la violer les libertés académiques. Et mille manières de résister, de s’émanciper et se réparer. Je parle de la réparation car toute chercheuse empêchée de partager sa démarche réflexive sur un sujet, tout chercheur empêché de partager ses questions, ses problématiques et de mener des recherches sont victimes de violence.
Dès que nous élaborons une problématique, nous donnons naissance à un nouvel être. Un être en mouvement. À la fois en nous et hors de nous. Une fois créé, il doit s’écouler librement, tel un fleuve. Si son flux est entravé, il souffre : la pointe des points d’interrogation, les pointes des questions non résolues s’aiguisent, se transforment en lames qui font mal. Mais si cet être trouve son chemin, s’il parvient à circuler, alors il vibre davantage, gagne en autonomie. Cette évolution se réalise à travers les matériaux que nous façonnons par le travail sur le terrain. En œuvrant, nous donnons forme à un être doté de sa propre structure, de sa propre voix intérieure. Cet être s’appelle la recherche. Et que se passe-t-il si on la kidnappe ? Et si aucun signe de vie depuis plus de 26 ans ?
Aujourd’hui, pour vous épargner un récit victimisant, je voulais parler de ma propre tentative de passer au-delà de la répression. Parler de ma tentative de l’émancipation d’un pouvoir qui fait tout pour limiter les libertés académiques, mais aussi pour écraser, détruire la recherche et la chercheuse. Est-ce que cela est possible quand le mémoire de la violence extrême que j’ai subi est si présent tous les jours. Quand je suis poursuivie ? Menacée sans cesse de mort ? Quand ma famille est menacée aussi ? Le sujet de mon intervention n’est pas non plus comment, contre toute la répression actuelle, j’arrive à suivre une stratégie de « persister et signer », en poursuivant mes activités scientifiques sans me priver de certains sujets.
Je vous parlerai de mon expérience de sauver ma recherche confisquée. Comment j’ai ouvert ses pages disparues. Sans l’avoir retrouvée. Je ne l’ai jamais retrouvée. Je parle de ma recherche sociologique sur le mouvement kurde. Ma recherche kidnappée, dépossédée et disparue. Ma recherche blessée en moi. Et il y a environ une année que je me suis rendu compte du côté plus tragique de cette histoire : son effacement dans mon cerveau. Comment un travail que j’ai commencé avec une grande curiosité et que j’ai mené à bien durant trois ans jusqu’à la dernière minute avec enthousiasme peut-il rester en suspens ? Ce qui est étrange, je n’avais pas l’idée que ce travail était inachevé. Je n’ai jamais réfléchi sur pourquoi je ne l’ai pas reprise.
Il y a moins d’une année, je me suis mise devant le puits de mon mémoire. J’ai regardé vers le trou noir et j’ai commencé à tirer vers le haut juste quelques matériaux confisqués de ma recherche … Je n’ai rien d’autre. Ni les entretiens ni les notes ni mes carnets… Je savais bien que juste à partir de mon souvenir, c’était impossible de restituer un travail de trois ans. Mais je pouvais d’abord comprendre ce qui nous a arrivé. J’ai donc pris la plume.
Écoutez : « Est-ce que c’est l’intériorisation de l’interdiction de mes matériaux ? Apparemment j’ai incorporé l’interdit ? Est-ce mon point de non-résistance? Si c’était le cas comment expliquer alors le fait que je m’exprime souvent sur cette question dans l’espace public ? Ce n’est donc pas la peur ? Quoi donc? Est-ce la fatigue? Peu probable. Peut-être qu’il y avait un bloquage en moi. Sinon pourquoi?Ma recherche était un organisme vivant. Elle était née et elle a continué à grandir. Elle a été juste enlevée mais pas avorté. La naissance n’est pas la publication. Ces matériaux sont blessés mais toujours en vie, en transformation, en vibration. Pour les soigner, j’écris. “
Comme vous l’entendrez de ces mots, j’étais vraiment étonnée. Profondément étonnée. Et c’est mon profond étonnement qui me procurait la force d’écrire. J’ai écrit pour découvrir et pour me débarrasser du désarroi. Quand Valérie m’avait proposé d’intervenir, j’étais en plein milieu de cette expérience renversante, très bouleversante. … Intense mais aussi surprenante. Je venais de lire sur l’œuvre manqué de Germaine Tillon. Pour le titre de mon intervention, j’ai proposé alors le terme de réparation. Sauver, réparer ma recherche et me réparer. Une réparation socio-anthropologique, mais aussi de l’ordre psychologique.
Mais plus j’ai avancé, plus cela est devenue difficile. Ma vie quotidienne est perturbée. Je comprends comment, dans le processus de la destruction de ma recherche, mes souvenirs de ces matériaux n’appartiennent pas juste au terrain mais aussi à un autre contexte. Ils n’ont pas été juste confisqués, ils ont été lus et répétés sous la torture. Mes yeux étant bandés, je ne voyais pas les bouches qui les lisaient.
Quand j’étire du puits de mon mémoire un matériel, je sens l’odeur de la cigarette et une énorme douleur. Et je comprends comment j’ai imprimé en moi ces matériaux, durant la torture. Comme plusieurs nuits et jours, j’ai fait l’expérience de les cacher devant la police, je les ai imprimés en moi. Aujourd’hui ils font partie de moi. La torture, au lieu de faire évacuer a eu un effet contraire, et a fait en sorte que s’imprime en moi la mémoire de mon étude.
En le faisant, je sentais la honte vis-à vis de mes enquêté.es qui m’ont toujours remercié par rapport à ma résistance et mon attention en prenant les notes. J’avais donc protégé mes enquêtés. Mais pas mes matériaux qui m’avaient été confiés avec une grande discrétion. Comme si je les avais salis dans les mains de tortionnaires.
Depuis deux mois, je dors moins de 4 heures. Il ne s’agit pas d’insomnie… mais le puits m’a prise de plus en plus et je n’arrive pas à poser la plume. Ma tentative est en cours. Pour l’instant, j’ai trop mal. Et c’est difficile d’en parler quand je suis en train de sentir des choses qui se cassent, qui saignent énormément, qui crient à l’intérieur de moi.
A force de ne pas laisser céder, je commence petit à petit prendre la barre des sciences sociales. Je me force à pousser la réflexion, pour objectiver ma recherche blessée en moi, au lieu de la subir. Je l’aborde comme un processus qui est devenu mon objet de recherche. En écrivant, il se transforme en récit. Notre récit ? De moi et de ma recherche et de mes enquêtés.
Bientôt, je vais poser ma plume. Et vous verrez, le livre qui en sort rendra la justice d’abord à mes enquêté.es.
Sans justice, il n’y a pas de réparation.
Pinar Selek