Son procès aux multiples rebondissements ressemble à un roman de Kafka. Condamnée à perpétuité en Turquie et exilée en France depuis 2011, la sociologue féministe et dissidente turque Pinar Selek raconte son combat pour la démocratie et son amour pour Nice.
Texte Valérie Penven – Photos J.M. Nobile
« Ce retard était bienvenu. Il m’a permis de souffler après une journée intense et me poser au soleil pour coucher quelques idées en vous attendant.» Pinar Selek est très occupée. Elle est Maitresse de Conférence à l’Université Nice Sophia Antipolis. Enseignante en Science politique à la Faculté de Droit et continue ses recherches au Laboratoire d’URMIS au Département de Sociologie, tout en poursuivant l’écriture de son prochain livre…
Son premier roman, La Maison du Bosphore publié en 2013, l’auteur l’a écrit à Berlin pendant son exil. En 2015, c’est à Nice qu’elle a rédigé Parce qu’ils sont Arméniens, un essai qui emprunte un chemin autobiographique pour porter son propos sur le génocide arménien. « Je raconte mon histoire à travers les traces du génocide qui sont toujours présentes en Turquie où le négationnisme continue à polluer les rapports. Je viens pourtant d’une famille progressiste mais lorsque j’étais petite fille on n’évoquait le génocide que par allusions. Dans cet essai, je parle de ma déconstruction, car mon regard était construit avec de l’imagination et des fantasmes. Je raconte aussi ma détention en prison et mon exil à travers cette histoire de génocide qui rend les gens fous des deux côtés. J’ai écrit ce livre avec les mots du cœur, j’y ai aussi introduit des éléments du conte Verte et les oiseaux »
Authenticité et altruisme
En Turquie, Pinar Selek est une écrivain connue dont les livres se vendent à plus de 50 000 exemplaires, c’est aussi une conteuse très populaire. « En Turquie, on a du mal à me classer, je suis une écrivain conteuse, militante féministe, mais aussi anti-militariste et je défends les homosexuels, la cause LGBT. Je ne pense pas que la femme puisse s’émanciper si d’autres opprimés sont persécutés. Je suis aussi connue pour mon activisme culturel associatif. Avec les populations les plus fragiles, les sans abris, les transsexuels, les prostituées, nous avons créé des spectacles de rues à Istanbul. Mon procès a soulevé un immense élan de solidarité populaire et tous ces gens de la rue étaient à mon procès pour me soutenir. » On imagine Pedro Almodovar s’emparant de l’histoire de notre belle rebelle pour brosser une truculente fable contemporaine dont il a le secret…
Pinar Selek inspire la sympathie. Elle est chaleureusement authentique. Une femme généreuse, la sensibilité à fleur de peau, jusqu’à sa manière tactile de vous manifester son intérêt. On sait bien que la générosité et l’altruisme entraînent leur lot de douleur, de souffrance, d’arrachement et que maintenir l’ouverture du cœur et la force d’un engagement politique nécessitent du courage. Du courage, Pinar Selek n’en manque pas. Au point d’être devenue en Turquie un symbole de résistance et de justice. En 1998, Pinar est emprisonnée. Durant une semaine, la jeune femme, qui n’a alors que vingt-sept ans, endure la torture destinée à lui arracher les noms des personnes dont elle a recueilli les témoignages pour une recherche académique sur la question kurde. Après cette semaine de torture, elle restera huit mois sans pouvoir bouger le petit doigt, s’estimant heureuse de ne pas avoir été violée : « En prison les femmes kurdes sont sexuellement abusées » commente-t-elle. Mais Pinar Selek a promis de taire les noms des personnes qui se sont confiées à elle. Comment a-t-elle fait pour tenir sa promesse ? : « Je ne sais pas vraiment. Je me disais : « Encore… Résiste encore une minute, encore un peu… « . J’ai ainsi tenu comme ça, les deux bras attachés dans le dos, maintenus très haut en arrière, recevant des électrochocs. Jusqu’à ce qu’ils se lassent de moi sans doute ?… » Refusant de parler, elle est alors accusée d’avoir fomenté un attentat à la bombe à Istanbul. « Mon procès politique a été très médiatisé. Ma sœur avait terminé ses études d’économie et gagnait très bien sa vie. Elle a tout lâché pour me défendre. J’avais plus de deux cent avocats. Tous les gens que j’ai touchés un jour m’ont soutenu. C’est ainsi que je suis devenue une figure symbolique de la résistance. »
En 2002, Pinar Selek est libérée. Elle profite de la médiatisation de son procès pour organiser une grande marche dans une ville kurde où il y a beaucoup d’affrontements. Elle devient aussi une anti-militariste très active et utilise sa popularité pour défendre les minorités, la cause arménienne notamment, tout en continuant à publier des contes et des essais, et en poursuivant ses recherches. « Je ne suis pas devenue sociologue pour être sociologue mais pour comprendre la société » commente-t-elle. S’ensuivront quinze ans de procédures judiciaires rocambolesques. Elle sera acquittée quatre fois et, à chaque fois, son procès sera renvoyé en Cassation. Mais pourquoi un tel acharnement ? « Nous étions dans la provocation, le fait que je sois femme et féministe était sans doute très perturbant pour ces hommes et pour la dictature en place. J’étais aussi très amie avec le journaliste arménien Hrant Dink, qui a été tué en 2007. C’est probablement l’une des dimensions…» En janvier 2017, le procureur de la Cour Suprême requiert à nouveau sa condamnation à perpétuité, la condamnant à l’exil. « Je savais que si je voulais continuer à m’exprimer et à militer, il fallait que je choisisse entre la prison, l’exil ou la mort » Pinar a choisi la vie et demandé l’asile politique à la France, où elle est très entourée par des comités de soutien. « Mon militantisme, je l’ai payé cher en Turquie mais cela m’a énormément apporté. L’exil c’est perdre ses repères, mais c’est aussi trouver la solidarité. »
Nice, son cœur d’attache
« Mon cœur d’attache c’est toi », pourrait presque chanter Pinar Selek qui a jeté l’ancre en 2015 dans la cité azuréenne. Pourquoi Nice ? : « Difficile de dire depuis combien de temps je suis ici. J’avais rencontré des amies féministes niçoises dans des rencontres internationales. Je suis venue une première fois en 2010 et je suis tombée amoureuse de la ville. En 2013, lorsque j’ai appris ma première condamnation à perpétuité en Turquie, je vivais à Strasbourg. Mon amie Sirin Tekeli, une écrivain turque et grande dame du féminisme, a beaucoup insisté pour que je vienne ici rédiger ma thèse. Elle m’a envoyé un billet d’avion et donné les clés de son appartement sur le port de Nice. J’y trouvais l’inspiration et je me suis dit : c’est ici que je veux vivre. En même temps, j’étais à Strasbourg pour soutenir ma thèse, et tout le monde me demandait : mais que fais-tu à Nice ? C’est une ville de vieux et de bourgeois ! » raconte-t-elle en riant. Mais pour Nissa la bella, notre amie Turque a les yeux de Chimène. Il faut dire que c’est ici qu’elle a rencontré l’amour. « Sachant que je recevais des menaces, Sirin m’a présenté un groupe d’amis. C’est là que j’ai rencontré mon amour, mon fou comme je l’appelle car il est fou de moi.
En réalité il s’appelle Alain, mais quand je l’appelle par son prénom, il croit que je suis fâchée contre lui. » dit-elle en souriant, un voile de tendresse irradiant son visage, un voile aussi dans la voix. Une voix aux intonations chaudes, aux inflexions rauques, un accent venu d’ailleurs dans un français impeccable, jusque dans les erreurs infimes qui font vibrer sa nouvelle langue, sa langue d’enfance comme elle dit, la langue de sa nouvelle patrie. Mais où a-t-elle appris le Français ? « J’ai passé huit ans dans une école française à Istanbul, Notre Dame de Sion. À cette époque-là, mon père était en prison.
Il est avocat et défendait les opprimés. Mon père est une grande figure du mouvement progressiste, il a fait cinq ans de prison, car parler de liberté et d’égalité et donc soutenir les droits humains c’était un délit en Turquie. Durant les tortures que j’ai subies, mes bourreaux mentionnaient souvent mon père.
Ce n’est pas à cause de lui que j’ai été arrêtée et torturée mais cela a contribué à ma peine. J’appartiens à une lignée de rebelles. Mon grand-père est né en 1902, il a fait ses études à Genève et il était communiste. De retour en Turquie, il a vendu tous ses biens pour la cause. Ma mère tenait une pharmacie qui était un lieu de rencontre, un peu comme une maison de la culture, une association de quartier. Les gens y venaient pour parler, se confier, échanger. Quand je vois une pharmacie, j’ai toujours envie d’y rentrer pour raconter l’histoire de ma mère. Je connaissais déjà la littérature et la chanson françaises, Brassens, Brel, Ferré, Boris Vian, Serge Gainsbourg, Edith Piaf… Leurs chansons m’ont fait connaître la culture, l’âme du pays. Je savais que je voulais écrire un jour en français. Avec la France, j’ai une relation amoureuse, je touche presque à tous les points. C’est un peu comme faire l’amour » raconte l’écrivain dans sa langue poétique et sensuelle.
Depuis qu’elle a quitté la Turquie en 2009, Pinar a dû déménager de nombreuses fois, changeant de villes et de pays, pour à chaque fois se réinventer, se faire de nouveaux amis, apprendre de nouveaux codes… « C’est fatiguant de courir avec des béquilles tout
le temps. En visitant l’exposition de Charlotte Salomon au musée Masséna, j’ai lu cette phrase qu’elle avait écrite : « Nice m’a donné la joie de création ». J’ai pleuré en lisant ça ! J’ai décidé que mon ancrage serait à Nice… Ensuite, j’espère que je serai acquittée. Je crois que j’aurai deux maisons, une à Nice et à une à Istanbul, parce que je ne veux pas être déracinée à nouveau, j’aurai deux chez moi… ». Un espoir que nous partageons avec elle, pour que cesse son exil et pour que, quelque soit le lieu, se gagne le combat contre l’oppression.
∼ Ouvrages de Pinar Selek :
La Maison du Bosphore, Éditions Liana Levi
Parce qu’ils sont arméniens, Éditions Liana Levi
Verte et les oiseaux, Éditions Lisières
Devenir homme en rampant, Éditions l’Harmattan
Loin de chez moi, mais jusqu’où ?, Éditions iXe