Voici le texte qui sera lu à la presse jeudi 22 novembre 2012, devant le tribunal où doit être à nouveau jugée Pınar Selek
Je suis historien français, spécialiste de la Turquie, et je suis venu comme observateur de cette nouvelle audience du procès de Pınar Selek pour témoigner de ma préoccupation et de mon soutien.
Je vivais à Istanbul à l’époque de l’explosion accidentelle du Marché Egyptien, en juillet 1998. Chacun le sait, c’était une période très dure dans la guerre menée au sud-est, et la chasse aux prétendus « terroristes » était féroce. C’est une période qui ressemble étrangement à celle que vit la Turquie aujourd’hui.
Pınar Selek s’intéressait de près à des sujets politiquement sensibles : les différentes formes de marginalité dans la société, et les mouvements politiques kurdes. Elle ne se contentait pas d’observer à distance : elle a toujours été une sociologue impliquée. Au cours de l’immense travail qu’elle a réalisé, elle n’a accompli que des actes légaux. Pourtant, elle a été arrêtée et torturée, puis inculpée d’avoir fomenté ce prétendu « attentat » du marché égyptien.
Je connais donc l’affaire depuis le début, l’arrestation, puis la libération de Pınar et son acquittement.
Mais en 2006, j’ai été sidéré d’apprendre que Pınar Selek était toujours poursuivie, malgré son acquittement et les rapports d’expertise qui l’innocentaient.
Aussi, en février 2011, je suis venu lui témoigner ici de mon soutien.
J’ai partagé la joie de ses amis, lorsqu’elle a été acquittée pour la troisième fois. Tout me semblait plus beau, plus brillant, dans ce pays que j’aime. Cet acquittement me semblait présager la continuation de la politique d’ouverture, un assouplissement. Puis, j’ai partagé la déception et l’amertume lors de la remise en cause de cet acquittement, et chaque fois que Pınar Selek a subi un déni de justice.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la sociologue a été acquittée trois fois, les chefs d’inculpation n’ont pas résisté aux expertises, il n’y a plus de charge contre elle. Pourtant le jugement est sans cesse reporté, et lorsqu’un jugement est prononcé en sa faveur, il est cassé.
Ce déni de justice est à l’origine d’une peine extra-légale : l’extension indéfinie de la durée d’un procès ; il s’agit d’une véritable torture psychologique qui empêche le ou la prévenue de vivre une vie normale. Selon la Convention européenne des droits de l’homme (art. 6), que la Turquie a signée, « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) dans un délai raisonnable ». Est-ce que la justice turque estime « raisonnable » un délai de quatorze ans pour juger un crime qui n’a pas été commis ?
Pınar Selek a déjà été emprisonnée durant deux ans et demi, pour rien. Elle sait que si elle rentre en Turquie, elle risque à nouveau la prison. Elle est donc contrainte à l’exil, pour pouvoir vivre normalement et continuer ses travaux de recherche, car elle est une travailleuse infatigable. C’est donc une peine de relégation extra-judiciaire qui a été infligée à Pınar Selek, comme à de nombreux autres citoyens turcs. Ainsi par la simple menace, par la pression du système juridique, la Turquie peut se débarrasser de certains intellectuels qu’elle juge gênants.
Non seulement c’est une violence extra-légale faite aux opposants, mais c’est une perte absurde pour le pays. Les intellectuels de la trempe de Pınar Selek sont une richesse, ils représentent l’avenir.
Certes, cela a été un honneur pour nous, en Allemagne, puis en France, de l’accueillir. Mais son pays est la Turquie, sa ville est Istanbul, son terrain de recherche est ici.
Nous clamons tous que Pınar Selek n’est pas seule, et il est réconfortant qu’elle ait de nombreux amis et soutiens dans de nombreux pays.
Mais nous sommes informés, nous lisons la presse turque et observons ses médias, et nous savons que malheureusement Pınar Selek n’est pas seule dans son cas ! Il y avait déjà eu des cas de répression célèbres, comme celui d’Ismail Besikçi. Mais l’affaire Selek a été suivie de tellement d’autres, touchant des milliers d’étudiants, des dizaines de journalistes, des intellectuels, traducteurs, professeurs, écrivains, que nous sommes très inquiets.
Certes, la Turquie a les apparences d’un Etat de droit ; mais le droit est construit pour exercer la contrainte, la justice est transformée en un instrument de répression : elle atteint un degré d’état d’exception, de régime autoritaire et coercitif, qui cherche à intimider sa population et à imposer le silence.
J’ai déjà mentionné le déni de justice, la prolongation indéfinie de certains processus judiciaires ; je dois mentionner aussi l’outrepassement du droit, qui fait que les juges peuvent estimer qu’une répétition de certains actes légaux peut devenir « signe d’appartenance à une organisation terroriste » et justifier à leurs yeux l’incarcération et une lourde condamnation. Nous en avons observé des exemples l’été dernier. Les Français, en particulier, le savent bien depuis que l’une de leurs compatriotes, Sevil Sevimli, a été arrêtée.
Nous sommes inquiets pour la Turquie et son avenir politique, mais nous sommes aussi inquiets pour l’Europe.
Car tout ceci ne concerne pas seulement la Turquie.
La Turquie est candidate à l’intégration dans l’Union européenne et tout ce qui se passe ici nous regarde en tant que citoyens européens. La Turquie, Etat coercitif, dispose déjà par divers moyens de leviers d’intervention dans les pays d’Europe.
Mais si la Turquie devient un Etat membre, elle disposera alors de l’arme du « mandat d’arrêt européen » qui lui permettrait de faire arrêter une personne poursuivie dans n’importe quel pays de l’Union, et de la faire livrer à la police turque.
En outre, la Turquie représente un singulier « modèle » de pays où l’extrême-droite et l’ultra-nationalisme sont puissants et exercent leur influence sur l’Etat depuis des décennies. C’est un « modèle » qui pourrait être copié. En France, lorsque la droite est au pouvoir, nous voyons surgir dans les pratiques politiques des éléments qui prévalent en Turquie, et cela nous fait peur.
C’est pourquoi, en tant que Français, en tant qu’Européens, nous avons le devoir de nous intéresser à la Turquie, à ce « modèle » ultra libéral et répressif, et de l’analyser.
Je souhaite à mes amis turcs le bonheur de pouvoir vivre dans un pays démocratique, libéré d’une guerre qui dure depuis bientôt trente ans – et nous avons appris en France à quel point ce genre de conflit peut mettre en danger la démocratie.
PINAR SELEK DOIT ÊTRE DÉFINIVEMENT ACQUITTÉE !
Et ni Pınar Selek, ni les milliers de personnes emprisonnées ou en attente d’un jugement ne sont seuls ! Nous nous informerons, nous observerons, nous diffuserons les informations, jusqu’à ce que la Turquie soit rendue à la démocratie !
Etienne Copeaux
17 novembre 2012
http://www.susam-sokak.fr/article-soutien-a-p-nar-selek—22-novembre-112537622.html