Affaire d’esclavage ordinaire en France

Par Pinar Selek

L’épidémie tue. Mais le capi­ta­lisme aus­si. Il tuait avant l’épidémie. Il tue encore plus aujourd’hui. Qu’en est-il des survivant·e·s ? Je vais vous par­ler d’un pro­cès qui contient plu­sieurs tra­gé­dies. D’un pro­cès de l’es­cla­vage en France…

La pan­dé­mie est cruelle. Elle frappe en géné­ral les plus faibles. C’est la galère pour les tra­vailleuses et les tra­vailleurs, non régu­la­ri­sés, qui sont très nom­breux en Europe occi­den­tale.  Dans le contexte du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé, le néo­li­bé­ra­lisme impose à des mil­lions de d’hommes et de femmes un sta­tut de sans-droit, de pré­caires, c’est-à-dire une situa­tion de fra­gi­li­té per­ma­nente. Les États ont aban­don­né les ser­vices publics. Et main­te­nant on se rend compte de leur impor­tance. La pro­duc­tion locale était délo­ca­li­sée vers les pays pauvres où la rému­né­ra­tion du tra­vail ne coû­tait pas cher. Nous sui­vons com­ment les pays les plus riches de la pla­nète sont en crise de masques : ils se trouvent inca­pables de pro­duire ces petits mor­ceaux de tis­sus. Les consé­quences ter­ribles de cette crise sani­taire mon­diale découlent des poli­tiques cruelles se la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale de l’économie. Ce que les mobi­li­sa­tions sociales contes­taient… et contestent tou­jours.

L’épidémie tue. Mais le capi­ta­lisme aus­si. Il tuait avant l’épidémie. Il tue encore plus aujourd’hui. Qu’en est-il des survivant.es ? Il les tor­ture par l’exploitation, par la pau­vre­té, par des situa­tions de non-droit. Je vais vous par­ler d’un pro­cès qui contient plu­sieurs tra­gé­dies.

Un pro­cès sym­bo­lique et repor­té

En 2017, cinq ouvriers sai­son­niers maro­cains ont por­té plainte contre huit entre­prises agri­coles fran­çaises du Gard, du Vau­cluse et des Bouches-du-Rhône et une agence d’intérim espa­gnole Labo­ral Ter­ra pour des condi­tions de tra­vail rele­vant de l’esclavage.  C’est par l’intermédiaire de cette agence que ces trois femmes et ces deux hommes sont arri­vés à Avi­gnon depuis l’Espagne et ont été employés entre 2012 et 2017 par ces entre­prises du sud-est de la France, spé­cia­li­sées dans le condi­tion­ne­ment des fruits et légumes. Ils racontent qu’avec les contrats pré­caires ils ont tra­vaillé le double des 35 heures heb­do­ma­daires, sui­vis de mois sans acti­vi­té et de contrats qui s’ar­rêtent sans pré­avis. Le tout pour un salaire allant de 300 à 1500 euros pour les mois les plus rem­plis.

Même si l’a­gence d’intérim Labo­ral Ter­ra qui s’est décla­rée ensuite insol­vable, a son siège en Espagne, ce sont les mini­ma sala­riaux fran­çais qui auraient dû s’ap­pli­quer, confor­mé­ment à la direc­tive euro­péenne sur les tra­vailleurs déta­chés qui pré­voit que les règles du pays d’ac­cueil en termes de mini­mum sala­rial et de temps de repos s’ap­pliquent au tra­vailleur déta­ché. En revanche, les coti­sa­tions sociales sont payées dans le pays d’o­ri­gine de l’en­tre­prise, ce qui crée un grand avan­tage pour l’employeur en rai­son des écarts de niveau de vie au sein de l’U­nion euro­péenne. Mais ce n’est pas cela qui impose à ces tra­vailleurs un sta­tut d’esclaves. Ils racontent qu’ils tra­vaillaient, en géné­ral sans être décla­rés, dans des condi­tions indignes impo­sées par les patrons fran­çais, avec la menace de ne pas renou­ve­ler les contrats, et par consé­quent leurs visas. Fra­gi­li­sés par leur situa­tion admi­nis­tra­tive, par la bar­rière de la langue et le manque de connais­sance de leurs droits, ces tra­vailleuses et tra­vailleurs racontent com­ment ils ont accep­té les condi­tions que leur imposent ces exploi­ta­tions fran­çaises et com­ment ils ont trou­vé le cou­rage de dire non. Epau­lés par l’Union locale CGT Avi­gnon et un comi­té de sou­tien ras­sem­blant plu­sieurs asso­cia­tions dans la région, ce cou­rage s’est tra­duit en actions : les cinq ont atta­qué ces entre­prises au conseil des prud’hommes pour tra­vail dis­si­mu­lé. Cela deman­dait du cou­rage, un grand cou­rage… Comme l’ont décla­ré la Confé­dé­ra­tion pay­sanne et le Code­tras, col­lec­tif de défense des tra­vailleurs étran­gers dans l’agriculture, « ces faits ne sont mal­heu­reu­se­ment pas excep­tion­nels, mais cette plainte est une des rares à avoir des chances d’aboutir dans la région ». Mal­gré son impor­tance, cette affaire n’a pas été por­tée dans l’espace public. Les grands médias ne s’y sont pas inté­res­sés. Et dans cette invi­si­bi­li­té, après avoir été repor­tée à maintes reprises depuis deux ans et enfin après avoir été por­tée devant la cour prud’homale d’Arles, l’affaire est encore repor­tée au 12 mai car l’agence espa­gnole Labo­ral Ter­ra est en cours de liqui­da­tion judi­ciaire. A cause de la crise sani­taire, il y aura pro­ba­ble­ment un report encore plus loin­tain.

Har­cè­le­ment sexuel

Une autre pro­cé­dure pénale a éga­le­ment été enga­gée. Car les trois ouvrières avaient aus­si dépo­sé une plainte pour har­cè­le­ment moral et sexuel. L’une des trois s’appelle Yas­mine. A cause de la crise éco­no­mique, elle est par­tie des îles Cana­ries fin 2011, alors qu’elle avait moins de trente ans : « Comme les autres, je suis arri­vée en France avec une socié­té qui disait tout prendre en charge. Mais on n’a rien vu. Ils dédui­saient tout de nos contrats, à la fin il nous res­tait 3 euros pour un tra­vail de 6 heures à 22 heures, par­fois sans une pause pour aller aux toi­lettes ». Et elle revient à une autre vio­lence, de nature sexiste : « Il y avait des pres­sions, des menaces, du chan­tage sexuel. Si on ne se lais­sait pas faire, on n’avait pas le contrat. »

C’est sur la base de ces faits qu’elle a por­té plainte, avec son amie, pour har­cè­le­ment moral et sexuel. Cette plainte n’a pas été jugée rece­vable. Je ne sais pas si les avocat.es vont dépo­ser une nou­velle plainte ou alors contes­ter celle-ci. Mais Yas­mine est déter­mi­née : « On ira au bout… »

La lutte sera dif­fi­cile. Yas­mine décrit un sys­tème ten­ta­cu­laire : « Ces socié­tés d’intérim renaissent à chaque fois, le patron de l’une est le cou­sin du patron de l’autre… on sait que ce sera dif­fi­cile. »

Oui, après le confi­ne­ment, leur lutte sera très dure. Sur­tout pour ces deux femmes qui ne peuvent pas encore se débar­ras­ser des séquelles de leur vécu.  Yas­mine a déve­lop­pé une sclé­rose en plaques, son amie est sui­vie psy­cho­lo­gi­que­ment. Elles disent : « Cette socié­té nous a détruit la vie. On vit tous une situa­tion misé­rable ».

Jusqu’à quand ? Leur lutte est aus­si la mienne à par­tir de main­te­nant. Et je suis sûre que nous allons réus­sir ensemble pour rendre visible cette affaire.

D’ailleurs… après le confi­ne­ment, rien ne sera comme avant. Vous allez voir, Mes­sieurs les Ten­ta­cules !

https://blogs.mediapart.fr/pinar-selek/blog/050420/affaire-d-esclavage-ordinaire-en-france





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