Préface du livre « Ecologie ou Catastrophe, la vie de Murray Bookchin »

Préface de Pinar Selek du livre de Janet Biehl, Ecologie ou Catastrophe, la vie de Murray Bookchin. Editions L’Amourier, 2018.

Bienvenue compagnero !

Je dis « Bienvenue » à ce livre, au nom de celles et ceux qui imaginent un monde joyeux, libre et juste. Je te dis « Bienvenue » Murray Bookchin, au nom de celles et ceux qui luttent pour ce rêve, dans mon nouveau pays qui est la France. Tu arrives à un moment où dans l’espace militant contestataire, des questionnements radicaux sur l’ordre social se renforcent. Je ne parle pas d’un retour de 68 ; c’est différent. Les convergences des multiples luttes se pérennisent et donnent naissance à de nouvelles perspectives pour analyser l’imbrication de différents rapports de domination. Tu dirais facilement : « Ben-dit-donc, les idées libertaires se popularisent !!! » Oui compagnero, mais le contexte socio-politique ne nous aide pas, au contraire. La crise permanente du système capitaliste, au niveau mondial, détruit tout ce qui est en dehors du marché : le ciel s’assombrit chaque jour un peu plus. Même en France, un des pays parmi les plus riches de la planète, nous assistons à une déclaration de guerre sociale et politique. Ceux et celles qui veulent sortir de ce jeu se confrontent à une brutalité grossière de l’Etat. La destruction violente des communs de la ZAD de Notre Dame des Landes n’est qu’un exemple. Pourtant les tentatives de création nourries par les débats continuent, et cela, malgré les violences économiques et politiques. Connaître ton parcours complexe et enthousiaste, comprendre le cheminement de ta réflexion vont enrichir nos débats.

Ce livre, par les lunettes d’approche de Janet Biehl, ta compagne pendant vingt ans, nous présente, la construction d’une philosophie de liberté, qui veut être cohérente et globale. Oui, tu n’as pas pu contribuer à cette biographie et sûrement tu dirais autrement. Oui, nous regardons à travers les yeux d’une autre personne, autrement dit à travers d’autres sources d’influence théoriques et politiques, d’autres tendances politiques que les tiennes mais, malgré cela, nous pouvons apprécier la volonté d’objectivité de ce regard. Nous pouvons suivre donc, par tes sources d’influences, par tes ruptures, par tes questionnements et par tes pistes de réponses, donc étape par étape, le murissement d’une pensée politique originale : qui refuse les hiérarchies entre les différents rapports de domination, qui fouille tous les détails sans jamais perdre de vue les points d’interrogation. Ta réflexion nous éclaire sur les liens idéologiques et conceptuels entre différents systèmes de domination et leurs logiques communes. En dévoilant ce qui est en arrière-plan, invisible, ou silencieux, tu montres que la liberté est un processus multi-dimensionnel et intégral.

Pourquoi cette marginalisation ?

Pourquoi es-tu si peu connu ici ? Peut-on expliquer cela par les sources d’influence limitées de la littérature politique française ? Pas uniquement 1 cher  compagnero, car s’il y a des pays qui t’ont publié plus que la France, tu n’es pas assez connu sur cette planète. Et cela, malgré ton apport théorique aux luttes sociales : tu as montré clairement la dimension sociale et politique de la crise écologique, autrement dit l’imbrication de la domination des humains sur les autres êtres avec les rapports sociaux de domination. En te lisant, nous voyons comment la banalisation de l’esclavage des animaux ou l’occupation des forêts et des mers, favorisent l’esclavage, la colonisation, l’exploitation des humains. C’est une même rationalité qui considère le vivant comme un simple produit de consommation et qui se donne la légitimité de remettre en « ordre » tout ce qui serait chaotique, marginal et extérieur à elle-même : le désordre et l’altérité doivent être normalisés.

La domination occidentale, le racisme, l’intrusion au sein des civilisations dites « primitives », le contrôle de la folie, l’homophobie, les rapports sociaux de classe, s’appuient sur le même postulat. Dans le système patriarcal, tous les êtres dominés sont assimilés à la nature et tout ce qui se rapporte à la nature se dote de caractéristiques féminines. Analyser avec toi le rôle de l’anthropocentrisme dans la structuration de la civilisation humaine, permet de saisir pourquoi une sensibilisation, même massive, aux questions écologiques, ne peut arrêter ni l’effondrement de la planète ni le malheur qui pèse sur l’humanité. L’écologie peut devenir un levier important d’opposition au capitalisme, à condition de ne pas omettre les rapports de domination.

Et donc, pourquoi cette marginalisation ? Ce livre propose plusieurs éléments d’explication. Tout d’abord, tu as vécu à une époque où l’espoir des révolutions par le haut régnait dans l’espace des luttes sociales, structurées par des organisations hiérarchiques. Malgré la multiplicité des mouvements et malgré des convergences temporaires, les luttes anarchistes, féministes, anti-racistes, anticapitalistes, pacifistes et écologistes étaient cloisonnés car chacune se limitait à sa « priorité ».

Il devait être difficile de t’entendre quand tu disais que rien n’est prioritaire, qu’il faut lutter à la fois contre l’anthropocentrisme, contre le sexisme, contre le capitalisme, contre le nationalisme, tout en refusant les outils de domination, les mécanismes d’exclusion, en mettant en question le traitement de la «folie», du «handicap», de « l’étranger », donc de la différence. Ces idées, en avance sur l’époque, remettaient en cause les savoirs dominants, par conséquent, les certitudes de détenir la «vérité». Ta vision radicale était sincère, tu ne faisais aucune concession à ceux qui étaient susceptibles de nourrir un rapport de pouvoir. En expliquant clairement pourquoi il fallait en finir avec le terme « environnement » pour définir la biosphère, tu as montré que l’être humain n’était pas au centre dans la planète, ni les hommes, ni les blancs, ni l’Occident. Tes idées rompaient avec tout le registre militant traditionnel. Avec le souci de la cohérence, tu as utilisé les théories féministes dans tes analyses et tu t’es inscrit dans la non-violence. Tu es allé de l’anarchosyndicalisme à un mode d’engagement plus riche, pour aboutir à une revitalisation de l’anarchisme. Les réactions ont été fortes. Tu n’as pas cédé. Tu nous as laissé un projet inachevé mais cohérent. Ça n’a pas été facile pour toi.

En Turquie et ailleurs

Je ne suis en France que depuis 2012. Avant une longue trajectoire migratoire, j’étais en Turquie, dans un pays où se développe une vraie tentative de politique de création, malgré le régime oppressif. J’ai grandi en Turquie ; je me suis construite dans ses espaces culturels et militants où les concepts, les répertoires, les idées et les expériences voyageaient. Je peux témoigner de l’émergence d’un nouveau cycle de contestation qui se poursuit encore aujourd’hui. Grâce à la pluralité des relations, il parvient à créer des manifestations imprévues mais massives malgré le contexte répressif. Eh oui compagnero, tu étais, tu es toujours une source d’influence importante dans cette création. Je m’en souviens clairement, tes livres, traduits bien avant de l’être en France, ont été discutés d’abord dans les milieux libertaires, puis féministes, LGBTI et écologistes, jusqu’au mouvement kurde. Même si elle a été interprétée et utilisée diversement par les un.e.s et les autres, cette perspective a joué un rôle important dans la transformation des registres d’action contestataire en Turquie.

Je fais partie de cette histoire, donc tu fais partie de mon histoire : découvrir l’écologie sociale, cette aspiration à la liberté soucieuse d’être cohérente et courageuse, est une des charnières de mon parcours de lutte et de vie. J’ai grandi dans un milieu anticapitaliste, entourée d’intellectuels et de militants de gauche qui résistaient au régime. Leur courage les rendait un peu sacrés ; c’était difficile de mettre en question leurs idées qui étaient réprimées voire interdites par l’Etat. Mais comme plusieurs personnes de ma génération, je m’interrogeais sur la notion de liberté. Heureusement que dans les années 1980, au tout début de ma jeunesse, a émergé le mouvement féministe, initiateur d’un nouveau cycle de contestation qui a favorisé une libération cognitive dans l’espace des luttes sociales en ouvrant les esprits et par là redéfinissant les formes de domination et le terme « liberté ». L’antiautoritarisme est ainsi devenu le socle de ce nouveau registre militant. Dans ce contexte-là, j’ai réalisé que mes héros ne possédaient pas la faculté de faire des miracles, car ils ne voyaient rien d’autre que LEURS priorités. J’ai alors commencé à chercher une voie plus radicale, non pas plus extrémiste mais plus radicale, dans le sens où tu le défends compagnero, à savoir dans son sens originel : qui nous permet de comprendre et saisir les racines entremêlées des processus de domination.

J’ai pu saisir les liens invisibles mais réels entre les différents phénomènes sociaux, grâce à deux rencontres charnières : avec le féminisme, puis avec l’écologie sociale, comme beaucoup de ma génération. Tu étais parmi les auteurs qui nous ont aidé à remettre en question plus que jamais les paradigmes de la société, à dépasser la raison conventionnelle et à nous concentrer sur les processus des luttes plus que la « victoire » et devenir ainsi la Révolution. Si malgré la répression, mes amies et amis en Turquie deviennent la Révolution, au lieu de l’attendre, tu en es un des contributeurs.

Quand j’ai du quitter cet espace, tu m’attendais sur mes chemins d’exil, en Allemagne, puis en France. Ici, tout le monde ne te connaît pas mais tes idées vivent et voyagent. Dans de multiples espaces de luttes, j’observe une aspiration à une profonde remise en question, à l’imagination et à la création. J’entends souvent la même question : « Changer, oui mais changer comment ? » Ta réponse est inspirante : « Ne pas agir sans pensée utopique »

L’écart entre l’utopie et la réalité : ruptures

Oui, il y a les idées mais il y a aussi la vie. Ta radicalité originale provoque de nombreuses critiques et une sorte d’exclusion. Au début, tu es offensif ; tant que tu as de l’énergie tu te plonges dans les débats, avec patience et enthousiasme. Mais comme plusieurs penseurs en avance sur leur temps, tu n’arrives à concrétiser que peu de choses. Le cercle ne s’élargit pas non plus. Durant tes dernières années, l’âge et la maladie te conduisent, à travers plusieurs ruptures brutales, vers l’isolement. Par amertume et incapacité à convaincre, tu te mets en retrait. Janet Biehl, qui s’enferme avec toi dans cette amertume, revient à ses convictions politiques antérieures; la sociale démocratie. Plus tard, ainsi qu’elle le dit dans son épilogue, elle mettra tout son espoir dans le mouvement kurde sans vraiment, à mon sens, le mettre suffisamment en question. Tant que l’écart entre notre Utopie et notre Réalité grandit, il n’est pas facile de trouver et retrouver l’énergie pour créer. Mais maintenant, plus nombreuses et nombreux, ayant de multiples sources d’influence, nous arrivons à suivre ce rêve dans les conditions cruelles de la réalité. Et nous recevons, avec joie, ton héritage très fécond qui ne demande qu’à croître par de nouveaux apports.

Ce qui m’inspire chez toi, c’est la souplesse de ta réflexion qui permet d’appréhender les racines de l’ordre social et ton désir d’utopie. J’entends ton appel à la création.

Créer et continuer à réfléchir

« Changer, oui, mais changer comment ? Changer pour quoi ? Derrière ces questions se pose celle de savoir par quels moyens et dans quelle optique la société pourrait s’accorder avec la nature. Une quête qui doit être liée à celle de l’amélioration réelle des conditions d’existence ; » 2

Comment dépasser les hiérarchies politiques, l’économie productiviste ou la centralisation du pouvoir ? Tu montres comment les différentes questions sont liées : Comment vivre ? Comment s’organiser ? Comment produire ? Comment cultiver ? Comment regarder le différent ? Comment habiter ? Comment décider ? Comment partager ? Avec toi, nous voyons d’abord qu’il faut pouvoir poser ces questions et chercher les réponses en même temps, sans en privilégier aucune. Ensuite, tu nous invites à imaginer et à oeuvrer sur d’autres bases que la domination, la compétition, l’exploitation qui seraient : solidarité, coopération et liberté. L’imagination devient ainsi un projet de création. Par exemple, tu proposes la commune libertaire comme le lieu de l’épanouissement de l’individu. C’est notre désir.

Tu donnes plusieurs pistes, quand tu insistes par exemple sur les effets des relations de domination et d’exploitation établies de longue date sur la nature par l’être humain. Créer alors des cités qui n’envahissent pas la nature, qui laissent place aux autres êtres. De plus, tu montres que la taille idéale d’une cité serait celle qui favorise le mieux l’interaction humaine. Par ailleurs tu expliques comment si on arrive à dépasser la logique militaire et commerciale, la technologie peut libérer l’humain du labeur physique : « Il est impératif de retrouver une mainmise populaire sur la technologie, de renouer le lien entre concepteurs et utilisateur ».3 Cette utopie devient un projet en dehors des champs du pouvoir (académique, politique, économique, culturel).

Ce livre est une ouverture à ton oeuvre théorique tant sur l’écologie sociale que sur le municipalisme. Tu nous inspires. D’ailleurs, tu n’as jamais essayé de créer une doctrine, mais tu parles d’inspiration et de mise à jour permanente. Oui, des formes de municipalismes doivent être inventées à l’heure où en France des manoeuvres délibérées pour supprimer le plus grand nombre possible de communes sont en cours.
Tu veux déconstruire et créer. Tu te rappelles ce que disait Hannah Arendt : « La faculté de juger et la décision permanente de prendre l’initiative, peuvent troubler la normalisation des transformations. » 4

Oui, nous pouvons créer des miracles. Nous voulons le faire. Nous sommes en train de le faire : nous rêvons pour créer des outils, des mécanismes, des espaces subversifs contre la domination du marché, la militarisation, la centralisation, l’homogénéisation et l’uniformisation de la civilisation humaine.

Tu es le bienvenu cher compagnero.

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1 Merci à l’Atelier de création libertaire qui a publié ces deux livres en France : Murray Bookchin, Une société à refaire, Lyon, l’Atelier de création libertaire, 1992. Murray Bookchin, Qu’est-ce que l’Ecologie sociale ? , Lyon, l’Atelier de création libertaire, 2012.

2 Vincent Gerber, Murray Bookchin et l’écologie sociale, Montréal, écosociété, 2013, p.18

3 Ibid, p.63

4 Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique, Paris, Seuil, 1995, pp. 75-78.





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