Entretien avec Pinar Selek : cette sociologue franco-turque risque la prison à perpétuité lors d’un cinquième procès à Istanbul

Elle a connu la tor­ture phy­sique. Depuis 25 ans, Pinar Selek subit une tor­ture psy­cho­lo­gique. Pour­sui­vie par la jus­tice turque pour un atten­tat qui n’a jamais exis­té, elle a été condam­née à quatre reprises, acquit­tée à chaque fois. Mais ses acquit­te­ments ont été sys­té­ma­ti­que­ment annu­lés.

Exi­lée puis natu­ra­li­sée en France, Pinar Selek est ensei­gnante-cher­cheuse à Nice. C’est depuis Paris que cette socio­logue sui­vra son 5e pro­cès, ce ven­dre­di 31 mars.

Elle risque la pri­son à per­pé­tui­té.

Com­ment vous sen­tez-vous, à cinq jours de ce pro­cès ? 

Pinar Selek : « J’es­saie de ne pas me sen­tir [rires], de ne pas pen­ser aux sen­ti­ments, de ne pas réflé­chir, mais plu­tôt d’a­gir. »

Agir com­ment ? 

« J’ai beau­coup d’ex­pé­riences de luttes, je sais ce qu’il faut faire : répondre aux nom­breuses inter­views, se mettre tota­le­ment au tra­vail. Il faut orga­ni­ser le dépla­ce­ment d’une délé­ga­tion niçoise à Istan­bul, les mettre en rap­port avec mes avo­cats, assu­rer le lien avec mes sou­tiens turcs. »

En Tur­quie, des voix s’é­lèvent aus­si pour vous sou­te­nir ? 

« Oui, c’est mon 5e pro­cès. Le 8 mars [Jour­née inter­na­tio­nale des droits des femmes, NDLR], les femmes turques ont crié dans les rues d’Is­tan­bul : « quatre acquit­te­ments ne suf­fisent pas, on en veut plus ». Après cha­cun de mes acquit­te­ments, le pro­cu­reur a fait appel, et la Cour de cas­sa­tion a annu­lé l’ac­quit­te­ment. Cette fois-ci, c’est la pre­mière fois qu’il est annu­lé par la Cour suprême. »

Votre 5ᵉ pro­cès aura lieu ce ven­dre­di 31 mars à Istan­bul. Vous n’y assis­te­rez pas. Ce serait trop ris­qué pour vous ? 

Si je me rends en Tur­quie, je serai empri­son­née immé­dia­te­ment, car le pays a émis un man­dat d’ar­rêt inter­na­tio­nal contre moi.

Pinar Selek

Vous avez connu la pri­son turque, il y a 15 ans. 

« Oui, 2 ans et demi, c’est suf­fi­sant. À cette époque, les condi­tions étaient meilleures qu’au­jourd’­hui, nous étions dans des dor­toirs. Main­te­nant, ce serait l’i­so­le­ment total. J’é­tais tor­tu­rée, mais il y avait une soli­da­ri­té avec les pri­son­nières, qui avaient vécu d’autres tor­tures ; on s’en­trai­dait beau­coup. »

A cause des tor­tures que j’ai subies, je n’ai pas pu bou­ger pen­dant des mois et des mois, c’é­tait très grave. Mais la soli­da­ri­té c’est le médi­ca­ment de tout.

Pinar Selek

Psy­cho­lo­gi­que­ment, je n’ai pas de grandes séquelles.

Aujourd’­hui, j’ar­rive à objec­ti­ver cette situa­tion, je suis un tout petit point dans le grand tableau. Je sais que c’est sys­té­ma­tique. Ima­gi­nez ce que vivent les femmes en Iran, je ne peux pas tout rame­ner à moi. »

 

Le 31 mars pro­chain, jour de votre pro­cès, où serez-vous ? 

« Je serai à Paris, dans le local de la Ligue des droits de l’homme. C’est un lieu sym­bo­lique parce que la LDH s’é­tait beau­coup mobi­li­sée dans l’af­faire Drey­fus, et je pense que ces luttes sont trans­na­tio­nales et sans fron­tières. Au moment de mon arres­ta­tion, des jour­na­listes turcs avaient fait des ana­lo­gies avec l’af­faire Drey­fus. La LDH c’est ma mai­son aus­si. »

Vous à Paris, une délé­ga­tion niçoise à Istan­bul, et puis par­tout en France des mani­fes­ta­tions de sou­tien. 

« Oui, des comi­tés de sou­tien ont été créés par­tout en France, c’est incroyable. La soli­da­ri­té, c’est très impor­tant dans ces moments-là. Ça per­met de se dire : « tu n’es pas une vic­time, tu es une actrice de tes luttes ».

Le but de la Tur­quie c’é­tait de me mar­gi­na­li­ser, de me cri­mi­na­li­ser, ils n’ont pas réus­si

Pinar Selek

Même en Tur­quie, où pour­tant l’É­tat a tout fait pour me pré­sen­ter comme une ter­ro­riste, beau­coup de per­sonnes croient en ma parole. »

Com­ment expli­quez-vous cet achar­ne­ment de la Tur­quie à votre égard ? 

« Ce n’est pas à moi de l’ex­pli­quer. Mais je pense que ce 5ᵉ pro­cès n’est pas un hasard. Avant les élec­tions, le gou­ver­ne­ment a mis en place une poli­tique de chaos. La résis­tance se paie au prix fort dans ce pays. Quelques jours avant l’assassinat des kurdes à Paris, j’avais écrit que l’année 2023 était pré­vi­sible. On n’a pas besoin d’être médium pour voir com­ment le gou­ver­ne­ment allait mettre en place une poli­tique de chaos. »

Com­ment sup­por­tez-vous cet exil sans fin, loin de votre famille ? 

« J’ai per­du ma mère d’une crise car­diaque il y a près de 15 ans. Mon père et ma sœur sont mes avo­cats. Ils sont très actifs dans de nom­breuses autres luttes. Ils viennent de temps en temps me voir en France. »

Retour­ner en Tur­quie, vous y avez renon­cé pour tou­jours ?

« Je ne veux pas pen­ser à ça, pas main­te­nant. »

Les démê­lés de Pinar Selek avec la jus­tice turque remontent à 1998, avant l’ar­ri­vée au pou­voir de Recep Tayyip Erdoğan. À l’é­poque jeune cher­cheuse, elle a été accu­sée d’être impli­quée dans une explo­sion ayant fait sept morts sur la base des aveux d’un jeune témoin qui s’est ensuite rétrac­té.

Publié le
Écrit par Natha­lie Laya­ni




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