Entretien — Pinar Selek : « Il y a en Turquie, une politique de la terreur » à cinq mois des élections

Voi­là 25 ans que Pinar Selek dénonce un achar­ne­ment juri­dique de la part des auto­ri­tés d’Ankara. La socio­logue fran­co-turque est pour­sui­vie pour avoir orga­ni­sé un atten­tat, une explo­sion que des experts ont pour­tant défi­nie comme acci­den­telle. Elle a appris le 6 jan­vier der­nier qu’elle fai­sait à nou­veau l’objet d’un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal. Entre­tien.

RFI : Pou­vez-vous nous rap­pe­ler les grandes étapes de ces 25 années de pour­suites judi­ciaires aux­quelles vous faites face ?

Pinar Selek : Je vis en France depuis 2011. J’ai d’a­bord été réfu­giée poli­tique et je suis deve­nue fran­çaise en 2017. Ce pro­cès dure depuis 25 ans, j’ai été acquit­tée à quatre reprises. Tout le monde sait qu’il s’agit d’un pro­cès kaf­kaïen qui a pour but de cri­mi­na­li­ser la cher­cheuse et mili­tante fémi­niste et anti­mi­li­ta­riste que je suis.

Après mon der­nier acquit­te­ment en 2014, le pro­cu­reur avait fait une nou­velle fois appel. Cette fois, le dos­sier a été envoyé à la Cour suprême. En juin der­nier, nous avons appris par les médias d’État turc que la Cour suprême avait déci­dé de me condam­ner. Fina­le­ment, mes avo­cats ont reçu l’information offi­ciel­le­ment : la Cour suprême a annu­lé l’acquittement et ren­voyé mon dos­sier à la cour d’assise d’Istanbul qui entre temps a chan­gé de juges. Un nou­veau pro­cès doit débu­ter le 31 mars 2023 et je fais aujourd’hui l’objet d’un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal qui demande mon empri­son­ne­ment immé­diat.

La Cour suprême m’a condam­né non seule­ment à la pri­son à vie, mais une per­sé­cu­tion sans fin. Tout le monde sait que c’est une fausse déci­sion qui s’ap­puie sur de faux argu­ments et des preuves fal­si­fiées. C’est pour cela que j’ai tou­jours été acquit­tée. Ce pro­cès reflète à la fois la conti­nui­té du régime auto­ri­taire en Tur­quie, puisqu’il a com­men­cé avant le gou­ver­ne­ment actuel, mais aus­si les confi­gu­ra­tions des dis­po­si­tifs répres­sifs mis en place en amont des élec­tions pré­si­den­tielles de juin 2023.

Le mot atten­tat rap­pelle celui attri­bué par les auto­ri­tés turques au PKK en novembre der­nier. Le Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan, lui, a for­mel­le­ment démen­ti en être l’auteur, mais cette attaque a jus­ti­fié le début d’une nou­velle offen­sive aérienne contre les forces kurdes de Syrie. Avez-vous l’im­pres­sion que votre cas et cette situa­tion font par­tie d’une seule et même stra­té­gie ?

Oui, bien sûr. Vous savez, quelques jours avant les assas­si­nats des Kurdes à Paris, j’ai écrit sur mon blog de Media­part que l’année 2023, année d’échéance élec­to­rale, allait voir la mul­ti­pli­ca­tion d’attentats orga­ni­sés par les « invi­sibles ». Le gou­ver­ne­ment turc, en dif­fi­cul­té, adopte la stra­té­gie du chaos et se nour­rit des ten­sions.

Je sais que je ne suis qu’un petit point dans le grand tableau de la résis­tance. Trois jours après mon article, il y a eu l’attentat de Paris et puis bien sûr, avant, cet atten­tat fabri­qué de toute pièce de la place Tak­sim en novembre. La plu­part des per­sonnes en Tur­quie qui réflé­chissent ont tout de suite com­pris que le tra­vail avant les élec­tions avait com­men­cé. Je crois que l’on peut s’attendre à d’autres évé­ne­ments de la sorte jus­qu’aux élec­tions, peut-être d’autres atten­tats ou d’autres accu­sa­tions, d’autres cri­mi­na­li­sa­tions. C’est une stra­té­gie du chaos et de la ter­reur.

En amont de ce ren­dez-vous his­to­rique que consti­tuent des élec­tions, quel regard por­tez-vous sur votre pays, la Tur­quie ?

Je répète tou­jours la fameuse phrase d’An­to­nio Gram­sci : « Il faut allier le pes­si­misme de l’in­tel­li­gence et l’op­ti­misme de la volon­té ». Actuel­le­ment, le pes­si­misme de l’in­tel­li­gence est bien évi­dem­ment plus fort, mais il y a une très grande résis­tance en Tur­quie. Les pri­sons sont pleines et on sait que tout le monde peut s’y retrou­ver un jour, per­sonne n’est intou­chable. Mais mal­gré ce contexte de ter­reur, beau­coup de per­sonnes se mobi­lisent. Il y a des mani­fes­ta­tions, les gens se déplacent pour les pro­cès.

Dans mon cas, j’ai appris l’annulation de mon acquit­te­ment dans les médias turcs, mais ils ont éga­le­ment dif­fu­sé ma parole et beau­coup de per­sonnes qui vivent en Tur­quie se sont expri­mées pour me sou­te­nir. Ça montre qu’ils n’ont pas réus­si, qu’il y a des fai­blesses. Ce sont ces fai­blesses qui nous donnent espoir. Main­te­nant, je pense que les pays euro­péens doivent prendre une posi­tion plus claire par rap­port à la Tur­quie, par rap­port à toutes ces poli­tiques, ces vio­la­tions des liber­tés.

Êtes-vous inquiète par ce man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal ?

En 2013, alors que je venais d’arriver en France, la Tur­quie avait déjà fait une demande d’extradition. Ils avaient deman­dé à Inter­pol de me mettre sur la liste rouge. Ces demandes avaient été reje­tées parce qu’il était clair que ce pro­cès était poli­tique. Je suis très entou­rée, je tra­vaille à l’u­ni­ver­si­té, je suis maî­tresse de confé­rences, j’ai des res­pon­sa­bi­li­tés péda­go­giques, j’é­cris des articles et par­ti­cipe à de nom­breux groupes de recherche.

Le 31 mars pro­chain, il y aura une grande délé­ga­tion euro­péenne pour me repré­sen­ter à l’ouverture de mon pro­cès à Istan­bul, beau­coup de mes com­pa­triotes fran­çais en par­ti­cu­lier. Depuis que j’ai appris la déci­sion de la Cour suprême, des comi­tés de sou­tien se sont réunis, je me sens pro­té­gée ici en France. Jusqu’à aujourd’­hui, j’ai résis­té pour ne pas me sou­mettre à la domi­na­tion, face à ce film de science-fic­tion. J’ai résis­té pour conti­nuer à tra­vailler sur mes recherches, à réflé­chir pro­fon­dé­ment. J’ai écrit une petite lettre à mes amis et je leur ai dit : « Je vous le pro­mets, je ne lâche­rai rien ».

https://www.rfi.fr/fr/europe/20230117-pinar-selek-il-y-a-en-turquie-une-politique-de-la-terreur-%C3%A0-cinq-mois-des-%C3%A9lections





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