La justice turque condamne à perpétuité Pinar Selek et Osman Kavala

Le 16 juin 2022, à l’Espace Femmes-Antoi­nette Fouque, rue Jacob, où elle dédi­ca­çait son der­nier livre, au titre en rire d’enfant, Azu­ce­na ou Les four­mis zin­zines (éd. Des Femmes), Pinar Selek, socio­logue turque natu­ra­li­sée fran­çaise, évo­quait la déci­sion à venir de la Cour suprême de Tur­quie, épi­logue d’une longue odys­sée judi­ciaire. Au bout de la sen­tence, sa liber­té défi­ni­tive ou la pri­son à per­pé­tui­té. Sans appel possible.Le 26 juin, le ver­dict est tom­bé. Pri­son à per­pé­tui­té. Elle rejoint ain­si le phi­lan­thrope Osman Kava­la, condam­né à vie lui aus­si deux mois aupa­ra­vant.

Les faits repro­chés remontent à un quart de siècle. En 1997, Pinar ter­mine sa thèse de socio­lo­gie sur les trans­sexuels et tra­ves­tis d’Istanbul. Dans une ville qui a élu trois ans plus tôt à la mai­rie un isla­miste tra­di­tion­na­liste, Recep Tayyip Erdoğan, ce tra­vail aca­dé­mique ne passe pas inaper­çu, non plus qu’aux yeux de l’État pro­fond, mili­ta­ro-indus­triel, alors tout puis­sant. Elle a déjà un pas­sé. Alp Selek, son père, a tra­cé la voie. Avo­cat connu pour s’être oppo­sé au coup d’État mili­taire de 1980, c’est un fami­lier des pri­sons turques. Dans la lignée fami­liale, la jeune socio­logue entame une étude sur les Kurdes, par­cou­rant l’est du pays et l’Allemagne, dans un pro­jet d’histoire orale. Pour l’État pro­fond, c’est le moment d’intervenir. Le 11 juillet 1998, elle est arrê­tée par la police d’Istanbul et tor­tu­rée pour livrer les noms des per­sonnes inter­viewées. Devant son refus, elle est empri­son­née sous pré­texte de col­lu­sion avec le PKK. Deux mois plus tard, alors qu’elle est tou­jours incar­cé­rée, elle apprend par la télé­vi­sion qu’elle est accu­sée d’avoir par­ti­ci­pé à un atten­tat dans le mar­ché aux épices d’Istanbul, où une bombe, trois jours aupa­ra­vant, le 9 jan­vier, avait fait sept morts et plus de cent bles­sés. Mal­gré les risques évi­dents, Pinar ne cède tou­jours pas. Bien que les experts aient conclu à l’explosion acci­den­telle d’une fuite de gaz, elle est incar­cé­rée pré­ven­ti­ve­ment pen­dant deux ans. Un col­lec­tif d’avocats obtient sa libé­ra­tion en 2000. Mais l’accusation ne s’est pas éteinte. Son pro­cès dure­ra jusqu’à 2006, où elle sera enfin acquit­tée… une pre­mière fois. Entre­temps, en 2002, l’État pro­fond change de tête. Le maire d’Istanbul, Recep Tayyip Erdoğan est deve­nu Pre­mier ministre. En 2008, le Par­quet fait appel et deux ans plus tard, elle est de nou­veau relaxée. Sui­vront deux autres pro­cès et deux autres acquit­te­ments. En 2013, en France, où elle s’est réfu­giée, elle apprend qu’un juge a annu­lé le der­nier non-lieu. L’année d’après, elle est blan­chie pour la cin­quième fois. Le par­quet turc ayant épui­sé toutes les voies ordi­naires de recours, l’affaire est por­tée en 2017 devant la Cour suprême. Cette ultime juri­dic­tion devait se pro­non­cer en ce début d’été. Le ver­dict est tom­bé le 21 juin : après cinq acquit­te­ments suc­ces­sifs, elle est condam­née à la pri­son à per­pé­tui­té.

« Sans secte ni par­ti poli­tique pour le sou­te­nir, socia­le­ment inof­fen­sif, Osman Kava­la est l’ennemi public n°1 idéal. Il sera empri­son­né à vie au retour d’un voyage en pays kurde. »

Cinq jours plus tôt, à l’Espace Femmes-Antoi­nette Fouque de la rue Jacob, de sa voix rauque de Janis Joplin, Pinar ras­su­rait ses amis. « Je suis opti­miste, Je suis tou­jours opti­miste. » Son sou­rire le confir­mait. Ceux qui l’écoutaient l’étaient moins. Le 25 avril pré­cé­dent, un autre défen­seur des valeurs qu’elle porte, Osman Kava­la, homme d’affaire connu pour son mécé­nat, venait d’être condam­né à la pri­son à vie. Son crime ? Avoir finan­cé en 2009 Chienne d’histoire, un court-métrage réa­li­sé par l’acteur et réa­li­sa­teur Serge Avé­di­kian sur l’extermination des chiens d’Istanbul en 1910, pré­fi­gu­ra­tion du géno­cide des Armé­niens. Le court-métrage rece­vra la Palme d’Or au Fes­ti­val de Cannes en 2010. En 2013, Osman sou­tient les pro­tes­ta­taires du Parc Gézi. En 2015, il par­ti­cipe aux com­mé­mo­ra­tions du géno­cide armé­nien. En 2017, il s’oppose au réfé­ren­dum ren­for­çant les pou­voirs d’Erdoğan. On le soup­çonne, enfin, de finan­cer le PKK et la secte Gülen. Peu à peu, autour de lui, l’État recons­truit l’image d’ennemi de l’État turc, quelque peu défraî­chie avec la fuite de Fethul­lah Gülen l’islamiste, l’incarcération d’Abdullah Öca­lan le lea­der kurde et celle du chef du par­ti pro-kurde Sela­hat­tin Demir­taş. Sans secte ni par­ti poli­tique pour le sou­te­nir, socia­le­ment inof­fen­sif, Osman Kava­la est l’ennemi public n°1 idéal. Il sera empri­son­né à vie au retour d’un voyage en pays kurde, sans qu’aucune pro­tes­ta­tion poli­tique de poids ne s’élève à l’intérieur du pays. Ni à l’extérieur.

Le com­bat de Pinar et d’Osman est le même : prendre le par­ti des indi­vi­dus contre la puis­sance écra­sante de l’État, sou­te­nir le par­ti des femmes contre la vio­lence patriar­cale des hommes, se ran­ger du côté des Kurdes contre la vio­lence légale de l’Armée, choi­sir le camp des Armé­niens contre une machine néga­tion­niste qui tente déses­pé­ré­ment depuis plus d’un siècle d’effacer la tâche indé­lé­bile d’un géno­cide sur son His­toire. En défen­dant ce qu’ils défendent, Pinar et Osman remettent en ques­tion les bases pro­fondes d’un pou­voir qui fonde son exis­tence sur la ser­vi­tude et sa légi­ti­mi­té sur la peur. Sans qu’ils le sachent, leur simple pro­tes­ta­tion, poche de résis­tance, prouve l’impuissance de cet État à demeu­rer tout-puis­sant. Face au dan­ger de conta­gion dans un pays où la crise éco­no­mique jus­ti­fie de moins en moins la sou­mis­sion, l’État n’a pas d’autre choix que de faire taire les insou­mis, quels qu’en soient les moyens. Plus un État se sent vul­né­rable, plus la répres­sion est féroce. La double condam­na­tion de Pinar Selek et d’Osman Kava­la, signal de son intran­si­geance, signe l’aveu de sa fra­gi­li­té.

Pour jugu­ler toute vel­léi­té de révolte, l’État turc n’a le choix qu’entre deux méthodes : faire taire la vie ou faire taire la voix. La pre­mière fut appli­quée au pre­mier des rebelles de l’ère Erdoğan, Hrant Dink, un paci­fiste qui croyait à la fra­ter­ni­té tur­co-armé­nienne et qui récla­mait, pour scel­ler l’amitié entre les deux peuples, la recon­nais­sance du géno­cide de 1915. C’était igno­rer que ce géno­cide était l’acte fon­da­teur de cet État. Deman­der sa recon­nais­sance reve­nait à saper les fon­da­tions même de son exis­tence. Hrant Dink, comme tant d’autres, fut acca­blé de pro­cès. À l’instar d’Osman et de Pinar, c’était un opti­miste flam­boyant. Il était per­sua­dé que la Tur­quie renon­ce­rait à son isla­mo-natio­na­lisme létal et fon­de­rait sa légi­ti­mi­té sur le res­pect des droits de l’Homme, des mino­ri­tés et de la véri­té his­to­rique. C’est cet espoir qu’il ne ces­sait de mar­te­ler auprès des amis qui l’écoutaient ce soir de 2006, dans un res­tau­rant de la rue Lafayette. Ses paroles résonnent encore, comme si elles avaient été pro­non­cées hier. « Ils ne me met­tront pas en pri­son, et même s’il m’enfermait, la pri­son serait pour moi un para­dis. » Il avait rai­son. Ils ne l’ont pas condam­né. Il n’y avait pas assez de charge. Alors l’État turc a appli­qué la pre­mière méthode. Quelques mois plus tard, le 9 jan­vier 2007, Hrant tom­bait au pied de son bureau d’une balle dans la tête, tirée par un enfant de 17 ans.

« Chaque condam­na­tion d’un inno­cent est la démons­tra­tion vou­lue de l’impunité de l’État. »

Lors de ses funé­railles, plus d’un mil­lion d’hommes et femmes ont mar­ché der­rière son cer­cueil, dans un silence lourd de menaces. Alors on mit en œuvre la deuxième méthode, plus accep­table : asser­vir l’individu sans le tuer ou le tuer sans le faire dis­pa­raître. Il suf­fit de lui don­ner le choix entre la ser­vi­tude volon­taire ou la pri­son à vie. Mes­sage à usage interne, mais externe éga­le­ment. Chaque condam­na­tion d’un inno­cent est la démons­tra­tion vou­lue de l’impunité de l’État. En ce temps-là, on espé­rait une adhé­sion de la Tur­quie à l’Union euro­péenne en 2013. Ce n’était pas le moment de trou­bler la lune de miel. Les États occi­den­taux n’ont rien dit. Ce qui confirme une fois de plus que le res­pect des droits de l’Homme ne vaut que pour les gou­ver­ne­ments que l’on veut abattre.

Plus que jamais consciente de sa place géo­po­li­tique, la Tur­quie ne revien­dra pas sur la démons­tra­tion de son impu­ni­té. Au contraire, elle la démul­ti­plie­ra et la déploie­ra sous toutes ses formes aus­si loin que pos­sible. Pour Osman Kava­la, la vie sera un per­pé­tuel Mid­night Express et l’État turc fera en sorte que ça se sache. Pinar, quant à elle, réfu­giée en France, et fran­çaise de natio­na­li­té, ver­ra ses biens de famille pillés et ses livres inter­dits, et rece­vra, comme tant d’autres, des menaces de mort visant à la faire taire, avec pour seul sou­tien la socié­té civile et les gens de bonne volon­té, c’est-à-dire l’armée du silence. En dépit de sa natio­na­li­té fran­çaise, et sans doute à cause d’elle, la Tur­quie ne revien­dra pas sur sa déci­sion et per­sonne, par­mi les res­pon­sables poli­tiques en charge, ne lui deman­de­ra de le faire.

Pinar Selek et Osman Kava­la mènent le com­bat des défen­seurs de la digni­té humaine contre les États sans conscience. Leur condam­na­tion est un signal, ou peut-être un appel au ral­lie­ment, pour ceux qui mènent le même com­bat qu’eux. L’État turc sait qu’aucun res­pon­sable poli­tique en charge en Occi­dent, si prompt en cette guerre d’Ukraine à revê­tir le cos­tume blanc des défen­seurs des droits de l’Homme, n’émettra la plus timide pro­tes­ta­tion. Il ne reste plus, pour les défendre, que la socié­té civile, en France, en Tur­quie ou ailleurs. Reste à savoir si elle défen­dra la cause de Pinar Selek et Osman Kava­la comme elle a défen­du hier la Phi­lip­pine Maria Res­sa et le Russe Dmi­tri Mura­tov, tous deux per­sé­cu­tés pour leur com­bat pour la liber­té et tous deux Prix Nobel de la Paix 2021, recon­nais­sance qui montre que, face à la toute-puis­sance des États ou à leur indif­fé­rence, il reste encore la force des sym­boles.

Par René Dza­goyan




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