La justice turque pas prête à lâcher Pınar Selek

Accu­sée de ter­ro­risme, la mili­tante et socio­logue fran­co-turque Pınar Selek devait être jugée par contu­mace le 31 mars à Istan­bul. Un pro­cès fina­le­ment ren­voyé au 29 sep­tembre lors d’une audience que nous raconte Guillaume Gam­blin, jour­na­liste et auteur en 2019 de L’insolente – Dia­logues avec Pınar Selek (éd. Cam­bou­ra­kis).

 

Sur les murs de Lyon, pen­dant la mani­fes­ta­tion contre la réforme des retraites du 23 mars 2023. Pho­to : Pem­ber­laid (sous licence Crea­tive Com­mons)

 

Drôle d’endroit pour une ren­contre. Assis sur les bancs de la quin­zième chambre de la Cour d’assises d’Istanbul, ce ven­dre­di 31 mars 2023, je fais connais­sance avec mes voi­sines, des édi­trices et mili­tantes fémi­nistes fran­çaises venues comme moi assis­ter à un énième pro­cès contre Pınar Selek.

Pour arri­ver là, nous avons dû pas­ser, outre les clas­siques contrôles à l’entrée du tri­bu­nal, par plu­sieurs bar­rières de police dans les cou­loirs mêmes de l’édifice. Puis, jusqu’à la porte de la salle d’audience, nous avons lon­gé une longue ran­gée d’hommes armés, bou­clier ten­du vers nous, pas fran­che­ment rieurs. Avant cela, la plu­part d’entre nous s’étaient éga­le­ment fait nas­ser une petite heure par une arma­da de robo­cops devant le tri­bu­nal, après l’interdiction de la confé­rence de presse orga­ni­sée par les comi­tés de sou­tien à Pınar. Au final, une cen­taine de per­sonnes, venues de toute la Tur­quie, de France et d’ailleurs, ont pu entrer dans la salle d’audience, où se rejoue une mas­ca­rade de jus­tice qui se répète depuis… 25 ans.

Vingt-cinq ans de per­sé­cu­tion poli­tique

Retour en arrière. Dans les années 1990, Pınar Selek est une jeune mili­tante enga­gée tous azi­muts dans une socié­té turque en effer­ves­cence1. Elle prend part aux luttes sociales et fémi­nistes, au mou­ve­ment anti­mi­li­ta­riste, et s’engage sans rete­nue auprès des pros­ti­tuées et des femmes trans per­sé­cu­tées d’Istanbul. Avec les enfants des rues, elle crée un « ate­lier des artistes de rue » auto­gé­ré qui fait de petits miracles. Éga­le­ment socio­logue, elle mène une recherche sur la résis­tance kurde, pour com­prendre et décryp­ter les méca­nismes de ce conflit qui déchire son pays2.

Un acti­visme inter­rom­pu de manière bru­tale par son arres­ta­tion en 1998

Un acti­visme inter­rom­pu de manière bru­tale par son arres­ta­tion le 11 juillet 1998. La police veut lui faire avouer les noms des résistant·es kurdes qu’elle a interrogé·es dans le cadre de sa recherche. La jeune socio­logue, qui s’y refuse, est lon­gue­ment tor­tu­rée, puis empri­son­née. On l’accuse sou­dai­ne­ment d’avoir com­mis un atten­tat au mar­ché aux épices d’Istanbul, deux jours avant son incar­cé­ra­tion3. Elle passe alors deux ans et demi sous les ver­rous.

L’État turc n’a ces­sé depuis de s’accrocher à cette accu­sa­tion et de per­sé­cu­ter la mili­tante. Peu importe que le jeune homme qui l’a accu­sée l’ait fait sous la tor­ture et se soit rapi­de­ment rétrac­té, peu importe que de nom­breuses exper­tises offi­cielles aient conclu que le pseu­do-atten­tat était en fait l’explosion acci­den­telle d’une bon­bonne de gaz.

Depuis, Pınar Selek a été acquit­tée à quatre reprises mais l’État a fait appel autant de fois. Exi­lée de Tur­quie depuis 2009, ins­tal­lée en France depuis plus de dix ans, elle risque tou­jours la condam­na­tion à per­pé­tui­té, ain­si que des dom­mages et inté­rêts fara­mi­neux pour les vic­times de l’explosion. Un achar­ne­ment judi­ciaire qui s’apparente à une tor­ture morale sans fin.

La richesse des enga­ge­ments de Pınar

Ce jour de mars 2023 à Istan­bul, les per­sonnes pré­sentes incarnent la richesse des enga­ge­ments de celle qui est aus­si l’autrice de plu­sieurs contes et romans, et se défi­nit comme une « mili­tante de la poé­sie ». Des uni­ver­si­taires, nombreu·ses, venu·es défendre la liber­té et l’autonomie de la recherche aca­dé­mique ; des militant·es fémi­nistes et éco­lo­gistes ; des défenseur·ses des droits humains ; des avocat·es ; des élu·es… Je dis­cute avec de jeunes membres du mou­ve­ment LGBTQI+ qui orga­nisent, à leurs risques et périls, la marche des fier­tés d’Istanbul. Tou·tes me parlent de l’importance qu’a, encore aujourd’hui, l’ouvrage de réfé­rence que Pınar Selek a consa­cré en 2001 à la lutte des femmes trans contre la gen­tri­fi­ca­tion qui les pous­sait hors du centre-ville4. Par­mi elles et eux, je ren­contre Esmei­ra, une femme trans que Pınar a sou­te­nue il y a plus de 25 ans. Elle est aujourd’hui can­di­date aux élec­tions légis­la­tives pour un par­ti de gauche.

« On n’est pas quatre fois décla­rée inno­cente par hasard »

Dans la salle d’audience, nombre de robes noires à col bor­deaux. Ce sont les avocat·es, de tous âges, qui assurent la défense de Pınar. Par­mi ces robes, celle de sa sœur Sey­da, qui a chan­gé de métier pour pou­voir la défendre. Et celle de son père, Alp, 92 ans, com­ba­tif et concen­tré. Fait inédit, les avocat·es français·es sont autorisé·es à prendre la parole. « On n’est pas quatre fois décla­rée inno­cente par hasard », mar­tèle Fran­çoise Tho­mas, membre de Défense sans fron­tières – avo­cats soli­daires. « Vous ne pou­vez pas faire autre chose que l’acquitter une cin­quième fois, car vous devez la juger en l’absence de toute preuve », sou­ligne un autre avo­cat.

Nou­velle demande d’extradition mais report du pro­cès

Pınar Selek, qui ne peut pas retour­ner dans son pays natal sans ris­quer d’être immé­dia­te­ment empri­son­née, est absente de l’audience. Un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal a été lan­cé contre elle à la demande de la Tur­quie en jan­vier 2023, mais la défense pro­pose qu’elle puisse être enten­due depuis la France lors d’une pro­chaine audience. Demande reje­tée. Pire, le juge déclare qu’il va deman­der à l’État turc d’insister auprès de la France pour qu’elle accéde à sa demande d’extradition. Il annonce cepen­dant que l’affaire sera reju­gée sur le fond le 29 sep­tembre 2023 et que la défense pour­ra s’exprimer. Vu la fai­blesse de l’accusation, cette déci­sion laisse espé­rer un nou­vel acquit­te­ment. Mais qui peut jurer qu’il ne sera pas cas­sé à son tour ? Même si, dans cette affaire, le pou­voir poli­tique turc a déjà mon­tré qu’il fai­sait fi dans cette affaire des règles du droit quand ça l’arrangeait.

À l’approche des élec­tions pré­si­den­tielle et légis­la­tives de mai pro­chain, la cour a cer­tai­ne­ment vou­lu attendre de savoir dans quel sens va tour­ner le vent avant de se pro­non­cer, m’explique T., un uni­ver­si­taire turc qui tra­vaille sur le géno­cide armé­nien5. En effet, l’actuel pré­sident Recep Tayyip Erdoğan et l’AKP, le par­ti isla­mo-conser­va­teur au pou­voir depuis plus de vingt ans, ne sont pas à ce jour assu­rés de l’emporter.

Si la jus­tice turque ne désarme pas, la soli­da­ri­té non plus. Les nom­breux comi­tés de sou­tien à Pınar Selek conti­nuent à se mobi­li­ser. En France, les actions de soli­da­ri­té avec celle qui a aujourd’hui la double natio­na­li­té et qui enseigne à l’université de Nice devraient se mul­ti­plier d’ici le 29 sep­tembre. Notam­ment pour deman­der un sou­tien expli­cite des auto­ri­tés fran­çaises et faire venir une délé­ga­tion nom­breuse à la pro­chaine audience à Istan­bul. Avec un objec­tif clair : pour­suivre la résis­tance contre l’acharnement absurde que subit Pınar Selek et, plus lar­ge­ment, contre le tota­li­ta­risme de l’État turc6.

Guillaume Gam­blin


1 Voir le livre d’entretiens réa­li­sés par l’auteur de cet article dans laquelle Pınar Selek revient sur les étapes impor­tantes de sa vie : Guillaume Gam­blin, L’insolente : Dia­logues avec Pınar Selek, Cam­bou­ra­kis, 2019.

2 Une par­tie de ses tra­vaux ont été publiés en fran­çais, notam­ment « Tra­vailler avec ceux qui sont en marge », Socio-logos n°5 (2010) et Deve­nir homme en ram­pant (L’Harmattan, 2014)

3 Le 9 juillet 1998, une explo­sion tue sept per­sonnes et fait une cen­taine de bles­sés dans ce bazar tou­ris­tique très fré­quen­té.

4 Un ouvrage non publié en fran­çais à ce jour.

5 Un sujet tou­jours tabou en Tur­quie, auquel Pınar Selek a consa­cré en 2015 un livre cou­ra­geux, Parce qu’ils sont Armé­niens (édi­tions Lia­na Lévi).





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