« Nous ne pouvons pas combattre le sexisme séparément du nationalisme, du capitalisme, de l’hétéro-sexisme, du racisme, du militarisme. »
« Le changement en Turquie viendra des femmes, des homosexuels, des groupes opprimés. »
Pinar Selek est sociologue, militante antimilitariste et fondatrice de l’association féministe Amargi. Accessoirement, elle est aussi victime de l’acharnement des autorités turques, qui, malgré trois acquitements prononcés en sa faveur (le dernier le 9 février 2001), continuent à l’accuser d’avoir posé une bombe au marchés aux épices d’Istanbul le 9 juillet 1998 — alors que tous les rapports concluent à une explosion accidentelle, due à une fuite de gaz. Elle est aujourd’hui exilée à Berlin, où elle continue à lutter pour les droits des femmes, des homosexuels et des minorités.
Charlie Hebdo : Quelle est, aujourd’hui, la situation des femmes en Turquie ?
Pinar Selek :Le mouvement féministe est très présent en Turquie et, bien sûr, il rencontre une forte résistance patriarcale. Dans ce pays marqué à la fois par des luttes interculturelles et par un héritage multiple, le patriarcat agit très diversement dans la vie des femmes, selon qu’elles ont tel ou tel statut dans la hiérarchie sociale. D’un coté, elles peuvent mener des existences assez libres, de l’autre, elles subissent toutes sortes de violences. Les plus visibles, évidemment, ce sont les violences sexuelles et les crimes. Par exemple, dans les sept premiers mois de 2010, 226 femmes ont été tuées par des hommes au nom de « l’honneur », 478 femmes ont été violées et 6423 femmes ont porté plainte pour des violences qu’elles ont subi dans leur famille. Et plus, il y a le conflit avec les Kurdes, qui dure depuis 25 ans, dans l’Est de Turquie, où les femmes subissent ce qu’elles subissent dans toutes les guerres : privations, tortures, viols, prostitution, exil. Ce qui change, c’est qu’il y a aujourd’hui une sensibilité croisante de la société sur la violence contre les femmes, et une plus grande visibilité médiatique.
Les disparités entre les populations citadines et rurales ont-elles tendance à diminuer ?
Non, on ne peux pas dire. Mais le conflit entre le conservatisme et les idées libertaires existe dans toute la Turquie, dans les villes comme dans les villages.
Vous êtes l’une des fondatrices de la coopérative féministe Amargi. En quoi consiste votre travail ?
Amargi est une organisation féministe assez populaire en Turquie. Son propos, ce n’est pas uniquement de défendre les droits des femmes, c’est aussi de proposer une analyse du système, de comprendre comment la violence devient légitime. À travers le prisme féministe, on étudie les fondements et les mécanismes de toutes les formes de pouvoir et d’oppression, qui produissent et nourrissent des « montages sociaux » de genre. Parce que nous ne pouvons pas combattre le sexisme séparément du nationalisme, du capitalisme, de l’hétéro-sexisme, du racisme, du militarisme, de la colonisation de la nature. Ces systèmes ne sont pas hiérarchisables les uns par rapport aux autres, ils sont liés. Donc, les femmes d’Amargi se mobilisent contre la violence envers les femmes, les étrangers, les différents, les opprimés… En parallèle àces activités politiques, nous avons aussi une librairie féministe, qui est devenue un point de rencontre pour plein de gens, et unerevue, qui s’appelle également Amargi, vendue à trois mille exemplaires.
Vous dites qu’il existe un mouvement féministe très présent en Turquie. Depuis quand ?
Avant 1980, il n’y avait pas vraiment ce qu’on pourrait appeler un mouvement féministe. Les revendications pour les libertés et les luttes sociales étaient surtout portées par les mouvements de gauche, les ouvriers, les paysans, les étudiants… Puis, en 1980, il y a eu un coup d’état. Je me rappelle, beaucoup de gens furent tués, arrêtés, ou durent fuir à l’étranger. Tout était interdit : parler, lire, discuter, s’organiser… Près de deux cent milles personnes étaient en prison. Ce qui fait que beaucoup de femmes sont restées seules. Et ce sont ces femmes qui ont fait émerger une véritable organisation féministe en Turquie. Ce sont elles qui ont mené les premières actions sociales pendant la dictature, en 1985. On les a arrêtées et mises en prison, mais la lutte féministe a continué, et de plus en plus de femmes ont pris part au mouvement. On a fait des meetings contre la bastonnade, contre la torture, contre les tabous… Le mouvement féministe a eu un rôle très important dans la démocratisation de la Turquie.
Comment est-il structuré ?
Aujourd’hui, on peut dire que c’est la plus importante force de la société civile. Dans chaque ville, il y a au moins une organisation de femmes, et plusieurs dans les grandes villes. À Istanbul, par exemple, il y en a plus de 40 et la plupart sont ouvertement féministes. Ces organisations travaillent ensemble et ont la capacité de réagir rapidement. Elles ont une influence sur les organisations mixtes comme les partis ou les syndicats, elles pèsent sur les modifications des lois, font des campagnes de sensibilisation de la société… Elles ont par exemple fait campagne pour une réforme du Code pénal, sur les droits sexuels et la dépénalisation de l’adultère. Et finalement, l’adultère fut dépénalisé… A l’Est ou à l’Ouest de la Turquie, on mène des campagnes contre la guerre, la pauvreté, la violence, l’exclusion politique. Et toute cette citoyenneté « par la pratique », permet de démontrer que les relations entre l’État et les femmes peuvent évoluer, les femmes impliquées dans ces campagnes prennent conscience de leurs droits et deviennent des acteurs politiques. Le mouvement féministe a permis de créer les espaces de réflexion et de solidarité, il y a des magasins féministes, des bibliothèques, des cinémas…
Avec l’AKP au pouvoir, on a l’impression que la religion devient de plus en plus présente dans la vie quotidienne et politique des Turcs. Peut-on dire que les femmes sont prises en tenaille entre l’armée et l’islam politique ?
L’AKP est un parti libéral et conservateur : il mène une politique favorable à la globalisation économique, tout en défendant des valeurs islamiques. Si les femmes sont prises en tenaille, c’est moins entre l’armée et l’islam politique qu’entre deux types de conservatisme. D’un coté le conservatisme militariste et kémaliste, de l’autre le conservatisme néolibéral. Et ces deux forces invoquent les droits des femmes. Les Kémalistes prétendent qu’ils sont la garantie de la laïcité et de la modernité, tandis que le gouvernement islamo-libéral parle des libertés en même temps qu’il les écrase… Je pense que ceux qui détermineront le niveau de démocratie de la Turquie de demain, ce sont d’abord les associations de défense des droits humains, les mouvements féministes, anti-militaristes, anti hétéro-sexistes, les organisations locales. Leurs revendications sont devenues suffisament visibles et importantes pour la société. Le changement démocratique en Turquie viendra des femmes, des homosexuels, des groupes opprimés.
Vous avez publié une étude sur la construction de la masculinité à travers le service militaire. Pourquoi un tel sujet ?
J’ai essayé de comprendre la production et la légitimation de la masculinité : comment on produit et on fait exister le genre. En Turquie, le service militaire est une expérience très importante pour les hommes. Sa durée est variable en fonction du niveau d’éducation, mais tous doivent l’effectuer. Le service militaire nous montre comment le militarisme fonctionne, mais aussi comment il croise les autres mécanismes de pouvoirs sociaux. Dans ce milieu où un seul sexe est représenté, les valeurs dominantes de la société deviennent plus marquées. À travers cet exemple, j’ai essayé de décoder le patriarcat, pas seulement en Turquie, mais partout, en France, au Japon, à Cuba, en Algérie, en Chine, en Allemagne… Nous mangeons tous la même soupe avec différentes cuillères. Le service militaire, et le militarisme en général, n’a pas les mêmes influences partout, mais ce qu’il produit et ses conséquences sont les mêmes partout : le jeu impuissant de l’héroïsme, le ressentiment insurmontable, les peurs inavouables… Tout ceci est commun à beaucoup d’hommes.
Propos recueillis par Gérard Biard
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