« Le mouvement “#metoo” est un peu du “déjà-vu” en Turquie »

Tri­bune de Pinar Selek, publié dans Le Monde le 12 mars 2018.

En 2017, la fameuse action fémi­niste #metoo a secoué plu­sieurs hommes de dif­fé­rents sec­teurs du pou­voir. Les nou­velles tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion – les nou­velles res­sources mili­tantes de notre époque – ont joué un rôle impor­tant dans la libé­ra­tion et la dif­fu­sion des paroles des femmes. Ce mou­ve­ment est rapi­de­ment deve­nu non seule­ment popu­laire mais aus­si trans­na­tio­nal. S’il est le fruit des luttes fémi­nistes de longue date, il a sus­ci­té une revi­ta­li­sa­tion poli­tique des mou­ve­ments fémi­nistes, géné­ra­le­ment occi­den­taux.

Et la Tur­quie ? Celles ou ceux qui connaissent l’importance du mou­ve­ment fémi­niste dans l’espace des luttes sociales de ce pays, se demandent com­ment les femmes en Tur­quie ont réagi à cette tem­pête ? La réponse est courte : le mou­ve­ment #MeToo n’a pas eu un impact en Tur­quie.

Pour­quoi ? Pou­vons-nous expli­quer cette situa­tion avec la peur qui domine toute la socié­té ? Les femmes n’ont pas osé à révé­ler leurs expé­riences, parce qu’elles avaient peur ? Parce que le patriar­cat en Tur­quie est plus fort qu’ailleurs ? Ce n’est pas si simple. L’exemple de Tur­quie, par sa com­plexi­té frap­pante nous impose d’éviter des caté­go­ri­sa­tions clas­siques, mais de voir les liens entre plu­sieurs fac­teurs.

Nous par­lons d’un contexte poli­tique où règne la mas­cu­li­ni­té meur­trière qui se ren­force avec la vio­lence poli­tique dans un cli­mat de guerre. L’autoritarisme ram­pant qu’un régime isla­mo-conser­va­teur met en place, en paral­lèle aux mesures de plus en plus répres­sives, une poli­tique de réis­la­mi­sa­tion de la socié­té. Ça serait uto­pique voire ano­din d’attendre que dans ce contexte un tel mou­ve­ment émerge ? Non, pas du tout, car aujourd’hui mal­gré le tableau géné­ral, le mou­ve­ment fémi­niste consti­tue l’un des plus dyna­miques en Tur­quie.

Appa­ru dans un cli­mat de para­ly­sie, juste après le coup d’Etat mili­taire de 1980, ce mou­ve­ment avait appris à mai­tri­ser les tac­tiques d’adaptation avec un radi­ca­lisme prag­ma­tique. Sa per­sé­vé­rance avait sus­ci­té une revi­ta­li­sa­tion poli­tique en favo­ri­sant l’émergence des nou­veaux mou­ve­ments sociaux, comme les éco­lo­gistes, les anti­mi­li­ta­ristes et le mou­ve­ment LGBT, donc en ini­tiant un nou­veau cycle de contes­ta­tion carac­té­ri­sé par sa mul­ti­pli­ci­té, sa créa­ti­vi­té, son paci­fisme résis­tant, mal­gré le contexte auto­ri­taire. Suite aux mani­fes­ta­tions de la Place Tak­sim, la vio­lence éta­tique a pris des dimen­sions inédites, les mani­fes­tants paci­fistes ont été cri­mi­na­li­sés mais la mobi­li­sa­tion a conti­nué en créant de nou­veaux méca­nismes, recons­trui­sant des réseaux mili­tants qui consti­tuent, désor­mais, la dyna­mique prin­ci­pale de l’action col­lec­tive dans cet espace. Un des piliers de ces réseaux, le mou­ve­ment fémi­niste, réus­sit aujourd’hui à faire entendre ses reven­di­ca­tions par des nou­veaux outils de com­mu­ni­ca­tion, sans quit­ter les rues.

En 2015, c’est-à-dire deux ans avant le mou­ve­ment #MeToo, la Tur­quie a été bous­cu­lée par une cam­pagne fémi­niste qui a popu­la­ri­sé plus que jamais la ques­tion des vio­lences faites aux femmes. Quand Özge­can Aslan, une étu­diante de 17 ans, est vio­lée et tuée par le chauf­feur du mini­bus qu’elle avait pris pour aller à l’école, une mobi­li­sa­tion impré­vue a englo­bé des sec­teurs très dif­fé­rents de la popu­la­tion. Les actions mises en place res­sem­blaient à celles du parc Gezi de 2013 : mul­tiples, spon­ta­nées, impré­vues, créa­tives et popu­laires. Par exemple, les fémi­nistes, via Twit­ter, ont lan­cé la cam­pagne #Sen de Anlat (Raconte, toi-aus­si). Des mil­liers de femmes ont répon­du à cet appel, en ren­dant visibles leurs expé­riences de vio­lences, majo­ri­tai­re­ment sexuelles. Ce mou­ve­ment est deve­nu popu­laire, mais pas comme #MeToo parce qu’il s’agissait de jeunes femmes ordi­naires qui dénon­çaient des hommes pas connus. Pour­tant, elles ont créé une sen­si­bi­li­té sur les vio­lences sexuelles faites aux femmes dans tout le pays. Les autres crimes sont deve­nus visibles dans les médias. Plu­sieurs col­lec­tifs de soli­da­ri­té ont sui­vi les dénon­cia­tions et les appels d’aide via les réseaux sociaux, paral­lè­le­ment aux débats publics sur les reven­di­ca­tions poli­tiques du mou­ve­ment fémi­niste.

La mobi­li­sa­tion au niveau natio­nal est deve­nue si forte que le gou­ver­ne­ment a du répondre. Il avait deux options : la pre­mière consis­tait à rendre cou­pable, comme d’habitude, la vic­time. Mais cela n’était pas pos­sible à cause de la sen­si­bi­li­sa­tion de la socié­té. En plus cette jeune élève ne venait pas d’une boite de nuit, n’avait pas une tenue « sexy », elle allait de la mai­son à l’école. Et les traces mon­traient qu’elle avait résis­té au viol. Ils ont choi­si donc la deuxième option : mettre en avant « l’innocence » de la vic­time et « la bar­ba­rie » du cri­mi­nel. Très vite, le cho­ral du gou­ver­ne­ment, avec l’aide des médias, a com­men­cé à par­ler de la peine de mort tout en déve­lop­pant un dis­cours pro­tec­teur pour les « vraies » vic­times, c’est-à-dire, pour les « filles inno­centes », avec les dis­cours habi­tuels : « il ne faut pas lais­ser les filles res­ter seules avec les hommes dans les espaces publics, par exemple dans les trans­ports en com­mun ».

Mais ce n’est pas la fin de l’histoire, parce que cette essai de récu­pé­ra­tion de la mobi­li­sa­tion par les poli­tiques conser­va­trices voire inté­gristes, n’a pas mar­ché. Le mou­ve­ment fémi­niste s’est vite posi­tion­né contre ce dis­cours patriar­cal en déclen­chant dif­fé­rentes cam­pagnes sur Twit­ter  por­tant d’autres reven­di­ca­tions. Par exemple la cam­pagne, « Assieds-toi comme il faut » a dif­fu­sé, durant l’année 2016, des mil­liers de dénon­cia­tions ins­tan­ta­nées de femmes contre les hommes pre­nant toute la place dans l’espace public. La mobi­li­sa­tion s’est donc élar­gie autour de dif­fé­rents types de vio­lences faites aux femmes, sans pour autant atti­rer l’attention des grands médias, car il ne s’agissait pas de célé­bri­tés. La répé­ti­tion des dénon­cia­tions a don­né lieu à une indif­fé­rence aux récits hor­ribles et donc n’a pas réus­si à bais­ser le taux des vio­lences faites aux femmes1, dans un contexte de guerre et de répres­sion poli­tique.

Si cela est vrai, il faut aus­si prendre en consi­dé­ra­tion les nou­veaux réseaux de soli­da­ri­té et de com­mu­ni­ca­tion crées par cette mobi­li­sa­tion, mal­gré les inter­dic­tions d’utilisation des réseaux sociaux. Nous voyons dans le pays, les nou­veaux espaces de par­tage et de soli­da­ri­té fémi­niste. Quant au mou­ve­ment #MeToo, il n’a pas atti­ré beau­coup d’attention, car c’était un peu « déjà vu » et les femmes avaient besoin d’actions plus ciblées que les dénon­cia­tions. Le mou­ve­ment fémi­niste conti­nue à tra­vailler autour de ces besoins. Grâce à sa per­sé­vé­rance, les femmes luttent pour exis­ter et pour chan­ger. Elles sont coin­cées par les dif­fi­cul­tés que pose le contexte poli­tique. Elles ne peuvent pas, pour l’instant gagner la lutte, ni arrê­ter les vio­lences. Pour­tant, elles sortent dans la rue, elles contestent, elles s’organisent. Comme des four­mis acro­bates, comme des arai­gnées volantes, elles conso­lident leurs orga­ni­sa­tions pour pou­voir trou­ver d’autres réponses aux mul­tiples ten­ta­cules de la domi­na­tion mas­cu­line.

 

1En 2016, le nombre des femmes tuees par les hommes était 328, nous voyons une aug­men­ta­tion de 30 % dans une anne, avec un nombre de 409, en 2017. (Bia­net).

Pinar Selek

http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/03/12/pinar-selek-le-mouvement-metoo-est-un-peu-du-deja-vu-en-turquie_5269687_3232.html





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