Pinar Selek : « Depuis le génocide des Arméniens et la construction de l’État, la peur règne »

Entre­tien réa­li­sé par Pierre Bar­ban­cey — Jeu­di, 23 Février, 2017 — L’Hu­ma­ni­té
Tur­quie. L’universitaire turque Pinar Selek, en exil depuis 2009, conti­nue à être har­ce­lée par la « jus­tice » de son pays. Elle parle ici du sys­tème Erdo­gan et du pro­chain réfé­ren­dum visant à pré­si­den­tia­li­ser le régime et à remettre en cause les droits sociaux.


Pinar Selek : « La Tur­quie a tou­jours été dans une guerre civile mais, là, elle est dans une aven­ture qui va être encore plus meur­trière. » Rebec­ca Mar­shall/­Laif-REA

Com­ment expli­quer un tel achar­ne­ment de la « jus­tice » turque à votre égard ?

Pinar Selek Depuis long­temps, ceux qui, en Tur­quie, contestent et fran­chissent des lignes rouges ont été empri­son­nés, ont été tués ou ont dû s’exiler. Mon enfance s’est pas­sée devant les pri­sons. Mon père s’y trou­vait. Quand j’étais moi-même empri­son­née après 1998, il y avait 45 000 pri­son­niers poli­tiques en Tur­quie. Depuis le géno­cide des Armé­niens, depuis la construc­tion de l’État turc basée sur la vio­lence, la peur règne. C’est un sys­tème auto­ri­taire depuis long­temps. De temps en temps, il y a des ouver­tures mais il ne s’agit pas de trans­for­ma­tions struc­tu­relles, donc quand on conti­nue à lut­ter, on subit la même répres­sion. Mon cas est spé­ci­fique parce que je suis seule dans cet achar­ne­ment. Je ne suis pas incluse dans des groupes comme les jour­na­listes ou les uni­ver­si­taires. Je suis en plus accu­sée de crimes très graves qui sont faux. On a vou­lu faire de moi un exemple, une ter­ro­riste. Mais il y a tou­jours eu une grande mobi­li­sa­tion autour de moi, qui conti­nue encore aujourd’hui. En une semaine, par exemple, 200 avo­cats se sont occu­pés de mon dos­sier. J’ai tou­jours été acquit­tée car il n’y a rien, aucune preuve. Mais l’État ne veut pas perdre contre moi. En plus je suis une femme, une fémi­niste. Qui parle de la sexua­li­té, de choses hor­ribles pour eux. Je suis aus­si très ferme sur le géno­cide armé­nien et je conti­nue à écrire. Ça ne leur plaît pas.

Dans l’histoire de la Tur­quie, com­ment appa­raît Erdo­gan ?

Pinar Selek Moi, je pré­fère par­ler d’un sys­tème. Car son par­ti, l’AKP (Par­ti de la jus­tice et du déve­lop­pe­ment), est impor­tant. C’est une ligne poli­tique d’un groupe qui s’appuie sur une nou­velle bour­geoi­sie, « les tigres ana­to­liens ». C’est une bour­geoi­sie émer­gente plu­tôt inves­tie dans l’immobilier, qui a des rela­tions trans­na­tio­nales à par­tir de la confré­rie Naq­sh­ban­di, à laquelle appar­tient aus­si Mas­soud Bar­za­ni (lea­der des Kurdes d’Irak – ndlr). Ils ont beau­coup de rela­tions avec les pays arabes. Mais il existe de nom­breuses confré­ries, comme celle de Fethul­lah Gülen, par exemple. Et il y a une lutte trans­na­tio­nale entre elles. Le groupe d’AKP a don­né des gages aux pou­voirs occi­den­taux sur sa capa­ci­té à ins­tau­rer une éco­no­mie néo­li­bé­rale en Tur­quie, y com­pris en pro­met­tant la « démo­cra­tie libé­rale » pour résoudre le pro­blème des Kurdes et des Armé­niens. Mais les conflits du Moyen-Orient ont eu un effet sur cette alliance du fait jus­te­ment de sa trans­na­tio­na­li­té. Main­te­nant, ils sont en guerre. La Tur­quie a tou­jours été dans une guerre civile mais, là, elle est dans une aven­ture qui va être encore plus meur­trière. Le gou­ver­ne­ment Erdo­gan a peur car il n’a plus assez de forces. C’est pour­quoi on assiste à un rap­pro­che­ment entre l’AKP et les Loups gris (groupe d’extrême droite ultra­violent appa­ru dans les années 1960 – ndlr), avec les kéma­listes de droite, comme le MHP. Les anciens cadres de l’État, qui avaient été écar­tés, sont reve­nus à leur poste. C’est un gou­ver­ne­ment en guerre au Moyen-Orient, en guerre avec son peuple et le niveau de ter­reur rap­pelle celui qui pré­va­lait au moment du coup d’État de 1980.

C’est dans ce contexte qu’il faut entendre la tenue du réfé­ren­dum pré­vu le 16 avril et visant à ren­for­cer les pou­voirs d’Erdogan ?

Pinar Selek Il veut ren­for­cer son pou­voir mais, encore une fois, son par­ti est affai­bli. Il y a une peur qui n’est pas ima­gi­naire. Autour d’Erdogan existe une équipe qui veut conser­ver le pou­voir. En réa­li­té, ils veulent en par­tie adap­ter le sys­tème fran­çais. Mais, dans cette nou­velle Consti­tu­tion, il y a d’autres choses que le sys­tème pré­si­den­tiel. Sur­tout par rap­port aux droits sociaux. Quand l’AKP est arri­vé au pou­voir, il était encou­ra­gé par l’Europe parce qu’il y avait des petits chan­ge­ments mais, en réa­li­té, il y avait aus­si des lois du type El Khom­ri, Macron… L’Europe a aimé aus­si cela.

Com­ment appré­cier l’intervention turque en Syrie ?

Pinar Selek La Tur­quie a quit­té ses anciens alliés, comme le Front al-Nos­ra par exemple, et s’est rap­pro­chée de la Rus­sie. Cela a un effet direct sur la poli­tique inté­rieure. Tout cela peut engen­drer de nou­velles vio­lences, de nou­veaux atten­tats. L’alliance avec la Rus­sie ou avec la Syrie de Bachar Al Assad ne va pas tenir sur la durée. Mais c’est comme un jeu d’échecs. Plu­sieurs ana­lystes avancent l’idée que la Tur­quie sera per­dante dans cette aven­ture. Je ne sais pas. Je suis très inquiète de ce qui se passe au Moyen-Orient car il s’agit d’un conflit mon­dial. Les grandes puis­sances sont pré­sentes et la guerre peut s’exporter sur d’autres ter­rains. Les grandes orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales comme l’ONU ont per­du de leur pou­voir. Les entre­prises trans­na­tio­nales ont leur propre espace. Les gou­ver­ne­ments jouent en quelque sorte le rôle d’une police inté­rieure mais, en réa­li­té, ce n’est pas entre les États que les pro­blèmes vont se résoudre. Il faut tout faire pour arrê­ter cette guerre. Je pré­fère me réfé­rer à la fameuse phrase de Gram­sci : « Il faut allier le pes­si­misme de l’intelligence à l’optimisme de la volon­té. »

https://humanite.fr/pinar-selek-depuis-le-genocide-des-armeniens-et-la-construction-de-letat-la-peur-regne-632547

 





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