Pinar Selek: «La lutte est déjà gagnée en Turquie»

Sociologue turque réfugiée en France, Pinar Selek a été condamnée à la prison à vie en Turquie malgré trois acquittements. Contrainte à l’exil, cette militante féministe et antimilitariste fait aujourd’hui sa thèse sur les mouvements sociaux en Turquie à l’Université de Strasbourg. Plutôt que de parler d’une islamisation rampante de la société, elle préfère parler d’un renforcement des valeurs conservatrices en Turquie. Pour elle, ces mouvements contestataires traduisent l’indignation d’un peuple turc qui réclame plus de libertés individuelles. Entretien.

Photo DR AnkaraRed/ Twitter

Cela fait quinze ans que le cauchemar dure pour Pinar Selek. Tout commence en juillet 1998, lorsque la police turque l’arrête. Agée de 27 ans à l’époque, la chercheuse, connue pour ses travaux sur les groupes opprimés en Turquie, travaille sur la diaspora politique kurde et refuse de donner le nom des interviewés aux autorités. Malgré les actes de torture, elle garde le silence. Le gouvernement l’accuse alors d’être responsable d’un attentat sur le Marché aux épices d’Istanbul, qui se révéla plus tard être un accident causé par une fuite de gaz.

Après deux ans et demi de prison, cette militante se réfugie en Allemagne. Contrainte à l’exil, elle vit aujourd’hui en France, où elle fait sa thèse sur les mouvements sociaux turcs à l’Université de Strasbourg. Elle revient aujourd’hui sur les récentes contestations en Turquie; symboles d’un peuple indigné, qui lutte pour ses droits et le respect de libertés individuelles.

JOL Press : Etes-vous surprise de la violence de la répression Place Taksim ?

Pinar Selek: Je ne suis pas du tout surprise. Depuis très longtemps, dès qu’il y a une contestation, le gouvernement turc répond au peuple avec la répression policière. Le mouvement contestataire s’est développé malgré la répression. Il y a des milliers de prisonniers politiques, mais cela ne signifie pas que cette répression étouffera ce mouvement.

JOL Press : Peut-on parler d’une islamisation de la société?

Pinar Selek: Je préfère parler d’un renforcement des valeurs conservatrices plutôt que d’une islamisation de la société. Le parti de la Justice et du développement (AKP) actuellement au pouvoir n’est pas très différent des mouvements européens vous savez, comme les partis chrétien-démocrate. L’AKP est parti néolibéral, néoconservateur, ce n’est pas un parti islamiste. A travers leur politique, les dirigeants ont détruit la ville, ils ont créé des structures consacrées aux intérêts économiques. Ils libéralisent tout, en faveur des intérêts des nouveaux riches : c’est ce qui a déclenché les révoltes. Le gouvernement utilise un discours religieux, notamment avec la restriction de l’alcool, et essaie d’intervenir sur le mode de vie des Turcs, mais je ne pense que la Turquie soit la seule dans ce cas : c’est un problème mondial, c’est la conséquence du développement du néo-conservatisme.

JOL Press : Le mouvement de protestation révèle une soif de démocratie de la part de la jeunesse. Selon-vous faut-il rapprocher les évènements au printemps arabe ou plutôt les comparer aux évènements de Mai 68 ?
Pinar Selek: On ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un Printemps turc. Il n’y a pas d’indications de volonté de changement de régime. Il y a en revanche beaucoup de points communs avec Mai 68. Une nouvelle culture a émergé avec ces mouvements contestataires : il y a une pluralité, une diversité très riche dans ces mouvements. Les gens se battent pour défendre leurs libertés individuelles et veulent vivre comme ils l’entendent. Le peuple turc s’indigne. Il faut aussi souligner que, depuis une dizaine d’années il y a une interaction entre différents mouvements sociaux comme LGBT, les écologistes, les féministes, et plusieurs autres groupes autonomes qui forment un réseau informel. C’est très important à comprendre car ils jouent un rôle fondamental dans la sensibilisation de l’opinion publique.

JOL Press : Depuis le début de la révolte, les manifestants critiquent la couverture médiatique des manifestations. Ces événements vont-ils libérer les médias sous pression depuis 10 ans en Turquie ?
 

Pinar Selek: Non je ne crois pas. Les patrons des médias sont proches du gouvernement. Et puis désormais, les gens peuvent faire eux-mêmes l’information : ils ont leurs propres médias avec les réseaux sociaux et peuvent partager des photos, des vidéos, des témoignages sur Facebook et Twitter. Internet a joué un grand rôle dans ces vagues de manifestations et a obligé les médias nationaux à diffuser des informations révélées en amont sur ces plateformes.

JOL Press: Selon vous, comment la situation va t-elle évoluer ?
Pinar Selek: Je crois que la lutte est déjà gagnée. Le peuple turc a réussi à transmettre un message. La flamme ne veut pas s’éteindre. La mobilisation continue, même s’il s’agit d’une organisation informelle. Je connais le caractère indépendant, l’importance et la force des mouvements sociaux en Turquie.

JOL Press: La communauté internationale est-elle suffisamment impliquée selon vous ?
Pinar Selek: Oui la communauté internationale se mobilise tous les jours en organisant des réunions. Les députés européens ont récemment débattu sur la situation en Turquie. C’est important que la communauté internationale se mobilise, même si je ne suis pas sûre que cela soit d’une grande utilité.

Propos recueillis par Louise Michel D.

http://www.jolpress.com/pinar-selek-erdogan-istanbul-turquie-article-820122.html





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