Treize ans de harcèlement judiciaire

Déjà acquittée à deux reprises, la chercheuse, réfugiée en Allemagne, fait pour la troisième fois l’objet d’un procès. Elle est accusée d’avoir commis un attentat,non prouvé selon les experts.

Pinar Selek suivra son procès à distance, depuis son exil berlinois, où elle poursuit ses recherches universitaires grâce à une bourse du PEN club allemand. Sa présence devant la 12e chambre correctionnelle du tribunal d’Istanbul aurait été trop «risquée », juge l’un de ses proches. Cette sociologue turque engagée est jugée pour la troisième fois, à partir de mercredi 9 février, après avoir déjà passé treize années à ferrailler avec la justice turque, dont plus de deux en prison. « Une parodie de justice », selonl’organisation nongouvernementale Human Rights Watch. « Je me sens fatiguée, témoignait l’universitaire mardi par téléphone. J’ai compris que le chemin de la justice et de la démocratie en Turquie était long. Au début de l’affaire, je me disais que cette histoire absurde allait se terminer rapidement. Mais treize ans ont passé. Maintenant, il est clair qu’il s’agit d’un procès politique.»

Accusée d’appartenir à une organisation terroriste et d’avoir commis un attentat à la bombe qui n’a jamais eu lieu, Pinar Selek se retrouve plongée «dans Le Procès de Kafka », au coeur d’un imbroglio, symptomatique des errements de la justice turque. Ils «m’ont choisie comme symbole de leur résistance», explique-t-elle. Tout commence à l’été 1998, quand la police vient arrêter cette brillante sociologue de 27ans, héritière d’une lignée familiale de militants de gauche. Son grand-père fut député du Parti ouvrier turc (TIP) et son père, Alp Selek, avocat, inlassable défenseur des droits de l’homme, a été emprisonné pendant quatre ans et demi après le coup d’Etat militaire de 1980. Pinar, elle, s’est lancée dans un travail d’enquête sur le mouvement kurde clandestin du PKK( Parti des travailleurs du Kurdistan), un sujet hautement subversif en Turquie. Elle a ouvert un atelier d’art pour les enfants des rues. Féministe, antimilitariste, bataillant pour le droit des transsexuels, elle participe, à l’époque, à l’éveil d’une conscience citoyenne turque dans un régime toujours autoritaire. La visite des forces de l’ordre n’est donc qu’une demi-surprise. Pinar Selek subit la torture, mais elle ne livre aucune de ses sources.La jeune femme se retrouve alors accusée d’un attentat à la bombe et de soutien auPKK.

Deux jours avant son arrestation, une explosion a frappé le bazar égyptien d’Istanbul, faisant sept morts et 127 blessés. Le prétexte est tout trouvé pour mettre fin à ses «activités suspectes ». Plusieurs rapports d’experts scientifiques, commandés par la justice, montreront pourtant que l’explosion du bazar était due à une fuite de gaz dans un four à pizza… Rien n’y fait. L’accusation repose sur le témoignage obtenu, sous la torture, d’un jeune homme de 19 ans, qui s’est rétracté quelques jours plus tard et qui, au procès, déclarera n’avoir jamais vu Pinar Selek. Faute de preuves, elle est donc libérée après deux ans et demi de détention, en 2001, puis acquittée, à deux reprises en 2006 et en 2008, par le tribunal d’Istanbul, malgré les pressions pour la faire condamner. Mais, par deux fois, la Cour de cassation décide de casser le verdict et continue de réclamer la prison à vie pour Pinar Selek. «La durée de procédure ne garantit pas un procès juste et équitable. C’est en soi une forme de torture», souligne son amie Yasemin Öz. Ces treize années n’ont pas entamé la combativité de la sociologue. «Ils veulent me faire taire parce que je suis jeune et que je suis une femme qui a dépassé les limites sur les critiques de l’armée, la question kurde ou le génocide arménien, clame-t-elle. C’est l’expression d’une virilité militariste et conservatrice.»

L’appareil judiciaire, bastion traditionnel d’une bureaucratie kémaliste et nationaliste,s’acharne régulièrement contre des intellectuels, comme l’écrivain Orhan Pamuk, en 2006, ou le journaliste arménien Hrant Dink, avant qu’il ne soit assassiné en 2007. En 2010, l’écrivain Dogan Akhanli, exilé en Allemagne depuis dix-neuf ans et qui revenait pour rendre visite à son père mourant, a été arrêté à l’aéroport et maintenu en détention pendant trois mois. A sa sortie de prison, le vieil homme était enterré. «Il y a des milliers de dossiers scandaleux en Turquie. On fabrique des preuves sous la torture. Il n’y a pas de système judiciaire démocratique », ajoute Pinar Selek.

Guillaume Perrier
Le Monde





© copyright 2016  |   Site réalisé par cograph.eu