Propos recueillis à Paris le 14 décembre 2010.
Fin novembre, un mail de Baskin Oran nous demandait de prendre contact avec Pınar Selek afin de l’aider à faire mieux connaître en France ses démêlés avec la justice turque. Elle souhaitait aussi être aidée dans ses démarches auprès de la justice française afin qu’une plainte pour agression et menaces de mort, déposée à Nice en juin 2010 ne soit pas classée sans suite.
Après quelques échanges par téléphone, durant lesquels je lui avais offert le soutien de notre association et de son réseau, nous avions convenu de ne pas en rester à une relation virtuelle, mais de nous rencontrer à l’occasion de son passage à Paris.
J’ai su immédiatement en voyant arriver cette jeune femme simple et charismatique dans ce café de la Place de la République, qu’elle allait faire partie des ces rencontres rares que la vie nous offre avec une trop grande parcimonie ; « pingrerie » serait d’ailleurs un mot plus juste.
J’ai aussi fait connaissance avec les deux amies du comité de soutien français qui l’accompagnaient, nous avons discuté de la situation, des actions en cours et envisagées avant la date du procès qui doit se tenir à Istanbul le 9 février prochain.
A la fin du repas, dans un pakistanais de la rue de Faubourg Saint Denis, nous avons consacré un moment à une interview informelle, à un dialogue dont je vais résumer ici les moments les plus significatifs.
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R.B.Pınar, tu t’exprimes en français avec une grande facilité, quelles sont les raisons de cette francophonie ?
P.S.Mon grand-père, qui a été secrétaire général et député du Parti des Travailleurs de Turquie (Türkiye İşçi Partisi) et un grand ami de Yaşar Kemal, parlait aussi le français, c’est un peu une « tradition familiale ». J’ai fais mes études au lycée Notre Dame de Sion à Istanbul de 1982 à 1990.
R.B.Mais pourquoi Notre Dame de Sion ? Les lycées francophones ne manquent pas à Istanbul [1]…
P.S.J’avais lu « La religieuse » de Diderot et je tenais à aller dans une école où il y aurait des sœurs… Ma mère qui ne voulait pas me dire « non », disait « tu ne préférerais pas aller plutôt à Galatasaray ? » Je ne me rendais pas compte à 10 ans, que, mon père étant à l’époque en prison, ma mère aurait beaucoup de mal à financer mes études dans un lycée aussi cher que celui-ci. Galatasaray est onéreux aussi, mais si on réussit le concours, il est possible de ne pas payer. Dans ce lycée, des français objecteurs de conscience faisaient leur service civil, ils m’ont aussi influencée en ce qui concerne la non-violence. Je m’interrogeais déjà, à la fin de mes études secondaires, sur les relations entre pouvoir et société.
R.B.Ton père était en prison à cause du coup d’état du 12 septembre [2] ?
P.S.Oui il y est resté 4 ans, c’est un avocat activiste de gauche et militant pour les droits de l’homme. Il a défendu de nombreuses personnalités d’opposition, dont des Kurdes accusés de séparatisme et d’être proches du PKK. Il est aussi mon avocat depuis le début de mes démêlés avec la justice.
R.B.Ta famille est très « singulière » et me semble très unie.
P.S.Je suis fière de ma famille, ils m’ont toujours soutenue. J’aime mon père mais j’ai toujours eu plus de complicité avec ma mère. Quand je m’occupais des prostituées, il arrivait qu’elles me disent « tiens, ta mère est passée nous voir aujourd’hui », elle était à mes côtés, toujours. J’ai aussi une sœur, Seyda, d’un an et demi plus jeune que moi. Quand elle a appris que j’étais accusée d’être une terroriste, alors qu’elle avait brillamment réussi dans les affaires, elle a tout laissé pour reprendre des études d’avocate, uniquement dans le but de me défendre. Une telle famille est une grande force.
R.B.Mais revenons à ton parcours universitaire : après le lycée, dans quelle université as-tu poursuivi tes études ?
P.S.Je suis allée à l’université Mimar Sinan, mon domaine d’études est les relations entre politique, sexe et ethnicité. Un des mes professeurs fut Ali Akay qui a traduit Deleuze en turc et j’ai été aussi influencée par Bourdieu. Je pense que la sociologie doit être en contact avec le terrain. Durant mon cursus, j’ai animé l’Atelier des Artistes de Rue à Beyoğlu où, avec de petits moyens, toutes sortes de marginaux et de gens rejetés par la société venaient et créaient. C’était un lieu de vie ou se croisaient des enfants de rues, des prostituées, des travestis, tous ceux que la société turque préfère ignorer. Avec ce travail de terrain, je suis sortie major de promotion du mastère de sociologie. C’est ainsi que je conçois mon travail, dans l’action. Je suis allée ensuite à l’Université de Sophia Antipolis à Nice, suivre des cours d’économie et de sciences politiques.
R.B.Comment en es-tu venue à travailler sur le conflit avec les Kurdes, à écrire « Barışamadık », ce sujet est très sensible en Turquie. Tu n’as pas eu peur ?
P.S.Une sociologue ne doit pas avoir peur de problèmes sociaux. Je ne voulais pas travailler uniquement sur les Kurdes mais sur la violence politique et ethnique en Turquie. J’étais jeune en 1998, 27 ans, j’ai fait ce travail en toute naïveté, je ne pensais pas du tout faire quelque chose de répréhensible. Je suis allée interviewer des Kurdes en exil, des réfugiés politiques à Paris et dans d’autres pays d’Europe, ils étaient un peu méfiants au début, mais tout le monde sait qui est mon père, ils ont accepté de me parler. Je ne me doutais pas qu’on écoutait nos conversations téléphoniques et épiait mes faits et gestes. Rentrée en Turquie, j’ai été arrêtée et interrogée par la police qui voulait que je donne les noms et les coordonnées des gens que j’avais rencontrés. En fait, je ne savais pas grand-chose, je voyais les gens dans des lieux publics, je ne connaissais que des numéros de téléphone que la police connaissait déjà. Mais je n’ai rien dit par principe, parce je pense qu’une sociologue, comme les médecins, est tenue au secret professionnel et, comme les journalistes, n’a pas à livrer ses sources. Ils m’ont torturée affreusement, il m’ont attaché les mains dans le dos et m’ont suspendue par les poignets, me luxant les deux épaules qu’ils ont tenté de remettre en place avec brutalité et sadisme, n’importe comment, c’était insoutenable, mais je n’ai pas parlé. Ils m’ont alors donné des chocs électriques à la tête, j’ai perdu conscience, je ne me souviens pas de la suite, mais je sais que je n’ai pas cédé.
R.B.Et cette invraisemblable histoire d’attentat à la bombe ?
P.S.J’ai appris à la télévision en prison qu’on m’accusait d’avoir posé une bombe au Bazar Égyptien. Qu’un homme disait qu’il avait commis cet attentat avec moi, que l’ « Atelier des Artistes de Rue » était une « fabrique de bombes ». Je suis pacifiste, contre toute forme de violence et on m’accuse d’une telle horreur, j’ai pensé à ma famille, à mes amis, qu’allaient-ils penser ? On m’a pris ce que je suis, on m’a transformée en monstre, imagine ce que tu peux ressentir de te voir dans les journaux, on parle de toi mais ce n’est pas toi, on te vole ton identité, on détruit ta réputation, pour te briser. Je suis sûre qu’ils ont voulu me faire payer mon silence.
R.B.Et aussi, sans doute le fait que tu travailles sur toutes les plaies de la société turque, que tu bouscules tous les tabous et mets au grand jour tout ce que le pouvoir voudrait cacher. Quand tu dis « ils » tu parles du gouvernement ou de l’Etat ?
P.S.Il ne s’agit pas du gouvernement officiel de l’époque, d’ailleurs, bien que l’actuel soit d’une tendance opposée, l’acharnement judiciaire continue. En Turquie, tu le sais, il existe un très puissant « État Profond » [3] Le Ministre de la Justice actuel, interpelé à mon sujet, a avoué qu’il ne pouvait rien faire ! Il n’y a rien dans le dossier : l’attentat était une fuite de gaz, le témoin a répété plusieurs fois devant la cour que ses aveux avaient été obtenus sous la torture et, malgré cela, le ministre ne peut empêcher un procureur de casser un jugement de non-lieu pourtant rendu deux fois de suite !
R.B.Mais personne n’a cru que tu puisses être une terroriste, non ?
P.S.Les gens qui me sont sont proches ne l’ont pas cru, bien sûr, mais les médias sont influents et ils ont pu à l’époque convaincre une partie de l’opinion de ma culpabilité. Heureusement ma famille a fait bloc, mes amis et beaucoup d’intellectuels se sont mobilisés pour témoigner que je ne suis pas capable d’un tel crime.
R.B.Tu as passé quand même deux ans et demi en prison, comment l’as-tu vécu ?
P.S.C’est difficile d’être privée de liberté quand on en est aussi éprise que moi, mais j’en ai profité pour écrire, j’ai complété « Barışamadık », des codétenues m’ont enseigné le kurde, on discutait longuement de politique et de leurs histoires respectives, j’ai beaucoup appris durant cette détention. A l’époque les prisons étaient des dortoirs de 50 ou 60 personnes, cette promiscuité favorisait aussi les contacts et rendait l’enfermement moins difficile à supporter. Les prisons de type « F » voulues par l’Europe avec des cellules individuelles ou à deux, ont paradoxalement rendu la vie des détenus bien plus difficile.
R.B.Après ton acquittement, tu publies en 2004 « Barışamadık » et tu enchaînes par une enquête qui donnera « Sürüne Sürüne Erkek Olmak » qui évoque la construction de la masculinité au travers du service militaire, comment on devient un homme en se soumettant. Or, en Turquie, on ne touche pas à l’armée, Perihan Mağden en a fait aussi la douloureuse expérience en défendant l’objection de conscience. Le fait que tu ne te soumettes pas que tu continues à travailler sur les sujet qui fâchent ne doit pas être étranger aux deux pourvois en cassation qui ont été menés depuis contre toi ?
P.S.Sûrement oui, il me punissent pour ne pas avoir parlé et de ne pas tenir compte de l’avertissement.
R.B.Tu étais à Berlin, accueillie par le PEN Allemagne, quand en février 2010, tu as appris que la Cour d’appel à Ankara demandait une peine de 36 années de réclusion à ton encontre, tu as dû croire à un cauchemar. Comment vis-tu l’exil à Berlin ?
P.S.J’aime bien Berlin, c’est une ville agréable, mais je me sens plus proche de la mentalité et la culture françaises. Je ne connais pas l’allemand, je m’y exprime en anglais. J’aurais préféré vivre à Paris, mais le destin en a décidé autrement.
R.B.Peut-être un peu aussi les tracasseries et la lenteur de l’administration française, non ? (les amies du comité de soutien acquiescent, la France est de moins en moins un pays d’accueil.)
P.S.Mais je fais une thèse de doctorat à l’université Marc Bloch de Strasbourg sous la direction de Samim Akgönül [4]sur la comparaison des minorités sexuelles et ethniques en Turquie, ça me permet, comme les invitations pour des conférences, de venir en France régulièrement.
R.B.Te sens-tu menacée en Europe ?
P.S.J’ai reçu des menaces en Turquie, les groupes ultra-nationalistes ne croient pas en mon innocence, j’ai failli être enlevée une fois. Ici en France, à Nice en juin, j’ai été menacée de mort, un homme armé qui connaissait mon adresse en Allemagne et qui savait déjà que j’avais porté l’affaire devant la CEDH [5], m’a dit qu’ils pouvaient me trouver où que je sois. Depuis, je n’ai aucune nouvelle de la plainte que j’y ai déposée, alors que l’homme est identifié. Il serait, m’a-t-on dit, parti depuis à l’étranger.
R.B.Pour aborder un sujet moins grave, j’ai vu que tu as aussi écris des recueils de contes pour enfants, comment t’est venue l’idée ?
P.S.Petite, je racontais des contes à ma sœur, j’aimais ça, ils me venaient facilement. A l’Atelier, j’en ai raconté aux enfants des rues. Des amis m’ont alors dit, mais pourquoi ne les écris-tu pas afin de les publier ?
R.B.L’un des recueils s’appelle « Siyah pelerinli kız ». Que penses-tu de cette traduction « Le petit chaperon noir » ? J’aime beaucoup ce clin d’œil !
P.S.C’est une histoire de sorcière, j’aime bien les sorcières…
R.B.Des femmes rebelles, qu’on veut chasser et brûler, dont on veut se débarrasser par tous les moyens… Je comprends d’où vient cette sympathie ! Tu es une sorcière ! N’y a t-il d’ailleurs pas en Turquie une association féministe qui a pris le nom d’« Uçan Süpürge » (le balai volant) ?
Nous avons terminé cet entretien sur ce sourire. J’ai proposé à Pınar de devenir membre d’honneur de Turquie Européenne. Elle a envie qu’on la connaisse ici autrement qu’en tant que victime. Sa vision « de terrain » de la société turque, différente de ce que peut-être la nôtre, qui la voyons un peu de loin et de l’extérieur, peut enrichir le travail que nous avons entrepris, de montrer les dynamiques en œuvre en Turquie : l’accouchement dans la douleur d’un nouveau pays où il aura enfin une place pour les poètes, les enchanteurs et… les sorcières. [6]
R.B.Au revoir et merci Pınar, à bientôt, cet été à Istanbul ? [7]
Publications :
- Ya Basta, Yeter Artik !(Traduction – 1996) – Le mouvement indigène au Mexique
- Maskeler, Süvariler, Gacilar(2001) – Sa thèse sur les travestis et les prostituées de la rue « Ülker »
- Barisamadik(2004) – Nous n’avons pas pu nous réconcilier. Sur la guerre civile contre les Kurdes.
- Su Damlasi(Contes pour enfants – 2008) Goutte d’eau
- Sürüne Sürüne Erkek Olmak– Littéralement « Devenir un homme en rampant » (2008, Edition allemande à paraître en Mars 2009)
- Siyah Pelerinli Kiz– La fille à la pèlerine noire (Contes pour enfants)
- Yeşil kız– La fille en vert (Contes pour enfants)