Un énième jugement, finalement reporté fin novembre, s’est tenu cette semaine en Turquie dans ce qui est devenu « l’affaire Pinar Selek ». Sociologue et militante féministe, Pinar Selek est accusée depuis 14 ans d’avoir posé une bombe dans le marché aux épices à Istanbul, le 9 juillet 1998. Acquittée systématiquement, son innocence ne fait plus aucun doute, mais son engagement lui vaut l’acharnement judiciaire de l’Etat profond. Un Etat dans l’Etat aux pratiques autoritaires, en marge des instances élues.
« Ce matin, 1er août 2012, une nouvelle audience du procès contre Pinar Selek s’est tenue. (…) Commencée en retard, l’audience n’a duré que 10 minutes car le procureur (celui la même qui avait redemandé la prison à vie contre Pinar Selek en mars dernier) était en vacances… Le procès a de nouveau été reporté, au 22 novembre prochain. » Encore un communiqué du comité de soutien français à Pinar Selek, qui s’ajoute à la longue liste accumulée depuis le début de l’affaire, il y a quatorze ans. « Ce ne sont que des répétitions, répétitions, déjà-vu, déjà-vu, déjà-vu, martelle Pinar Selek que nous avons jointe par téléphone. Le communiqué de mars, le communiqué de juillet, bientôt le communiqué de novembre, c’est toujours la même chose. Ils veulent nous épuiser. »
Tout a commencé en juillet 1998. La jeune sociologue de 27 ans enquête alors sur les militants kurdes du PKK, qui ont choisi la lutte armée. Le 11 juillet, elle est arrêtée puis torturée par la police qui essaye de lui extirper les noms de ses contacts kurdes. « J’ai eu le bras déboîté alors que j’étais suspendue par les mains et ils l’ont remis en place d’une manière réellement horrible. J’ai été quasiment privée de sommeil. La façon dont ils m’ont torturé le cerveau en criant des choses comme ‘on va en faire de la bouillie !’ n’était pas sans rappeler la lobotomie que subissent les malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques ». Pourtant Pilar tient bon et ne parle pas, forte de la solidarité qui existe alors dans le dortoir qu’elle partage avec une soixantaine d’autres femmes, également prisonnières politiques.
« Un petit point dans le grand tableau »
« C’était vraiment très très dur, mais, c’est aussi notre société, et j’étais contente d’en être le témoin et de pouvoir intervenir directement sur ses problèmes. J’ai vu que je n’étais qu’un petit point dans le grand tableau… » En prison aussi, Pinar Selek maintient son rôle de sociologue engagée. Elle en profite pour apprendre le kurde et les danses kurdes, donnant toute sa résonnance à la phrase de Bourdieu qu’elle citera lors de son premier procès : « je veux pénétrer plusieurs vies, c’est à dire m’entretenir et discuter avec les gens qui ont l’expérience de ces vies et construire des relations entre les subjectivités ».
Mais la vie que Pinar Selek pénètre en prison, c’est surtout celle que les autorités turques lui imposent, celle d’une terroriste. Un mois après son incarcération, elle apprend, en regardant la télévision, qu’elle est accusée d’être à l’origine de l’attentat du marché aux épices à Istanbul, qui a fait sept morts et de nombreux blessés. « L’organisation pro-guerre te ‘terrorise’, te transforme en terroriste et te présente à des millions de gens sous cette nouvelle identité. »
La sociologue antimilitariste et pacifiste était pourtant prête à faire de la prison, mais à condition qu’elle soit jugée sur ses propres actions.« Par exemple, j’ai écrit un livre sur la construction de la masculinité dans le service militaire turc, alors qu’en Turquie, il est interdit de critiquer l’armée (c’est même inscrit dans le Constitution – ndlr). Moi j’ai critiqué ouvertement le service militaire, mais ils ne m’ont jamais condamnée sur ce que j’ai écrit ou réellement fait. Ils doivent se dire que s’ils condamnent ce livre, je serai encore plus populaire… »
« Ils m’ont choisie comme symbole »
Pourtant, en s’acharnant ainsi sur Pinar Selek, les autorités en ont fait un symbole populaire. Mercredi, un journal turc affirmait que son procès était devenu « le miroir de la société ». « Ils m’ont choisie comme symbole et ils continuent la lutte contre ce symbole, mais je ne veux pas être une figure symbolique, je suis une personne comme toutes les autres. Il y en a beaucoup d’autres qui sont persécutées, qui sont en prison, il y a des universitaires, des écrivains, des journalistes, mais je crois qu’ils m’ont choisie. » A chaque étape juridique, des minorités qui n’ont rien à voir entre elles se réunissent devant les cours turques autour d’une même exigence de Justice, incarnée désormais par la sociologue. « Mon affaire est une affaire exceptionnelle parce qu’elle réussit à réunir plein de différents mouvements sociaux, différents milieux dans la société, c’est aussi devenu une lutte pour la justice. »
Qui est responsable de cet acharnement ? « Si je savais ça… La lutte serait plus facile ! », répond Pinar Selek. Une certitude cependant, son procès « montre que l’Etat profond continue à exister en Turquie ». L’Etat profond, c’est « une structure au sein de l’Etat, à l’Intérieur, à la Défense ou aux Affaires étrangères, où des personnes appliquent leur propre politique, souvent sans que le gouvernement soit au courant de leurs agissements, pour la raison d’Etat », explique Ahmet Insel, figure intellectuelle, économiste et politologue turc. « Ainsi, alors que le tribunal pénal a décidé plusieurs fois d’innocenter Pinar Selek, la haute-justice s’y oppose systématiquement. »
Un Etat dans l’Etat
Pour Etienne Copeaux, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet et animateur d’un blog consacré à l’actualité turque, l’existence de « l’Etat profond » ne fait aucun doute. « Depuis cinquante ans, nous avons eu une alternance de gouvernements, de centre-gauche, de droite, militaire et islamo-conservateur, et quelque soit le gouvernement et le parti au pouvoir, il reste des facteurs de permanence dans la répression, la censure, les arrestations et la torture. La nature de cette répression, qui elle vise et quelles méthodes elle utilise, voilà ce qui fait l’unité de ces cinquante dernières années ».
En arrivant au pouvoir en 2002, le Parti pour la justice et le développement (AKP) avait pourtant essayé de s’attaquer à cet Etat dans l’Etat, entrainant l’espoir de nombreux intellectuels turcs. Il avait par exemple limité les pouvoirs du conseil de sécurité nationale turc (le MGK), un conseil de militaires qui imposait tous les mois aux ministres et au président du conseil son propre ordre du jour. Autre avancée marquante, en 2007, une centaine d’officiers supérieurs et de généraux avaient été jugés, suspectés d’avoir fomenté un complot contre le gouvernement. Comme s’il était naturel, l’Etat profond revient au galop, « et l’AKP a fini par s’en accommoder, voire même, en faire un allié pour consolider son pouvoir absolu » précise Reynald Beaufort, l’animateur du site internet Turquie européenne.
Pour Etienne Copeaux, « en fait, c’est la guerre qui gouverne ». La guerre qui se joue en effet à l’est du pays contre les minorités kurdes justifie l’existence d’une raison d’Etat, à l’essence même de l’Etat profond. La guerre justifie la multiplication des lois anti-terrorisme, qui ont permis d’arrêter plus de 600 étudiants turcs depuis 2010, dont la franco-turque Sevil Sevimli. Début 2012, les prisons turques comptaient au moins 105 journalistes, 44 avocats, 41 syndicalistes et 16 membres d’organisations de défense des droits de l’Homme.« C’est chaque semaine affirme Etienne Copeaux, rafle sur rafle ».
Ces étudiants, journalistes, syndicalistes, qui tombent sous le coup des lois anti-terrorisme ont un point commun, à part leur innocence et le soutien de Pinar Selek : ils proposent une autre voie que la voie ultra-nationaliste imposée par l’Etat coercitif. Parler de la question kurde, évoquer le génocide arménien, pointer les enfants des rues qui constituent un problème majeur pour la société ou aborder l’homosexualité, la transidentité, constitue pour l’Etat profond une déclaration de guerre à la nationalité turque. Pour Ahmet Insel, « la difficulté à installer la démocratie en Turquie est liée à l’état d’esprit dominant ultra-nationaliste, il faut le transformer en une fierté démocratique plutôt qu’alimenter le haine de son prochain, comme on le fait aujourd’hui ».
« Mon existence est un cadeau à la vie turque »
« Je suis turc, honnête et travailleur. Je suis turc, je suis juste, je suis dur au travail. (…) Je me dois d’aimer mon pays et ma nation plus que moi-même. Je me dois d’aller de l’avant. O Atatürk suprême ! Créateur de notre réalité d’aujourd’hui, je jure que je marcherai sans m’arrêter sur le chemin que vous m’avez tracé, dans la direction que vous m’avez indiquée, avec l’idéal que vous m’avez enseigné. Mon existence est un cadeau à la vie turque. (…) » Voilà le serment d’allégeance que prêtent des millions d’écoliers à leur nation, chaque matin devant le drapeau Turc. « Les gens sont lobotomisés par un Etat profond, on n’a pas le droit de ne pas être nationaliste », explique Etienne Copeaux.
Dans ce contexte, quelle place donner à toutes les minorités qui composent aussi la Turquie si le simple fait d’en parler constitue un acte terroriste ? Etienne Copeaux constate avec optimisme un certain éveil de la société civile. La question arménienne, par exemple « n’est plus l’apanage d’une minorité arménienne, tout comme la question kurde, de nombreux turcs s’en emparent ». Pinar Selek, qui réalise justement une thèse à Strasbourg, où elle s’est réfugiée, sur les mouvements d’émancipation en Turquie, ne perd pas non plus espoir. Non seulement elle a réussit, bien malgré elle, à réunir toutes ces causes autour de son procès, mais elle garde aussi confiance en « une tradition de résistance qui existe depuis très longtemps, et qu’on ne peut pas réprimer. Les prisons sont pleines de militants, les manifestations réunissent des milliers et des milliers de turcs, c’est un peuple qui veut créer la démocratie et même si en face, ils sont très forts, ils ne pourront pas arrêter la lutte démocratique. »
Anna Ravix