Cela fait quatorze ans que Pinar Selek est accusée de terrorisme en Turquie. La réouverture le 13 décembre de son procès pourrait déboucher sur une condamnation à perpétuité. Portrait.
En 1998, Pinar Selek, alors âgée de 27 ans, est arrêtée par la police turque qui souhaite connaître les noms des personnes qu’elle a interviewées au cours de ses recherches sur les transsexuels et sur les Kurdes. Recherches qu’elle mène dans le cadre de ses études en sociologie. La jeune femme est torturée. “Ils m’ont envoyé des chocs électriques au cerveau. Je n’ai pas pu bouger le moindre doigt pendant des mois” raconte-t-elle au téléphone, la gorge nouée.
Pour briser sa résistance, la police l’accuse d’avoir perpétré un attentat à la bombe au marché aux épices d’Istanbul en juillet 1998, alors même que plusieurs experts certifient que l’explosion, accidentelle, est due à une bonbonne de gaz. S’ensuit une spirale infernale. Les procès pour terrorisme s’enchaînent et Pinar Selek, libérée en 2000, est à chaque fois acquittée. Le 22 novembre dernier, alors que le juge en charge de l’affaire est en congé maladie, le tribunal revient sur le dernier acquittement qu’il a prononcé en février et décide de rouvrir son procès.
Torture psychologique et mobilisation
“Je vois ça comme un film que je n’arrive pas à comprendre“, lâche la sociologue qui a fui la Turquie en 2009 pour s’exiler à Berlin, où elle a vécu deux ans avant de s’installer à Strasbourg. Pourquoi la France ? Parce qu’elle en a étudié la culture et la langue pendant huit ans au lycée français d’Istanbul et se sent donc “plus proche de [ses] souvenirs” ici qu’en Allemagne. Conserver un lien avec la Turquie est essentiel pour Pinar Selek, qui y garde un pied grâce à ses livres, toujours en vente dans les librairies. “Si l’État les interdisait, ils n’en seraient que plus populaires“, affirme-t-elle. Elle poursuit aussi une thèse sur les mouvements sociaux turcs à l’université de Strasbourg – qui la soutient officiellement – et milite en faveur des droits de l’homme, que son pays a pris la mauvaise habitude de bafouer.
“Il y a une grande oppression de la part de l’État. Le néo-conservatisme est devenu très fort en Turquie ces dernières années“, explique-t-elle, avant de rappeler que les prisons turques sont peuplées d’étudiants, de journalistes et de chercheurs, emprisonnés pour leurs idées (comme nous le rapportions ici).
“L’État dit que c’est à cause de nos liens avec des organisations terroristes mais ne le prouve jamais. C’est à cause de ce qu’on écrit !” s’exclame-t-elle.
Pour elle, la torture physique a cédé la place il y a quelques années à la torture psychologique. Résultat : les personnes emprisonnées ne connaissent pas le motif de leur arrestation, ni la date d’un éventuel procès. Pinar Selek semble subir, elle aussi, ce type de torture, enchaînant les procès et les acquittements depuis quatorze ans alors qu’elle souffre encore de troubles post-traumatiques. Mais il en faudrait plus pour la décourager :
“Il y a toujours des milliers de personnes dans les rues. La mobilisation ne s’arrête pas”.
Une mobilisation hétérogène, qui comprend des Kurdes, des féministes, des antimilitaristes et des militants des droits de l’homme, à l’image de Pinar Selek qui se présente sur son site comme “féministe, antimilitariste, sociologue, écrivaine et militante“. “Pour moi c’est une manière de vivre. Je pose des questions et je prends position. Je ne suis pas la seule en Turquie à le faire !” explique-t-elle.
Le militantisme en héritage
Pinar Selek ne s’est pas intéressée aux Kurdes et aux transsexuels par hasard. La sociologue a grandi dans un milieu militant et se rappelle sa maison comme “une association où plein de gens passaient”. Son père, avocat, était un intellectuel de gauche qui a passé quatre ans et demi derrière les barreaux suite au coup d’Etat militaire de 1980. “J’avais dix-neuf ans, j’allais le voir en prison et je découvrais les contradictions de mon pays. Je me suis alors demandé comment on pouvait étendre les libertés” raconte-t-elle.
Trente-deux ans après, les “contradictions de son pays” sont toujours d’actualité :
“Deux modes de vie, l’un conservateur, l’autre libertaire, s’affrontent. Il y a un système monolithique qui veut tout homogénéiser, tout nettoyer, et une réalité qui est plurale.”
Elle ajoute :
“Les politiques veulent tout reconstruire mais la société n’obéit pas. Il y a donc des résistances.”
Quel avenir ?
A 41 ans, Pinar Selek est loin d’être tirée d’affaire. Le 13 décembre, les juges qui ont annulé son dernier acquittement réclameront un nouvel examen de son dossier, qui pourrait déboucher sur une condamnation à la prison à perpétuité, réclamée par le ministère public. Une délégation composée d’avocats, de chercheurs, d’écrivains, de militants français, allemands ou encore italiens se rendra en Turquie pour soutenir ses avocats et protester devant le tribunal. Pinar Selek, elle, n’envisage pas une seule seconde de les accompagner, mais ne baisse pas les bras pour autant : “Je n’ai jamais demandé l’asile politique car j’ai l’espoir de rentrer en Turquie.”
Avis aux Strasbourgeois : le 14 décembre, Pinar Selek donnera une conférence de presse à La Station, le centre LGBT de la ville.
Carole Boinet