À l’occasion du 5e procès de Pınar Selek le 7 février prochain, pour lequel l’Association Française des Anthropologues délègue un membre de son bureau, nous publions l’entretien réalisé avec elle par Agnès Jeanjean & Monique Selim, anthropologue et rédactrices au Journal des Anthropologues
« La Turquie est d’une grande complexité. Mes livres sont publiés, distribués,on les trouve partout à Istanbul et pourtant je suis présentée comme une terroriste par le pouvoir turc ». (Pinar Selek)
Pinar Selek, figure du féminisme et de l’antimilitarisme en Turquie, est enseignante-chercheuse en sociologie à l’université Côte d’Azur de Nice, membre de l’URMIS. Elle travaille sur les migrations, la production de la virilité, le fonctionnement des pouvoirs, les violences structurelles. Consécutivement à ses travaux sur les droits des minorités et des exclus de l’État turc et en particulier les Arméniens et les Kurdes, en 1998 elle a été arrêtée et torturée. Sociologue, refusant de livrer ses sources et contacts kurdes, elle a alors été accusée, sur la base d’un faux témoignage, d’avoir commis un attentat à Istanbul, dans le bazar aux épices. Dès lors, victime d’un véritable acharnement politique et judiciaire, elle voit à nouveau sa vie basculer. Malgré quatre acquittements (2006, 2008, 2011et 2014), l’État turc la poursuit inlassablement. Symbole de la résistance non violente au pouvoir turc, à l’autoritarisme, au militarisme, Pinar Selek est exilée depuis 2011 en France. En 2022 le quatrième acquittement est cassé, la cour suprême de Turquie prononce une condamnation à la prison à vie. Un mandat d’arrêt international avec emprisonnement immédiat est émis. Un nouveau procès est engagé en mars 2023. Ce cinquième procès, reporté cinq fois, aura lieu par contumace à Istanbul le 7 février prochain. Une délégation internationale se rendra sur place, comme ce fut le cas pour chacune des audiences, l’Association Française des Anthropologues sera représentée. Une des intentions du pouvoir turc est de contraindre Pinar au silence, de limiter ses déplacements, de l’empêcher de poursuivre ses recherches, y compris en France, en surveillant et criminalisant ses activités scientifiques et en exigeant un mandat d’arrêt international. C’est mal la connaître…
Depuis 2023, Pinar Selek est membre du Comité scientifique du Journal des Anthropologues, elle a récemment publié Parce qu’ils sont arméniens (Liana Levi, Paris, 2023) et Le Chaudron militaire turc. Un exemple de production de la violence masculine (Des femmes-Antoinette Fouque, Paris, 2023), ou encore « Musiques anatoliennes en exil : transformations, transgressions » (Hommes & migrations, 2023, 1342 : 43-50). Pinar est une scientifique, une chercheuse et nous lui avons demandé de nous parler de ses travaux, de son parcours de recherche, intrinsèquement liés à sa biographie et à l’histoire récente de la Turquie. Au cœur du sujet : l’autonomie de la recherche et du travail intellectuel vis-à-vis de l’État ; l’effet du contexte politique sur les formes d’organisation de la recherche et sur la défense de la dimension critique inhérente à la science ; l’apport du féminisme à l’étude du pouvoir, de l’autoritarisme et des formes de résistance ; la nécessité de croiser les questions, les domaines pour produire une science critique et dynamique. Pinar questionne l’autonomie des institutions universitaires, évoque la création « d’espaces autres » au travers de revues, d’enseignements, d’articulations avec le militantisme, la poésie… le désir de lier inlassablement la recherche et la vie, la vie à la vie.
Nous avons réalisé cet entretien en juin 2024, dans un jardin, face à la Méditerranée, tout près de Nice. L’occasion pour la sociologue d’évoquer son attachement à Nice, à la mer, à l’eau.
Pourquoi Nice ?
Pinar Selek – J’avais déjà repéré Nice. J’avais une amie turque, Sirin Tekeli, une femme très importante pour les mouvements féministes turcs. On la qualifiait de « Simone de Beauvoir turque » mais elle était plus sympathique que Simone de Beauvoir, modeste, discrète. J’avais avec elle un lien très particulier : je l’appelais, elle ne me disait jamais non, elle connaissait ma mère… Elle avait une « cachette » à Nice. Un appartement où elle venait se reposer, écrire, penser. Elle venait une fois par an. Elle restait un mois incognito, elle allait au cinéma, elle lisait plein de livres, elle allait à l’opéra. Son appartement à Nice se situait sur le port. C’était un secret, elle craignait pour sa vie depuis le coup d’État. Elle a partagé sa cachette avec moi et je venais à Nice, chez elle, pour écrire. Après avoir quitté la Turquie en 2009, j’ai passé quelques temps à Lyon et quand j’ai quitté Lyon, je suis venue à Nice. J’étais dans ce petit appartement, mon amie n’y venait pas souvent… La mer est toute proche et je suis une vraie maniaque de la mer Méditerranée, il faut que je nage, c’est pour moi une nécessité. Les sociologues de l’URMIS ont appris que j’étais à Nice, ils m’ont invitée pour une conférence, puis j’ai obtenu un poste d’ATER en sciences politiques à Nice et deux ans après je suis passée en sociologie. Aujourd’hui, je suis enseignante chercheuse en sociologie à l’université Côte d’Azur.
Monique Selim – Nous reviendrons un peu plus longuement sur ce lien avec Nice, mais peux-tu nous parler de ton parcours depuis tes études en Turquie ? Tu as une formation de sociologue. Tu as fait une thèse ?
Agnès Jeanjean – Comment te situais-tu par rapport aux institutions universitaires et de recherche ?
L’autonomie de la recherche, les revues au cœur de formes alternatives de reconnaissance par les pairs
P.S. – En Turquie j’ai fait toutes mes études en sociologie, mais je n’avais pas forcément l’intention de faire une thèse. Dans ce pays, l’autonomie de la recherche s’exprimait surtout en dehors de l’Université, surtout autour des revues. L’Université était sous le chapeau de l’État et les collectifs de revues étaient bien plus autonomes. La reconnaissance par les pairs passait par ces collectifs de revues.
M.S. – C’est la même chose en France, les collectifs de revues sont beaucoup plus autonomes.
P.S. – Il y avait aussi des fondations, par exemple des fondations européennes qui finançaient des recherches. J’ai travaillé notamment avec des fondations allemandes. Les maisons d’édition étaient très importantes, très sérieuses, reconnues. Elles constituaient, avec les revues, le milieu scientifique autonome… Autonome par rapport à l’État.
M.S. – Ça c’est très important pour nous, pour la revue le Journal des Anthropologues, c’est la même chose. Nous cherchons à faire exister cette autonomie au travers de notre association.
A.J. – Oui c’est bien ça. Il s’agit d’un combat pour la liberté finalement, en créant et défendant des espaces autonomes. Et, pour cette raison en particulier, il est très important pour nous que tu sois dans le comité scientifique du JdA.
P.S. – Nous avons, nous aussi, créé un journal fin 2004 jusqu’en fin 2007. Une revue féministe, j’étais la rédactrice en chef et quand j’ai quitté la Turquie j’ai dû arrêter mais la revue a continué à exister encore quelques années. On l’avait appelée Amargi, nous n’avons pas voulu trouver un terme turc, ni kurde, ni arménien, ni grec. Nous avons trouvé un terme sumérien. Comme c’est une langue morte, il n’y a pas de tensions ethniques, de dominants et de dominés… On s’est dit « c’est comme le latin, une langue morte tout le monde peut se l’approprier ». Amargi signifie La liberté en sumérien. Dans le comité de rédaction, il y avait des sociologues, des anthropologues, des politistes, des philosophes mais aussi des militants de longue date, des jeunes. Nous étions neuf mais ça marchait très bien, on coconstruisait la recherche. Il y avait un texte sur Hannah Arendt, ou Luce Irigaray, par exemple de cinq pages, et il y avait une autre réflexion sur une action. C’était très vivant et très intéressant. C’était un peu comme une université libre, quelque chose de jamais vu. C’était presque un livre, et pourtant on en vendait plus de 3000 exemplaires à Istanbul. Nous étions théoriques et hors des chaines de distribution.
M.S. – C’est extraordinaire ce niveau de diffusion !
P.S. – Oui, en Turquie, les espaces réflexifs en dehors de l’Université étaient très développés. Par exemple, on faisait une manifestation, on était tabassé par la police, ensuite on se retrouvait pour discuter par exemple le livre de Deleuze sur Spinoza3. Il y avait du monde et pas seulement des intellectuels. C’était très mixte, donc les espaces réflexifs étaient assez multiples. Il existait plusieurs revues féministes de ce type donc beaucoup, beaucoup de lecteur·ices pour ces publications.
Une histoire politique de la pensée critique. Les formes d’adaptation et de résistance à l’autoritarisme, au fascisme, à la dictature
M.S. – Tu vas peut-être me contredire mais c’était des collectifs politiques qui menaient une réflexion politique sur l’État ?
P.S. – Ce n’était pas lié à un parti politique mais oui c’était politique ou critique.
M.S. – C’est peut-être comme dans les années 1970 en France…
A.J. – C’est fondamental et ça nous concerne absolument. Ces travaux d’intellectuels étaient utilisés pour penser le monde et non pas à l’écart du monde. On pourrait revenir là-dessus même pour discuter de la suite, de ta position scientifique, ta façon de chercher, d’enseigner et de la nécessité de créer des « espaces autres » comme les pense Michel Foucault. Une position fondamentale en ce moment, cruciale pour l’avenir en général et l’avenir de la recherche.
M.S. – C’était une époque ? C’était lié à la Turquie à la situation politique de la Turquie ? À la chute du mur ?
P.S. – C’était dans les années 1989 une effervescence énorme, c’est multicausal, la chute du mur a joué son rôle mais pour bien comprendre il faut remonter un peu plus loin. Le kémalisme était très autoritaire et totalitaire pour les femmes. À partir des années 1960, il y a eu une effervescence du côté de la gauche révolutionnaire comme au Chili, au Salvador par exemple. La lutte armée a commencé contre le système politique de l’État, fasciste, militariste anti-Arméniens, anti-Kurdes, etc. Et il y avait aussi une lutte interne aux socialistes, à ce moment-là. Une partie se pensait liée à la Chine et une autre à L’Union soviétique. D’un côté, il y avait l’hégémonie de l’État sur la pensée et de l’autre, l’hégémonie de la gauche révolutionnaire, on ne pouvait pas aller plus loin.
En 1980, les militaires ont pris la main, à l’occasion d’un coup d’État. L’OTAN n’était pas loin. La Turquie est proche de la Russie et il ne fallait pas que la gauche prenne le pouvoir, c’est aussi ce qui s’est passé au Chili avec Pinochet. Un million de prisonniers politiques en trois semaines, c’est énorme. La dictature s’est mise en place et même avoir un livre d’Éluard à la maison représentait un délit. Je ne parle même pas de Marx ou d’Aragon… Dès lors la gauche s’est dissoute, les mouvements de gauche se sont dissouts. À ce moment-là mon père a été emprisonné cinq ans. Il était dans un parti de gauche auquel mon grand-père appartenait aussi. Mon grand-père a été député de ce parti. Ma mère était une révolutionnaire, pharmacienne, elle a organisé la solidarité avec les prisonniers à partir de sa pharmacie qui était un lieu de réunions politiques. C’est grâce à ma mère que je suis anarchiste.
M.S. – Tu te définis comme étant anarchiste ?
P.S. – Anarchiste, libertaire, je me définis grâce à plein de choses : écologie sociale, féminisme, anticapitalisme… C’est très dynamique chez moi, j’appréhende toujours de nouvelles choses.
Mais revenons aux années 1980. Après le coup d’État, l’hégémonie de la gauche est empêchée et tout d’un coup on voit émerger le mouvement kurde, un peu après le mouvement arménien, et les mouvements libertaires, féministes, anticapitalistes, LGBTI, d’écologie sociale… Et lorsqu’on arrive aux années 1990 tout ceci produit une époque d’effervescence. Les nouvelles causes, les nouvelles questions, les traductions fusent. On traduit des textes et des auteurs du monde entier, des États-Unis, de partout, on traduit Foucault… On développait des « tactiques d’adaptation des mouvements sociaux » face au pouvoir, comme on dit en sociologie. On créait des entreprises, on créait des éditions, des clubs. L’État avait des priorités. Il ciblait en particulier la gauche et ses actions. Ces mouvements ne les intéressaient pas, mais quand ils ont mis des milliers de personnes dans la rue, là ils ont été débordés. Le pouvoir a été débordé.
Le rôle considérable des féministes
P.S. – Les féministes ont joué un grand rôle. Il y a eu un mouvement féministe au moment de la chute de l’empire ottoman et les féministes parlaient de tas de choses, de l’orgasme, de plein de choses. Elles ont revendiqué le fait de ne pas être les filles de Kemal.
M.S. – On retrouve des mouvements féministes très importants, très intéressants dans l’histoire des pays musulmans. J’ai bien connu ça au Bangladesh…
P.S. – Pour revenir à la Turquie, elles voulaient obtenir leurs droits par elles-mêmes et pas d’un homme. Elles ont subi le sort de Camille Claudel, la folie, l’internement. C’était une solution pour se débarrasser des femmes gênantes. Et le pouvoir a dit : « Vous ne pouvez rien faire par vous-mêmes, les femmes. On va vous donner le droit de vote, des droits tout, tout, tout, mais si vous voulez profiter, vous devez jouer le rôle des femmes turques, être cette image. Et ça a marché ». Par exemple, Atatürk se voulait être le père de tous les Turcs. Il a adopté des filles, l’une d’elles a fait des études d’anthropologie en Allemagne et considérait que les Turcs descendaient de la race aryenne. La deuxième est pilote de chasse et a bombardé les Kurdes. Un aéroport à Istanbul porte son nom. Ces filles sont les symboles de la République. Elles sont directement liées aux formes d’oppression développées par le régime et l’État.
Donc le féminisme sous Atatürk s’est développé très tard parce que tout un ensemble de gens disait qu’Atatürk était féministe, etc. Mais il formait les femmes pour qu’elles aillent apprendre le turc aux Kurdes par exemple… C’était un mouvement très nationaliste et les femmes en étaient les instruments. Les féministes ont critiqué le nationalisme, le militarisme et ont parlé de la liberté, moins de l’égalité puisqu’elles l’avaient. Et ce féminisme a critiqué à la fois le kémalisme et la gauche : « Nous ne voulons ni l’un ni l’autre ». Cette position a encouragé le mouvement LGBTI. Il y avait un aspect anti-autoritaire. La gauche était autoritaire et armée et l’anti-autoritarisme, l’antimilitarisme ont découlé de ça. Nous avons souffert aussi de l’autorité de la gauche.
M.S. – Ici c’est très différent de ce que nous avons vécu en France. C’est une spécificité du contexte turc.
P.S. – la convergence des luttes était incontournable dans ce contexte de répression. Les gens de gauche se sont adaptés et renouvelés sous l’effet de ces mouvements. Ces convergences permettent le voyage, des expériences, des idées, des concepts et la transformation de tous ces groupes. Ce qui ne se transforme pas ne peut pas continuer. Moi j’ai grandi dans ce milieu… Sirin Tekili, par exemple, connaissait ma mère, venait à la maison. Elle a quitté l’Université au moment du coup d’État car l’Université perdait son autonomie. Elle a continué, avec d’autres, et a créé des espaces autonomes. Des espaces où on pouvait respirer un peu. Et j’ai grandi dans ces espaces, j’ai vécu dans ces espaces, j’y étais très intégrée. Quand j’ai publié mon master sur les transsexuels, je me suis intégrée à d’autres milieux et, pour répondre à votre toute première question, je n’ai pas eu envie de faire une thèse.
Des textes et leurs contextes : une œuvre produite dans les interstices de la répression
P.S. – Lorsque j’ai été emprisonnée, en 1998, j’avais déjà publié deux livres : ce livre issu de mon mémoire de Master (Maskeler Suvariler Gacilar, 2000, Istanbul, Aykiri) et un conte pour enfants (Su Damlasi, 1997, Istanbul, Ozyurek). Après ma libération, en 2001, j’ai pu continuer mes recherches. Cependant, j’étais face à un acharnement juridique et médiatique et cela m’a demandé beaucoup d’efforts. L’Université était attaquée en permanence, la recherche se structurait dans les structures hors-université et les sciences sociales gardaient ainsi leur autonomie. Les chercheurs autonomes mettaient en commun tous les moyens disponibles, les informations concernant les financements étrangers. J’y ai trouvé facilement ma place et de 2002 à 2009, j’ai mené plusieurs recherches. Entre mars 2002 et décembre 2003, j’ai enquêté sur les mobilisations pacifistes face à la structuration permanente de la violence politique en Turquie. Ce travail a été publié en 2004 sous le titre Nous n’avons pas pu faire la paix (Barisamadik, Istanbul, Ithaki). J’y explique les conditions de l’émergence, des ressources militantes des groupes antimilitaristes, dans un contexte autoritaire. De juin 2003 à novembre 2004, j’ai coordonné le projet intitulé « la Plateforme Istanbuliote de l’Écologie Sociale », en vue du renforcement local financé par l’Union Européenne. Il s’agissait de réunir diverses associations autour des questions transversales et locales. En 2005, j’ai écrit le rapport de ces travaux pour l’UE. Entre octobre 2006 et février 2009, j’ai mené une recherche, financée par la fondation Heinrich Böll, sur la construction sociale de la violence, son lien avec la « virilité » et l’armée qui est une institution centrale de la société et de la politique turques. En investissant un champ d’études beaucoup plus vaste, mon questionnement s’est élargi vers le rôle de la masculinité normative dans l’organisation de la violence politique. Pour analyser, à partir de l’exemple de la Turquie, les liens entre la construction sociale des hommes et la production structurelle du pouvoir masculin, je me suis tournée vers le service militaire. J’ai privilégié la démarche d’histoire orale. J’ai fait 58 entretiens menés avec des hommes de différents âges et milieux socio-géographiques afin de pouvoir saisir les souvenirs et les discours qui accompagnent le service militaire. Les résultats de cette recherche ont été publiés en 2009 en Turquie, plus tard en Allemagne et en France. Immédiatement après cette publication en Turquie, ce thème est devenu un sujet de discussion dans l’espace public : les journaux, les télévisions, les radios, les espaces de variétés, parlaient de mon livre Devenir Homme en Rampant. Un débat musclé s’est rapidement déployé à travers les médias de toutes couleurs politiques, les associations, les universités. La première édition a été épuisée en quelques semaines. Mais quatre mois après la sortie du livre, j’ai dû quitter le pays, en avril 2009, à la suite de la décision de la cour de cassation qui demandait mon incarcération à perpétuité. L’État turc n’a pas supporté ça. Une université tu peux la fermer, un parti politique tu peux le fermer mais quand ce sont des revues, un réseau, des groupes et quand nos relations sociales nous proposent des structures et des réseaux, ils ne peuvent pas contrôler ça.
M.S. – Cette liberté est aussi liée aux financements étrangers de projets et les régimes autoritaires essaient toujours de fermer ces possibilités.
P.S. – Oui tout à fait.
A.J. – Et tes travaux sur le mouvement kurde, peux-tu nous en parler ?
P.S. – Le mouvement n’est pas tombé du ciel. Il est né d’organisations de gauche turques dissoutes après 1980 et qui ont décidé, après en avoir discuté, d’aller organiser une révolution au Kurdistan. Tout ceci m’intéressait beaucoup. En tant qu’antimilitariste, j’ai souhaité raconter tout ça et comprendre ce mouvement qui est entre la lutte armée et les luttes démocratiques en Turquie. Lorsque j’ai été arrêtée, mes disquettes et toutes mes archives ont été confisquées par la police. Et en prison, où je suis restée deux ans et demi, j’ai travaillé sur d’autres sujets. J’ai réfléchi et j’ai écrit beaucoup de textes en prison. J’ai fait un travail théorique sur l’anthropocentrisme et le sexisme. Comment le sexisme, la propriété privée et l’anthropocentrisme se sont-ils développés ? En réponse à la confiscation de mon travail sur les Kurdes, j’ai décidé de travailler sur les mouvements pour la paix. De très grands intellectuels ont dénoncé l’OTAN mais n’ont rien dit sur le génocide des Arméniens, sur les Kurdes… Et j’ai écrit un livre de 350 pages sur la constitution de l’État turc et la continuité de la guerre, plus exactement du système de guerre en Turquie. J’examine la naissance des mouvements sociaux qui se disaient pour la paix dans les années 1950 et jusque dans les années 1980. Je fais une critique de la gauche en Turquie et de la pérennisation du négationnisme. Je montre comment la gauche est devenue le fils de la république, pas la fille… le fils. Ce travail n’est pas traduit. J’ai beaucoup de livres qui ne sont pas traduits. Tout a été confisqué, à ma sortie de prison. Mais comme je le raconte dans L’insolente (Dialogues entre Pinar Selek et Guillaume Gamblin, 2019, Paris, éditions Cambourakis), une copine a sauvé un cahier. J’ai fini ce livre dehors (après la prison) et j’ai alors rencontré des antimilitaristes et des anarchistes insoumis qui développaient une critique de l’armée, parlaient de la question kurde, du génocide. J’ai terminé le livre en parlant d’eux et de leurs mouvements. J’ai, par la suite, écrit des textes à ce sujet4.
J’avais écrit et publié des contes, des choses comme ça… Mais aussi des entretiens avec des femmes kemalistes qui avaient plus de 90 ans. Je tenais une rubrique dans un journal qui s’appelait Gumdan. Je suis devenue en Turquie une figure importante du féminisme et de l’action contre les guerres.
M.S. – Tu connais Andrée Michel ? Elle était mariée à un ouvrier ?
P.S. – Oui je l’aimais beaucoup.
Penser et écrire en exil
P.S. – Quand je suis arrivée en France j’étais traumatisée. Je suis tout d’abord arrivée en Allemagne mais quand j’ai compris que ça allait durer, et comme je parlais français, j’ai décidé d’aller en France. Je voulais me concentrer sur l’écriture, la réflexion. Je n’avais pas besoin de rentrer à l’université. Je souhaitais disposer d’un espace pour la littérature, la philosophie, la réflexion et l’écriture. Mais les personnes qui me soutenaient m’ont dit « Il faut faire une thèse pour les papiers ». Il a donc fallu que je trouve un sujet qui m’intrigue, alors j’ai trouvé une possibilité en sciences politiques. J’ai décidé de travailler sur la transformation de l’espace militant en Turquie. La répression, mais aussi les convergences et comment ces dernières créent la transformation.
En 2012, je me suis inscrite en thèse à Strasbourg. Mais je n’ai pas vraiment travaillé sur la thèse. J’étais invitée un peu partout, j’ai publié un roman (Yol Geçen Hani, 2011, Istanbul, traduction française : La Maison du Bosphore, 2013, Paris, Liana Levi). Je voulais retourner en Turquie et y recueillir des informations pour ma thèse. C’était après mon troisième acquittement. Et tout d’un coup, le juge qui m’avait acquittée a été hospitalisé. Ils ont mis un juge de garde. Ce juge a retiré le procès à la cassation et a engagé un nouveau procès. À l’issue duquel il m’a condamnée en très peu de temps. Mais même la cours de cassation, qui pourtant veut me condamner, a fini par casser cette condamnation car même en Turquie ça ne se fait pas.
Tout d’un coup on m’a dit « Tu es condamnée » et la Turquie exigeait mon extradition. Mes avocats m’ont appelée et m’ont poussée à demander l’asile politique. Un jour, Sirin Tekili m’appelle, elle avait une voix de comtesse, « Pinar, bonjour il faut qu’on se voie très rapidement, j’ai besoin de toi » et je lui réponds « Ce n’est pas possible aujourd’hui les journalistes turcs sont venus, m’appellent sans arrêt même ceux de droite, il faut que je demande l’asile politique, il y a INTERPOL… Je ne suis pas bien, il y a mon comité… ». Elle me dit « Mais moi je ne t’ai jamais dit non, même quand tu m’as sollicitée pour des actions illégales » ̶ Il s’agissait en fait d’une conférence de presse pour une fille qui avait été violée mais pour elle, conférence de presse, c’était illégal car on ne demandait pas d’autorisation. Elle me dit « Je t’ai envoyé les billets aller-retour ». Donc je ne peux pas refuser et je pars à Nice. C’était un 2 février en 2013. Elle vient me chercher à l’aéroport et après, je ne comprends pas. Elle ne dit rien, elle m’invite au restaurant et en sortant elle a un petit sac noir, elle sort des clefs qu’elle me donne et avec une voix très autoritaire, alors qu’elle a une voix très douce, elle me dit : « Ta mère est décédée, je suis maintenant comme ta mère. Tu as un procès qui ne ressemble pas aux autres. Il y a des procès du terrorisme mais toi on t’accuse d’un massacre. Ta situation n’est pas bien et je sais que tu ne vas pas être tranquille en France. Je te connais tu vas critiquer ici, tu vas faire d’autres choses et on ne sait pas si les Français vont te soutenir jusqu’à la fin. Et tes comités, là ils sont avec toi mais peut-être qu’un jour ils ne le seront plus, ils s’intéresseront à autre chose… Maintenant tu as beaucoup de confiance en toi, parce que tu es devenue Pinar Selek, mais quitte ton appartement à Strasbourg, il y a du monde qui connait cet appartement, il y a trop de passage. Mais ici, c’est une cachette, je te fais confiance et tu as la mer ». Je suis repartie à Strasbourg, j’ai déposé ma demande d’asile et je suis revenue à Nice au bout de deux semaines. Sirin n’était plus là, je ne connaissais presque personne ici et j’ai écrit une thèse en moins d’une année. J’ai écrit ma thèse comme une révélation, une expérience presque mystique. Je n’ai pas dormi, c’était comme une force. Je nageais et je venais écrire. Je faisais des entretiens par skype. Comme j’étais très connue en Turquie, j’avais beaucoup de contacts et j’ai pu parler avec une quarantaine, une soixantaine de personnes via skype. J’étais dans une sorte de transe. J’ai soutenu ma thèse en mars. Ça s’est très bien passé. J’avais besoin d’une personne spécialiste de ces sujets en sciences politiques. Isabelle Sommier m’a aidée, m’a envoyé tous les débats théoriques, les grandes discussions. J’ai lu, on discutait. Je la voyais, elle a été ma béquille. Elle est devenue une très grande amie. Dans cette thèse, je discute les théories déterministes classiques en sciences politiques sur les mouvements sociaux et je dis qu’il y a d’autres dynamiques qui peuvent jouer un rôle. Je raconte la structuration des relations entre quatre mouvements : le féminisme, les LGBTI, les Kurdes, les Arméniens. Je n’ai pas encore eu le temps de publier ce travail. Il faut que j’y travaille. J’ai écrit beaucoup d’articles autour de cette thèse.
M.S. – Tu pourrais nous parler de tes projets et nous dire ensuite comment tout cela vient nourrir tes enseignements.
A.J. – Tu nous as beaucoup parlé d’espaces, comment tout ça vient-il étayer ta façon d’enseigner ? Il est question d’espaces « autres » et d’Université dans ce que tu as dit. Alors comment vis-tu l’espace universitaire, comment te nourris-tu de tout ça en créant quelque chose ? Parce que je travaille avec toi, nous avons fait un cours ensemble et je sais ce que tu fais, tu crées quelque chose à l’Université, c’est manifeste.
P.S. – Oui je suis à l’Université, mais je ne suis pas dans la posture universitaire. Je suis attachée à l’autonomie de la pensée, à la rigueur dans le travail mais pour ça je n’ai pas besoin de l’institution. J’ai intégré ces exigences en Turquie dans la répression. Alors je n’ai pas besoin de l’Université pour ça. Mais à l’université de Nice, j’ai trouvé des collègues en sociologie qui m’ont comprise et bien accueillie, sans tension. Je peux créer ma manière de faire, je peux faire ce que je veux. Et donc, j’ai continué mes recherches librement ici. Quand je suis arrivée à Nice, j’ai senti que les situations des femmes sans papiers méritaient d’être creusées. Nous avons créé l’Observatoire des migrations, et là j’ai effectué une recherche sur la côte d’Azur avec les femmes sans papiers. Non pour comprendre leur situation mais pour comprendre les mécanismes de renouvellement du sexisme en Europe, la place qu’elles ont dans l’économie, surtout dans des travaux de merde. Et donc, j’ai suivi le sexisme, le capitalisme à partir de leur situation. Je n’ai pas tellement parlé d’elles, mais plutôt du sexisme à partir de ce qu’elles disent. Depuis le début je ne travaille pas sur les situations. Sur Wikipédia on lit : Pinar Selek a travaillé sur les transexuel·es, les prostitué·es… En fait, ça n’a jamais été le cas. Par exemple dans mes travaux sur la rue Ulker à Istanbul, une rue ou les transsexuel·les vivaient depuis longtemps et dans laquelle, une nuit, une répression terrible s’est abattue sur ell/eux. Je réfléchis aux mécanismes de pouvoir, aux façons dont ils s’exercent. Je travaille sur le pouvoir et les logiques de résistance.
M.S. – Tu es dans une logique sociologique classique finalement : les politiques, le pouvoir comme objets.
Les recherches sont vivantes et la recherche confisquée a continué à vivre jusqu’à devenir un livre
P.S. – J’ai travaillé juste après sur les mouvements féministes, et en particulier lorsqu’ils rencontrent des femmes non sédentaires. Qu’est-ce qu’il se passe ? Puis j’ai voulu articuler ma recherche de thèse et ce que j’ai appris en exil. J’ai décidé de travailler sur les musiciens en mobilité qui viennent de Turquie. J’ai travaillé avec quatre ou cinq musiciens et je les ai suivis. J’ai écrit deux trois articles là-dessus (Anatolian Musicians in Europe : « Creation, Political Engagement, Transformation. » in BRILL, 2022, The Global Politics of Artistic Engagement) et j’ai montré comment l’espace politique en Turquie a des effets sur la façon dont les musiciens exilés produisent leur musique. Si on compare les années 1960 aux mouvements actuels, c’est très différent. J’ai terminé ce travail l’an dernier et maintenant je suis passée à une autre étape. Je suis en train d’écrire quelque chose de très important pour moi. J’ai réfléchi à la confiscation de ma recherche sur les Kurdes. J’ai publié depuis sur le sujet… Mais je n’ai jamais repris cette recherche, discuté la problématique, ou analysé ce que j’avais relevé dans mes notes confisquées. J’avais appris beaucoup de choses en Turquie mais aussi à l’étranger, en Allemagne… Je parle toujours de « ma recherche confisquée » mais je n’ai jamais réfléchi à ce que je pourrais sortir de là. Et un jour dans le train, je me suis demandée pourquoi je n’avais jamais réfléchi à ça. Et je me suis aussi demandé pour quelle raison j’y pensais à ce moment-là seulement. Et à présent, je suis en train d’écrire un livre sur ma relation avec ma recherche. On m’a pris mes données mais j’ai beaucoup de choses dans la tête… Les recherches sont des organismes vivants. Cette recherche vit quelque part, elle est faite, elle est dans mon cerveau. Et moi, est-ce que mon « truc » post-traumatique ou traumatique a fait que je ne l’ai jamais touchée ? Je ne sais pas, c’est un processus. Maintenant je ne veux rien faire d’autre. Est-ce que je suis devenue l’objet ? Est-ce que je suis tombée dans l’objet ? On n’écrit pas quand on comprend quelque chose, on écrit pour comprendre.
A.J. – Tu penses que ça a un lien avec ton procès ?
P.S. – Peut-être mais c’est multi-causal comme tout. J’ai la force, j’ai de la force.
M.S. – Oui tu as beaucoup de force.
P.S. – Je souhaite faire une recherche sur la situation des Kurdes en Europe et je sais que ça va me mettre dans une fragilité importante. Je m’apprêtais à l’annoncer, j’avais un peu peur, lorsque j’ai reçu l’appel d’une collègue de Paris Cité dont l’équipe veut faire des livres d’universitaires, de chercheurs, des livres analytiques mais pour un large public. Ils ont sollicité Bernard Lahire, moi et trois autres personnes. Cette collègue m’a demandé si j’avais un projet, et je lui ai répondu « ma relation à ma recherche ». J’ai envoyé la préface et elles ont beaucoup apprécié le projet. C’est un écrit très fort, très particulier pour moi, il sera publié très bientôt.
Pour retrouver les publications de Pinar Selek :
https://www.urmis.fr/pinar-selek/
4 « Résistances des mouvements féministes en Turquie face à la violence extrême de guerre – À partir de 1980 jusqu’au aujourd’hui », Revue Confluences Méditerranée, 2017.103(4) : 89-99.
« Le rôle du mouvement féministe dans l’émergence d’un nouveau cycle de contestation en Turquie », Mouvements, été 2017, 90 : 122-128.
En collaboration avec A. Allal, A. Déboulet, N. Le Blanc, G. Erdi Lelandais, É. Massicard et S. Topc. « Éditorial », Mouvements, 2017, 90(2) : 7-9.
« Quand les Apatrides et les Infidèles contestent : territoires, conflits, innovations » , Culture & Conflits, été 2016, 101 : 165-187.
« Les possibilités d’inventer la politique face à la violence extrême », Rue Descartes, 2015, 85-86(2) : 148-163.