
La Turquie a émis un mandat d’arrêt contre la sociologue et militante Pınar Selek, réfugiée en France. La dernière étape de décennies de harcèlement d’État, après la torture, la prison et les procès infligés à cette écoféministe.
Les façades du Vieux-Nice, aux teintes pastel délavées par le sel marin, s’effacent doucement dans l’obscurité. Pınar Selek écrase sa cigarette, et quitte la brasserie où nous avons échangé. « Vous… vous voulez bien m’accompagner ? Juste quelques minutes. » Les menaces de mort proférées par les fascistes turcs lui ont volé sa quiétude. Plus jamais elle ne se déplace seule. Sur une messagerie chiffrée, deux cents camarades restent sur le qui-vive, prêts à l’escorter d’un point A à un point B. « L’État turc m’a condamné à être demandeuse à perpétuité. »
Pınar Selek est une « féministe acrobatique ». Un attribut fourre-tout pour échapper à l’énumération sans fin des fronts sur lesquels bataille la franco-turque, de l’écologie à l’anarchisme. Le 25 avril, la cour criminelle d’Istanbul ouvrira une énième audience à son encontre. Chef d’inculpation ? « Terrorisme ». La quinquagénaire est accusée d’avoir organisé, le 9 juillet 1998, un attentat ayant tué sept personnes dans le marché aux épices de l’ancienne Constantinople.
Une affaire montée de toutes pièces. Objectif : bâillonner la sociologue, dont les travaux académiques portant sur la question kurde dérangent les autorités turques. Bientôt vingt-sept ans plus tard, les expertises officielles ont écarté l’hypothèse d’une bombe, concluant toutes à l’explosion accidentelle d’une bonbonne de gaz. Pourtant, l’acharnement politico-judiciaire continue et un mandat d’arrêt international menace aujourd’hui Pınar Selek.
L’insoumission et la force de défendre ses idéaux, Pınar Selek les a sûrement puisées dans l’héritage de ses aïeux. Son grand-père, Haki, fut un pionnier de la gauche révolutionnaire. Son père, Alp, un grand avocat des droits humains. En 1980, au lendemain du coup d’État militaire, il a été arrêté et emprisonné. « Détenir le livre du poète communiste Aragon était devenu un délit », se souvient sa fille. Elle n’avait alors que neuf ans, refusait de prononcer les serments d’allégeance à l’école, et maudissait les allocutions télévisées de Kenan Evren, « le Pinochet turc ».
Dans la pharmacie de sa mère, Alya, des Gitanes lui apprirent à lire dans le marc de café. Au crépuscule, elle se métamorphosait en fée et contait ses périples oniriques, jusqu’à ce que sa petite sœur Saïda s’abandonne aux bras de Morphée : « La fois où elle a compris qu’il s’agissait d’un mensonge, elle s’est fâchée et ne m’a plus adressé un mot », sourit Pınar Selek. Des jours plus tard, la benjamine décida de se doter elle aussi d’une baguette magique. « À défaut de parler de Dieu, cet imaginaire nous aidait à garder espoir, à l’époque où notre père était en prison. » Il en sortit au bout de cinq ans.
En grandissant, Pınar Selek aiguisa son cheminement intellectuel au contact d’enfants des rues d’Istanbul, de personnes transgenres harcelées par la police et de prostituées à la condition désastreuse. Ce, bien plus encore que dans les livres et les amphithéâtres des universités, où elle finit pourtant par enseigner. Le 11 juillet 1998, des hommes en civil l’embarquèrent de force dans un véhicule banalisé. Elle avait 27 ans. Sa vie a basculé à tout jamais.
Revolver sur la tempe
Empêtrées dans la guerre d’indépendance, les autorités turques voulaient lui arracher les noms de militants kurdes qu’elle avait rencontrés lors d’une enquête sociologique. Pour leur éviter de fatales représailles, elle a refusé de dévoiler la moindre identité. Commença alors un cauchemar, narré dans L’Insolente (ed. Cambourakis), une biographie écrite par son ami Guillaume Gamblin : « Je ne mangeais pas, je ne buvais presque pas. Le plus grave, c’est quand on me suspendait à un mur avec les mains tirées et collées dans le bas du dos, et tout craquait et se déchirait, ma colonne vertébrale se brisait. C’était ça le pire. Je criais comme… Je ne sais quoi. »
Nue et les yeux bandés, elle était rouée de coups nuit et jour. Ses tortionnaires lui infligeaient des électrochocs dans les oreilles, sur les seins, sur la tête. Un revolver posé sur la tempe, elle résistait et parfois, s’évanouissait. « Ils essayaient toutes sortes de choses sur moi. J’ai résisté par hasard, il n’y a rien d’héroïque là-dedans, dit-elle, les doigts roulant machinalement sur son pendentif émeraude. Beaucoup de mes amies n’y sont pas parvenues et ont été méprisées pour ça. Cette double peine est injuste. »
Sept à huit jours plus tard, les sévices ont pris fin. Elle a été jetée en prison, brisée psychologiquement et incapable de marcher. Une autre forme de torture a alors débuté. Le 20 août 1998, un flash spécial a été diffusé sur un écran de la prison. Le visage de Pınar Selek, accolé à la mention « terroriste », est apparu. Un garçon a déclaré avoir commandité avec elle un attentat, au nom du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan. Dès le lendemain, l’affaire a fait la Une des journaux.
En cellule, la sociologue écrit. Beaucoup. « Je menais mes enquêtes et mes entretiens, par l’intermédiaire de mes avocats. Toute une organisation ! » Quelques jours à peine avant sa libération, ceux-ci lui ont été confisqués et brûlés. Épuisée par une interminable grève de la faim, elle a fondu en larmes. Une codétenue s’assit alors à côté d’elle et lui tendit un manuscrit : « Tu avais égaré celui-ci, murmura-t-elle. Je l’ai dissimulé sous mon t‑shirt. » Tout ce qui restait d’un an et demi de travail.
Libérée sous caution faute de preuve, le 22 décembre 2000, elle a adressé à la foule une promesse : celle de consacrer sa vie à la construction d’une paix juste pour les Kurdes. Un combat encore ô combien d’actualité. Le 27 février 2025, Abdullah Öcalan, le chef du PKK emprisonné depuis 1999, a appelé au cessez-le-feu avec la Turquie. Faut-il y voir le crépuscule du versant armé de cette lutte pour l’indépendance et la liberté vieille de 40 ans, dans laquelle des dizaines de milliers de vie ont été emportées ? « Difficile à dire, tempère la chercheuse. Il y a encore beaucoup de flou. »
« Comment un bébé peut-il se transformer en meurtrier ? »
En dehors des geôles aussi, la répression fait rage. « Mon ami Hrant Dink avait réussi à médiatiser la lutte pour la reconnaissance du génocide des Arméniens de 1915, poursuit-elle. Une petite révolution à son échelle. Quand l’État a compris ça, ils l’ont assassiné. » Le 19 janvier 2007, le journaliste a été abattu de trois balles dans la tête, sur le paillasson de la porte de son média. Dévastée, sa femme interrogea : « Comment un bébé peut-il se transformer en meurtrier ? » Alors Pınar Selek entama des travaux sur le service militaire turc, chaudron de la domination hégémonique masculine. L’ultime enquête menée avant son exil.
En 2009, la Cour de cassation menaçait de l’incarcérer à nouveau. Son père, Alp, lui demanda de fuir à l’étranger. Pour ne pas attirer les soupçons à l’aéroport, elle partit avec pour seul bagage une toute petite valise. À l’intérieur : des photographies de sa mère, décédée en 2002, et de la sculptrice française Camille Claudel, « [sa] copine ». Elle atterrit à Berlin, en Allemagne, sans le moindre repère. Et finit par se retrouver en France, en 2010.
Entre 2006 et 2011, la féministe a été acquittée à trois reprises par la cour criminelle d’Istanbul, faute de preuves. À chaque fois, l’État a fait appel et la Cour de cassation a annulé l’acquittement. En 2013, nouveau verdict : condamnée à la perpétuité. Dix mois plus tard, la décision fut à nouveau cassée pour des illégalités de procédure. Pınar Selek est acquittée pour la quatrième fois. La fin du cauchemar ? Non. En 2022, après sept années de silence, la Cour a réitèré. L’acquittement était annulé, et une énième audience programmée. Cette mascarade dure ainsi depuis 26 ans.
Le 5 février 2025, la journaliste iranienne Narges Mohammadi, prix Nobel de la paix 2023, elle aussi détenue à maintes reprises depuis 1998, a dénoncé cet acharnement politico-judiciaire : « Lorsqu’une femme subit l’injustice, l’humiliation, l’oppression ou l’apartheid du genre, elle ne se sent pas seule en entendant la voix d’une autre qui se tient à ses côtés. Lorsque j’étais enfermée à Evin, j’ai entendu ton soutien. Aujourd’hui, j’espère que tu entends le mien. »
Famille d’adoption
Dans le hall aseptisé de l’université Côte d’Azur, Pınar Selek offre un éclat de complicité à une élève, croisée à l’improviste. Naturalisée française en 2017, elle enseigne aujourd’hui la sociologie et les sciences politiques comme maîtresse de conférences et anime l’Observatoire des migrations des Alpes-Maritimes. Une nouvelle vie, qu’elle doit à une amie féministe, « la Simone de Beauvoir turque » qui lui a offert une « cachette » à Nice.
La communauté anticapitaliste Longo Maï — « Pourvu que ça dure » en provençal — est devenue une famille d’adoption : « Celle que je n’ai pas ici. Celle à qui j’ai présenté mon amoureux, avant n’importe qui d’autre. » De temps à autre, elle traîne aussi à la zad de Notre-Dame-des-Landes, pour y parler d’écologie sociale. Cette philosophie, puisée dans les écrits de l’Étasunien Murray Bookchin, lui a inculqué la dimension sociale et politique de la crise écologique.
Elle appelle aujourd’hui à décloisonner les luttes. Et surtout, à bannir toute notion de priorité. À ses yeux, chaque système de domination, de la colonisation à la banalisation des violences faites au bétail, s’appuient sur des logiques communes : « Arrêter l’effondrement de la planète et le malheur qui pèse sur l’humanité sera impossible tant que nous ne prendrons pas en compte ces interactions. »
Le 6 janvier 2023, un mandat d’arrêt international avec demande d’extradition a été lancé : « Cette demande de notice rouge à Interpol m’empêche désormais de quitter le territoire français. » Pınar Selek n’a pourtant pas l’âme en peine d’une exilée. D’ailleurs, elle n’en est pas une : « Je suis une nomade. Le chemin est ma maison. Et la Turquie n’est pas mon pays. » Elle prononce ces mots sans pincement au cœur. Un détachement nouveau, apparu en écrivant sur un banc public son roman Azucena ou les fourmis zinzines (éd. Des femmes-Antoinette Fouque).
« Mon identité s’est construite sur un mensonge. Celui que les terres sur lesquelles je marchais m’appartenaient. C’est faux. » Istanbul est une mégapole en perpétuelle métamorphose. Sa maison d’enfance a été démolie. Ses autres repères aussi. Alors à quoi bon se torturer l’esprit à vouloir la fouler à nouveau un jour ? Elle refuse désormais de s’attacher aux lieux. Excepté un, peut-être : « La tombe de ma mère. »
Par Emmanuel Clévenot et Laurent Carré (photographies)
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