Pınar Selek, 26 ans de résistance écoféministe à l’État turc

La Tur­quie a émis un man­dat d’arrêt contre la socio­logue et mili­tante Pınar Selek, réfu­giée en France. La der­nière étape de décen­nies de har­cè­le­ment d’État, après la tor­ture, la pri­son et les pro­cès infli­gés à cette éco­fé­mi­niste.

Les façades du Vieux-Nice, aux teintes pas­tel déla­vées par le sel marin, s’effacent dou­ce­ment dans l’obscurité. Pınar Selek écrase sa ciga­rette, et quitte la bras­se­rie où nous avons échan­gé. « Vous… vous vou­lez bien m’accompagner ? Juste quelques minutes. » Les menaces de mort pro­fé­rées par les fas­cistes turcs lui ont volé sa quié­tude. Plus jamais elle ne se déplace seule. Sur une mes­sa­ge­rie chif­frée, deux cents cama­rades res­tent sur le qui-vive, prêts à l’escorter d’un point A à un point B. « L’État turc m’a condam­né à être deman­deuse à per­pé­tui­té. »

Pınar Selek est une « fémi­niste acro­ba­tique ». Un attri­but fourre-tout pour échap­per à l’énumération sans fin des fronts sur les­quels bataille la fran­co-turque, de l’écologie à l’anarchisme. Le 25 avril, la cour cri­mi­nelle d’Istanbul ouvri­ra une énième audience à son encontre. Chef d’inculpation ? « Ter­ro­risme ». La quin­qua­gé­naire est accu­sée d’avoir orga­ni­sé, le 9 juillet 1998, un atten­tat ayant tué sept per­sonnes dans le mar­ché aux épices de l’ancienne Constan­ti­nople.

Une affaire mon­tée de toutes pièces. Objec­tif : bâillon­ner la socio­logue, dont les tra­vaux aca­dé­miques por­tant sur la ques­tion kurde dérangent les auto­ri­tés turques. Bien­tôt vingt-sept ans plus tard, les exper­tises offi­cielles ont écar­té l’hypothèse d’une bombe, concluant toutes à l’explosion acci­den­telle d’une bon­bonne de gaz. Pour­tant, l’acharnement poli­ti­co-judi­ciaire conti­nue et un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal menace aujourd’hui Pınar Selek.

L’insoumission et la force de défendre ses idéaux, Pınar Selek les a sûre­ment pui­sées dans l’héritage de ses aïeux. Son grand-père, Haki, fut un pion­nier de la gauche révo­lu­tion­naire. Son père, Alp, un grand avo­cat des droits humains. En 1980, au len­de­main du coup d’État mili­taire, il a été arrê­té et empri­son­né. « Déte­nir le livre du poète com­mu­niste Ara­gon était deve­nu un délit », se sou­vient sa fille. Elle n’avait alors que neuf ans, refu­sait de pro­non­cer les ser­ments d’allégeance à l’école, et mau­dis­sait les allo­cu­tions télé­vi­sées de Kenan Evren, « le Pino­chet turc ».

Dans la phar­ma­cie de sa mère, Alya, des Gitanes lui apprirent à lire dans le marc de café. Au cré­pus­cule, elle se méta­mor­pho­sait en fée et contait ses périples oni­riques, jusqu’à ce que sa petite sœur Saï­da s’abandonne aux bras de Mor­phée : « La fois où elle a com­pris qu’il s’agissait d’un men­songe, elle s’est fâchée et ne m’a plus adres­sé un mot », sou­rit Pınar Selek. Des jours plus tard, la ben­ja­mine déci­da de se doter elle aus­si d’une baguette magique. « À défaut de par­ler de Dieu, cet ima­gi­naire nous aidait à gar­der espoir, à l’époque où notre père était en pri­son. » Il en sor­tit au bout de cinq ans.

En gran­dis­sant, Pınar Selek aigui­sa son che­mi­ne­ment intel­lec­tuel au contact d’enfants des rues d’Istanbul, de per­sonnes trans­genres har­ce­lées par la police et de pros­ti­tuées à la condi­tion désas­treuse. Ce, bien plus encore que dans les livres et les amphi­théâtres des uni­ver­si­tés, où elle finit pour­tant par ensei­gner. Le 11 juillet 1998, des hommes en civil l’embarquèrent de force dans un véhi­cule bana­li­sé. Elle avait 27 ans. Sa vie a bas­cu­lé à tout jamais.

Revol­ver sur la tempe

Empê­trées dans la guerre d’indépendance, les auto­ri­tés turques vou­laient lui arra­cher les noms de mili­tants kurdes qu’elle avait ren­con­trés lors d’une enquête socio­lo­gique. Pour leur évi­ter de fatales repré­sailles, elle a refu­sé de dévoi­ler la moindre iden­ti­té. Com­men­ça alors un cau­che­mar, nar­ré dans L’Insolente (ed. Cam­bou­ra­kis), une bio­gra­phie écrite par son ami Guillaume Gam­blin : « Je ne man­geais pas, je ne buvais presque pas. Le plus grave, c’est quand on me sus­pen­dait à un mur avec les mains tirées et col­lées dans le bas du dos, et tout cra­quait et se déchi­rait, ma colonne ver­té­brale se bri­sait. C’était ça le pire. Je criais comme… Je ne sais quoi. »

Nue et les yeux ban­dés, elle était rouée de coups nuit et jour. Ses tor­tion­naires lui infli­geaient des élec­tro­chocs dans les oreilles, sur les seins, sur la tête. Un revol­ver posé sur la tempe, elle résis­tait et par­fois, s’évanouissait. « Ils essayaient toutes sortes de choses sur moi. J’ai résis­té par hasard, il n’y a rien d’héroïque là-dedans, dit-elle, les doigts rou­lant machi­na­le­ment sur son pen­den­tif éme­raude. Beau­coup de mes amies n’y sont pas par­ve­nues et ont été mépri­sées pour ça. Cette double peine est injuste. »

Sept à huit jours plus tard, les sévices ont pris fin. Elle a été jetée en pri­son, bri­sée psy­cho­lo­gi­que­ment et inca­pable de mar­cher. Une autre forme de tor­ture a alors débu­té. Le 20 août 1998, un flash spé­cial a été dif­fu­sé sur un écran de la pri­son. Le visage de Pınar Selek, acco­lé à la men­tion « ter­ro­riste », est appa­ru. Un gar­çon a décla­ré avoir com­man­di­té avec elle un atten­tat, au nom du PKK, le Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan. Dès le len­de­main, l’affaire a fait la Une des jour­naux.

En cel­lule, la socio­logue écrit. Beau­coup. « Je menais mes enquêtes et mes entre­tiens, par l’intermédiaire de mes avo­cats. Toute une orga­ni­sa­tion ! » Quelques jours à peine avant sa libé­ra­tion, ceux-ci lui ont été confis­qués et brû­lés. Épui­sée par une inter­mi­nable grève de la faim, elle a fon­du en larmes. Une codé­te­nue s’assit alors à côté d’elle et lui ten­dit un manus­crit : « Tu avais éga­ré celui-ci, mur­mu­ra-t-elle. Je l’ai dis­si­mu­lé sous mon t‑shirt. » Tout ce qui res­tait d’un an et demi de tra­vail.

Libé­rée sous cau­tion faute de preuve, le 22 décembre 2000, elle a adres­sé à la foule une pro­messe : celle de consa­crer sa vie à la construc­tion d’une paix juste pour les Kurdes. Un com­bat encore ô com­bien d’actualité. Le 27 février 2025, Abdul­lah Öca­lan, le chef du PKK empri­son­né depuis 1999, a appe­lé au ces­sez-le-feu avec la Tur­quie. Faut-il y voir le cré­pus­cule du ver­sant armé de cette lutte pour l’indépendance et la liber­té vieille de 40 ans, dans laquelle des dizaines de mil­liers de vie ont été empor­tées ? « Dif­fi­cile à dire, tem­père la cher­cheuse. Il y a encore beau­coup de flou. »

« Com­ment un bébé peut-il se trans­for­mer en meur­trier ? »

En dehors des geôles aus­si, la répres­sion fait rage. « Mon ami Hrant Dink avait réus­si à média­ti­ser la lutte pour la recon­nais­sance du géno­cide des Armé­niens de 1915, pour­suit-elle. Une petite révo­lu­tion à son échelle. Quand l’État a com­pris ça, ils l’ont assas­si­né. » Le 19 jan­vier 2007, le jour­na­liste a été abat­tu de trois balles dans la tête, sur le paillas­son de la porte de son média. Dévas­tée, sa femme inter­ro­gea : « Com­ment un bébé peut-il se trans­for­mer en meur­trier ? » Alors Pınar Selek enta­ma des tra­vaux sur le ser­vice mili­taire turc, chau­dron de la domi­na­tion hégé­mo­nique mas­cu­line. L’ultime enquête menée avant son exil.

En 2009, la Cour de cas­sa­tion mena­çait de l’incarcérer à nou­veau. Son père, Alp, lui deman­da de fuir à l’étranger. Pour ne pas atti­rer les soup­çons à l’aéroport, elle par­tit avec pour seul bagage une toute petite valise. À l’intérieur : des pho­to­gra­phies de sa mère, décé­dée en 2002, et de la sculp­trice fran­çaise Camille Clau­del, « [sa] copine ». Elle atter­rit à Ber­lin, en Alle­magne, sans le moindre repère. Et finit par se retrou­ver en France, en 2010.

Entre 2006 et 2011, la fémi­niste a été acquit­tée à trois reprises par la cour cri­mi­nelle d’Istanbul, faute de preuves. À chaque fois, l’État a fait appel et la Cour de cas­sa­tion a annu­lé l’acquittement. En 2013, nou­veau ver­dict : condam­née à la per­pé­tui­té. Dix mois plus tard, la déci­sion fut à nou­veau cas­sée pour des illé­ga­li­tés de pro­cé­dure. Pınar Selek est acquit­tée pour la qua­trième fois. La fin du cau­che­mar ? Non. En 2022, après sept années de silence, la Cour a réitè­ré. L’acquittement était annu­lé, et une énième audience pro­gram­mée. Cette mas­ca­rade dure ain­si depuis 26 ans.

Le 5 février 2025, la jour­na­liste ira­nienne Narges Moham­ma­di, prix Nobel de la paix 2023, elle aus­si déte­nue à maintes reprises depuis 1998, a dénon­cé cet achar­ne­ment poli­ti­co-judi­ciaire : « Lorsqu’une femme subit l’injustice, l’humiliation, l’oppression ou l’apartheid du genre, elle ne se sent pas seule en enten­dant la voix d’une autre qui se tient à ses côtés. Lorsque j’étais enfer­mée à Evin, j’ai enten­du ton sou­tien. Aujourd’hui, j’espère que tu entends le mien. »

Famille d’adoption

Dans le hall asep­ti­sé de l’université Côte d’Azur, Pınar Selek offre un éclat de com­pli­ci­té à une élève, croi­sée à l’improviste. Natu­ra­li­sée fran­çaise en 2017, elle enseigne aujourd’hui la socio­lo­gie et les sciences poli­tiques comme maî­tresse de confé­rences et anime l’Observatoire des migra­tions des Alpes-Mari­times. Une nou­velle vie, qu’elle doit à une amie fémi­niste, « la Simone de Beau­voir turque » qui lui a offert une « cachette » à Nice.

La com­mu­nau­té anti­ca­pi­ta­liste Lon­go Maï — « Pour­vu que ça dure » en pro­ven­çal — est deve­nue une famille d’adoption : « Celle que je n’ai pas ici. Celle à qui j’ai pré­sen­té mon amou­reux, avant n’importe qui d’autre. » De temps à autre, elle traîne aus­si à la zad de Notre-Dame-des-Landes, pour y par­ler d’écologie sociale. Cette phi­lo­so­phie, pui­sée dans les écrits de l’Étasunien Mur­ray Book­chin, lui a incul­qué la dimen­sion sociale et poli­tique de la crise éco­lo­gique.

Elle appelle aujourd’hui à décloi­son­ner les luttes. Et sur­tout, à ban­nir toute notion de prio­ri­té. À ses yeux, chaque sys­tème de domi­na­tion, de la colo­ni­sa­tion à la bana­li­sa­tion des vio­lences faites au bétail, s’appuient sur des logiques com­munes : « Arrê­ter l’effondrement de la pla­nète et le mal­heur qui pèse sur l’humanité sera impos­sible tant que nous ne pren­drons pas en compte ces inter­ac­tions. »

Le 6 jan­vier 2023, un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal avec demande d’extradition a été lan­cé : « Cette demande de notice rouge à Inter­pol m’empêche désor­mais de quit­ter le ter­ri­toire fran­çais. » Pınar Selek n’a pour­tant pas l’âme en peine d’une exi­lée. D’ailleurs, elle n’en est pas une : « Je suis une nomade. Le che­min est ma mai­son. Et la Tur­quie n’est pas mon pays. » Elle pro­nonce ces mots sans pin­ce­ment au cœur. Un déta­che­ment nou­veau, appa­ru en écri­vant sur un banc public son roman Azu­ce­na ou les four­mis zin­zines (éd. Des femmes-Antoi­nette Fouque).

« Mon iden­ti­té s’est construite sur un men­songe. Celui que les terres sur les­quelles je mar­chais m’appartenaient. C’est faux. » Istan­bul est une méga­pole en per­pé­tuelle méta­mor­phose. Sa mai­son d’enfance a été démo­lie. Ses autres repères aus­si. Alors à quoi bon se tor­tu­rer l’esprit à vou­loir la fou­ler à nou­veau un jour ? Elle refuse désor­mais de s’attacher aux lieux. Excep­té un, peut-être : « La tombe de ma mère. »

Par Emma­nuel Clé­ve­not et Laurent Car­ré (pho­to­gra­phies)

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