Savoirs nomades

PINAR SELEK

Les fron­tières tuent. C’est l’enseignement tra­gique de notre époque, mar­quée par la cri­mi­na­li­sa­tion sys­té­ma­tique de la migra­tion. Mais depuis tou­jours, les fron­tières poli­tiques sont des construc­tions meur­trières, éri­gées sur des corps morts, des têtes cou­pées, des ventres déchi­rés. Une fois le pou­voir sta­bi­li­sé, elles trans­forment les lignes de sépa­ra­tion entre ter­ri­toires poli­tiques, elles ne se contentent pas de détruire. Elles façonnent : les corps, les vies, les savoirs, les affects.

Ce n’est qu’en fuyant par-delà les fron­tières poli­tiques en m’exi­lant du pays où je m’é­tais construite que j’ai mesu­ré la por­tée de cette réa­li­té. Sou­dain, j’ai res­sen­ti, dans ma propre chair, sa vio­lence dif­fuse. Une ter­rible dou­leur m’a tra­ver­sée. J’ai per­çu que des fron­tières innom­brables, aux contours chan­geants, entre­la­cées – éri­gées par les pou­voirs sociaux et poli­tiques – s’é­taient ancrées en moi, telles des bar­be­lés invi­sibles.

Cette révé­la­tion, tel un éveil, est le fruit d’une odys­sée inté­rieure com­men­cé dans l’es­pace que j’ai quit­té. J’u­ti­lise cette méta­phore car depuis long­temps déjà, je me débat­tais avec une pieuvre qui ser­rait ma vie. Pour me libé­rer, il fal­lait me dépas­ser : ses ten­ta­cules fai­saient par­tie de moi. Quand je des­ser­rais un peu chaque ten­ta­cule, un autre se relâ­chait. Le fait d’é­lar­gir une fron­tière ser­vait pour l’autre. Un périple non linéaire, tis­sé d’al­lers-retours, de heurts, de tran­si­tions. Des décou­vertes, des trans­gres­sions, d’un tra­vail méti­cu­leux, d’une construc­tion per­pé­tuel­le­ment en deve­nir.

C’est dans un espace conflic­tuel où les poli­tiques auto­ri­taires n’ar­ri­vaient pas à arrê­ter les deve­nirs popu­laires que j’ai appris à navi­guer. Là où les fron­tières dis­cur­sives deve­naient visibles. L’op­pres­sion en ren­dait les contours plus nets, par­fois même plus faciles à inter­ro­ger, à fran­chir. La vio­lence poli­tique dévoi­lait la fra­gi­li­té des véri­tés impo­sées.

Et tout se pas­sait dans les cou­lisses : la créa­tion artis­tique, la réflexion, la recherche… La liber­té aca­dé­mique, l’au­to­no­mie artis­tique se bâtis­saient hors de la scène. Les sta­tuts de la scène, les titres recon­nus, enca­drés par le pou­voir n’é­taient donc pas pré­cieux. Entou­rée de la coexis­tence de récits, de mémoires, d’his­toires en ten­sion, il n’é­tait plus pos­sible de s’ins­truire dans le confort d’une seule véri­té. Le confort avait dis­pa­ru — dans la pen­sée comme dans l’exis­tence.  Construite dans cet incon­fort, je n’ai jamais vou­lu être quelque chose, mais faire des choses. Être uni­ver­si­taire ou socio­logue ou cher­cheuse ou écri­vaine ne vou­lait rien dire pour moi. Je vou­lais struc­tu­rer ma pen­sée, construire des pro­blé­ma­tiques, cher­cher, for­mu­ler des ana­lyses, écrire et conter… Je dési­rais vivre des expé­riences : bon­heur, amour, conte, magie, poé­sie, en toute liber­té. Alors j’ai construit mon propre navire.

A com­men­cé alors un pro­ces­sus de sub­jec­ti­va­tion. J’ai appris à tenir la barre, à navi­guer mal­gré les vents contraires, à tra­cer ou inven­ter mes propres che­mins. Et ce pou­voir de navi­guer avec la légè­re­té mais aus­si en por­tant des poids énormes, ren­dait dif­fi­cile — pour ne pas dire impos­sible — de se plier devant les fron­tières des champs de pou­voir, poli­tiques, cultu­rels, aca­dé­miques. Dès lors, la navi­ga­tion a pris forme d’un tra­vail rigou­reux qui ne s’en­fer­mait plus dans aucune de ces visions limi­tées mais qui arri­vait à arti­cu­ler cha­cune, en res­pec­tant leur sin­gu­la­ri­té.

Mais cela ne suf­fi­sait pas. Je croyais, au début, être un enfant des cou­lisses, une ini­tiée avec ses repères. Pour­tant, le gou­ver­nail à la main, j’ai vu se des­si­ner d’autres cou­lisses, elles aus­si hié­rar­chi­sées, cloi­son­nées, bor­nées. Les fron­tières sociales, sou­vent plus épaisses, sépa­raient, assi­gnaient, excluaient de façon plus insi­dieuse. Les fran­chir était plus dif­fi­cile.  En ce qui me concerne, cela est adve­nu à tra­vers des ren­contres : inat­ten­dues, déci­sives, bou­le­ver­santes. Des ren­contres qui fis­surent les appar­te­nances fami­lières, entrouvrent des mondes jusque-là inac­ces­sibles. Qui ouvrent les portes. Mais sor­tir d’un cercle social n’est qu’un début. Chaque pas au-dehors exige un effort de décons­truc­tion. Ren­contres qui déclenchent des décons­truc­tions qui déclenchent des déter­ri­to­ria­li­sa­tions qui elles-mêmes appellent d’autres dépla­ce­ments. C’est un mou­ve­ment en spi­rale : ren­contre, décons­truc­tion, déter­ri­to­ria­li­sa­tion, reter­ri­to­ria­li­sa­tion, recom­po­si­tion — et à nou­veau décons­truc­tion.

Dans mon tra­vail de décons­truc­tion j’ai intro­duit la méthode de fouilles sédi­men­taires. La sédi­men­ta­tion est un pro­ces­sus bien connu en archéo­lo­gie : au fil du temps, la matière s’ac­cu­mule et crée une couche qui ren­ferme de nom­breuses infor­ma­tions. J’a­vais atteint la pre­mière couche, la plus visible, dès ma confron­ta­tion avec la ques­tion kurde. La deuxième cor­res­pon­dait à ma décou­verte tar­dive des réper­cus­sions du géno­cide et de l’ef­fa­ce­ment des Grecs d’A­sie Mineure. Ensuite d’autres strates, révé­lées dans les rues d’Is­tan­bul, en m’y per­dant, en tis­sant des liens magiques avec les per­sonnes mar­gi­na­li­sées qui m’ont appris des his­toires, des ana­lyses, des savoir-faire.

Un pro­verbe kurde dit que la per­sonne qui croise le regard d’un ser­pent ne gué­rit jamais. C’é­tait mon cas. Dès que j’ai eu le goût de ces savoirs qui détruisent les murs et qui créent des espaces de ren­contre entre les mondes, je n’ai plus pu faire marche arrière. Une des enseignes de cet étrange et magique pro­ces­sus était la décou­verte de la plu­ra­li­té des fron­tières, des formes d’ex­clu­sion et sur­tout des paroles des exclu.es. Pas très facile à voir car la plu­part s’ex­prime dans les cou­lisses, en dehors de la scène. Pour les entendre, il faut d’a­bord dépla­cer son regard, inter­ro­ger la scène elle-même, s’en écar­ter, écou­ter, par­ta­ger.

 C’est un tra­vail exi­geant. Il demande une curio­si­té active, une vraie écoute, une dis­po­ni­bi­li­té sin­cère. Apprendre à désap­prendre. Renon­cer, par­fois, à la sécu­ri­té d’une place, pour ouvrir en soi un espace de trans­for­ma­tion. Car ce n’est pas seule­ment le monde exté­rieur que j’ai tra­ver­sé : c’est aus­si mon propre monde inté­rieur que j’ai appris à dépla­cer.

Pour­tant il m’a fal­lu me dépla­cer clan­des­ti­ne­ment au-delà des fron­tières poli­tiques pour com­prendre que je n’a­vais pas vrai­ment réa­li­sé le pro­ces­sus de déter­ri­to­ria­li­sa­tion et défron­tié­ri­sa­tion. Comme si tout sai­gnait en moi. Une immense dou­leur. La pieuvre, les ten­ta­cules, des bar­be­lés invi­sibles… Et avant cette tra­ver­sée, je me croyais libé­rée de tout ça : les petites vic­toires inté­rieures avaient suf­fi pour ali­men­ter chez moi l’es­poir. Oui, j’ai cru que c’é­tait bon. Or, le mal enra­ci­né n’est pas un rhume. On ne le soigne pas avec du miel et du citron.

J’ai donc pour­sui­vi mon archéo­lo­gie intime, dans ce nou­vel espace où je me sen­tais en exil. Exil ? Mais pour­quoi j’ai répé­té si long­temps la fameuse parole de Vir­gi­nia Woolf ? « En tant que femme je n’ai pas de pays. En tant que femme je ne désire aucun pays. Mon pays à moi, femme, c’est le monde entier. »[1] Je n’a­vais pas de pays ? Si. C’est autour de cette ques­tion que j’ai aper­çu les pièces man­quantes du puzzle. Sous le joug de la pen­sée domi­nante, j’a­vais per­du l’au­to­no­mie du juge­ment.

Comme l’é­crit Han­nah Arendt[2], je n’é­tais donc pas tota­le­ment déta­chée de la bana­li­té du mal : je disais que la barbe de Barbe-Bleue n’é­tait pas si bleue que ça, je gar­dais l’es­poir. Peut-être a‑t-on besoin de cet espoir quand on est atta­ché à un ter­ri­toire. Cet atta­che­ment, je l’ai dépas­sé grâce à la conti­nui­té de mon archéo­lo­gie intime. En sui­vant mon désir per­pé­tuel : struc­tu­rer ma pen­sée, construire des pro­blé­ma­tiques, cher­cher, for­mu­ler des ana­lyses, écrire et conter… Et vivre des expé­riences : bon­heur, amour, conte, magie, poé­sie, en toute liber­té.

Alors face à la mer incon­nue, j’ai recons­truit mon nou­veau navire. Ensuite j’ai pris le gou­ver­nail, regar­dé les vents, écou­té leurs paroles et petit à petit gagné mes repères. Aujourd’hui, je tra­verse des espaces, des langues, pour por­ter une parole, écou­ter celles des autres, construire des ponts. Chaque dépla­ce­ment devient une occa­sion de reter­ri­to­ria­li­sa­tion éphé­mère : un ins­tant de pré­sence, de construc­tion com­mune.

Je pars avec une valise pleine d’his­toires et de ques­tions, je reviens avec d’autres récits, d’autres pers­pec­tives, d’autres feux. Le va-et-vient est mon rythme, mon souffle. Je voyage sans port d’at­tache unique, mais avec mille ancrages fugaces. Mais je ne suis pas en errance : je suis en deve­nir nomade. Ce deve­nir n’est pas le contraire de l’an­crage. C’est une manière d’ha­bi­ter le monde autre­ment, de le par­cou­rir sans s’y sou­mettre, de tis­ser ses repères à par­tir des espaces dyna­miques. De réin­ven­ter, recons­truire ma vie comme une car­to­gra­phie mou­vante. Non plus selon les coor­don­nées de la nation ou de l’o­ri­gine, mais selon celles du par­tage, de la pen­sée, de la créa­tion. Les ins­ti­tu­tions, les col­lec­tifs, les uni­ver­si­tés, les fes­ti­vals, les mai­sons d’é­di­tion… sont des ports, des lieux de connexion. Je ne cherche plus une place fixe, mais des inter­stices féconds.

Le noma­disme, dès lors, n’est plus une consé­quence de l’exil. C’est un choix, une méthode de vie. Qui n’est pas sans ten­sions. Car dans les socié­tés séden­taires, les nomades dérangent. L’ap­proche nomade trouble les caté­go­ries, échappe aux a prio­ri.  Il faut sans cesse tra­duire, s’a­dap­ter, com­po­ser. C’est fati­guant. Il m’ar­rive de dou­ter, de m’ef­fon­drer.  Mais tou­jours, dans ces moments, quelque chose me retient. Une lettre reçue. Une ren­contre impré­vue. Une phrase écrite sur le coin d’un car­net. Une pré­sence silen­cieuse. Alors je reprends le large.

Je suis encore élève qui est en train d’ap­prendre que le noma­disme n’est pas un état, mais un pro­ces­sus : instable, conflic­tuel, inache­vé. Il ne suf­fit pas de se dépla­cer. Il faut désap­prendre, négo­cier avec ses atta­che­ments, recon­fi­gu­rer son rap­port au monde. Tout en construi­sant des lieux-refuges, inté­rieurs ou col­lec­tifs, où se répa­rer, se res­sour­cer.

Je suis aus­si en train d’ap­prendre la métho­do­lo­gie des mémoires et des savoirs nomades : une forme de connais­sance née de la tra­ver­sée, du frot­te­ment, de l’ou­ver­ture. Un savoir qui refuse le pou­voir et les fron­tières, non pas par naï­ve­té, mais parce qu’il désire la sagesse. Un savoir qui ne s’é­rige pas en véri­té, mais qui écoute. Un savoir en mou­ve­ment, comme une mer inté­rieure.

Tou­jours recom­men­cé.

Bio­gra­phie :  Pinar Selek est écri­vaine, conteuse et ensei­gnante-cher­cheuse (Dépar­te­ment Socio­lo­gie-Démo­gra­phie & URMIS, Uni­ver­si­té Côte-d’A­zur), et co-res­pon­sable de l’Ob­ser­va­toire des Migra­tions des Alpes-Mari­times. Ses recherches portent sur les mobi­li­tés, l’or­ga­ni­sa­tion et méca­nismes des pou­voirs et l’ac­tion col­lec­tive. Ses 14 livres, écrits pour la plu­part en turc ou en fran­çais, sont tra­duits et publiés en plu­sieurs langues. Son der­nier livre Chau­dron mili­taire turc (Édi­tions des Femmes, 2024), exa­mine le rôle de la mas­cu­li­ni­té hégé­mo­nique dans la pro­duc­tion des auteurs de vio­lences poli­tiques. Éco­fé­mi­niste et anti-auto­ri­taire, elle est enga­gée dans de mul­tiples luttes trans­na­tio­nales. (https://www.urmis.fr/pinar-selek/)

[1] Vir­gi­nia Woolf, Trois Gui­nées, Denoël, 1977.

[2] Han­nah Arendt, Eich­mann à Jéru­sa­lem : Rap­port sur la bana­li­té du mal, Gal­li­mard, 1966.

https://aoc.media/opinion/2025/06/18/savoirs-nomades/





© copyright 2016  |   Site réalisé par cograph.eu