L’entretien : Pinar Selek

« Etre armé­nien, en Tur­quie, c’é­tait être invi­sible »
Dans son der­nier ouvrage, Parce qu’ils sonf armé­niens (Lia­na Levi), la socio­logue mili­tante et roman­cière Pinar Selek inter­roge l’i­den­ti­té turque au prisme de I »« invi­si­bi­li­té » des Armé­niens de Tur­quie et du déni, par l’E­tat turc, de l’acte géno­ci­daire de 1915. Un iti­né­raire intime, per­son­nel et enga­gé qui ques­tionne au sein de l’es­pace mili­tant sa propre posi­tion.

Pou­vez-vous nous éclai­rer sur les moti­va­tions qui vous ont pous­sé à écrire Parce qu’ils sonf armé­niens ?
PINAR SELEK L’an­née der­nière, j’é­tais en train de mener une recherche sur la ques­tion de la trans­for­ma­tion de l’es­pace mili­tant en Tur­quie. Je tra­vaillais sur quatre mou­ve­ments. Le mou­ve­ment fémi­niste, le mou­ve­ment LGBT, le mou­ve­ment armé­nien et le mou­ve­ment kurde qui sont très dif­fé­rents, mais qui ont émer­gé dans les années 1980 et 1990. Ce tra­vail sur les conver­gences, les inno­va­tions et les trans­for­ma­tions des luttes dans l’es­pace mili­tant turc m’a conduite à une réflexion concer­nant ma propre posi­tion. Je me suis dit qu’il fal­lait que je situe ma recherche et j’ai com­men­cé à écrire ce livre. En ce sens, c’est un témoi­gnage sur ma vie au tra­vers duquel je tente de cer­ner ma propre posi­tion dans une pers­pec­tive aus­si bien mili­tante que scien­ti­fique. Pour moi, la ques­tion armé­nienne n’est pas une
ques­tion de récon­ci­lia­tion, mais de répa­ra­tion et de jus­tice en géné­ral. Par mon témoi­gnage, j’ai vou­lu contri­buer à cette lutte de jus­tice sans cepen­dant mettre beau­coup d’es­poir dans cette cen­tième année de com­mé­mo­ra­tion non seule­ment du géno­cide des Armé­niens, mais aus­si du néga­tion­nisme en Tur­quie. Les pres­sions diplo­ma­tiques et éco­no­miques inter­na­tio­nales sont très fortes sur cette ques­tion.

Pou­vez-vous évo­quer briè­ve­ment cet iti­né­raire per­son­nel ?
PIKAR SELEK. En un sens, j’ai eu de la chance d’être issue d’une famille contes­ta­taire. Elle n’é­tait pas empoi­son­née par le natio­na­lisme turc. C’est grâce à cela que j’ai pu faire des ren­contres dans la famille, en dehors de ma famille et au lycée, ren­contres qui ont trans­for­mé ma vision des choses. Cela m’a per­mis de me remettre en ques­tion, mais éga­le­ment de mettre en ques­tion le regard contes­ta­taire en Tur­quie. Dans mon livre, c’est aus­si la construc­tion de ce regard que j’ai vou­lu ques­tion­ner. Moi, je regar­dais, mais je ne voyais pas. Où était le pro­blème ? Quand j’é­tais ado­les­cente, je savais que le dis­cours offi­ciel sur les Armé­niens était un men­songe. Mon père, mili­tant com­mu­niste, était en pri­son. Dans les dis­cours offi­ciels, les com­mu­nistes et les Armé­niens étaient asso­ciés dans un même rejet. Je me sen­tais proche des Armé­niens, mais moi, je me trou­vais plus cou­ra­geuse qu’eux. À l’é­cole, je dis­cu­tais, je contes­tais. Les Armé­niens res­taient en retrait. En réa­li­té, je ne com­pre­nais pas ce que vou­lait dire être armé­nien en Tur­quie. Je ne savais pas que mon cou­rage venait de ce que j’ap­par­te­nais à une iden­ti­té domi­nante. J’é­tais peut-être la fille d’un mili­tant poli­tique empri­son­né, mais j’é­tais turque. Être armé­nien en Tur­quie, à cette époque et depuis le milieu des années 1920, c’é­tait être invi­sible. Pour moi aus­si, les Armé­niens étaient invi­sibles. Il reste 60 000 Armé­niens offi­ciel­le­ment en Tur­quie, à Istan­bul pour la plu­part. Ils ont été consi­dé­rés comme une mino­ri­té reli­gieuse après le trai­té de Lau­sanne de 1923. En fait, beau­coup d’Ar­mé­niens se sont cachés pen­dant toute une période. C’est leur réveil qui a été l’oc­ca­sion de ma prise de conscience.

Pour­quoi une telle vio­lence à l’en­contre des Armé­niens de la part de l’É­tat turc ?
PINAR SELEK Dans le récit ima­gi­naire du natio­na­lisme turc, les Armé­niens étaient consi­dé­rés comme des traîtres. Cela n’a pas été la cause du géno­cide des Armé­niens. Le géno­cide des Armé­niens a été une déci­sion très poli­tique prise par les Jeunes-Turcs qui avaient été éle­vés en Europe et qui avaient com­pris que la struc­ture otto­mane tra­di­tion­nelle de l’É­tat ne conve­nait pas aux besoins de l’é­poque. Sur ce ter­rain, ils avaient été pré­cé­dés par le sul­tan otto­man Abdùl­ha­mid II. Plus radi­ca­le­ment, ils ont déci­dé de chan­ger de struc­ture pour créer l’É­tat-nation turc. Dans la socié­té tra­di­tion­nelle, les musul­mans étaient des guer­riers et des nomades dont les reve­nus prin­ci­paux étaient liés à la struc­ture mili­taire. Les guerres, menées au nom de l’is­lam, duraient très long­temps. Tous les musul­mans étaient impliques dans les guerres Le com­merce, le tra­vail agri­cole, l’ar­ti­sa­nat étaient reser­vés aux non musul­mans à qui il était inter­dit de tou­cher aux armes. En même temps, la sphère d’ex­pan­sion otto­mane s’é­tait réduite. Com­ment créer un Etat nation dans une socié­té sans bour­geoi­sie ? C’est le pro­blème auquel ont été confron­tés les élé­ments domi­nants de la socié­té otto­mane. Les Jeunes Turcs ont déci­dé d’ex­ter­mi­ner les Armé­niens et de se débar­ras­ser des Grecs de Tur­quie pour cela. Cette deci­sion est au fon­de­ment de la Répu­blique turque. C’est aus­si pour cela qu’il est très dif­fi­cile de résoudre ce pro­blème. Exter­mi­ner les Armé­niens et exclure les non musul­mans, c’é­tait s’ap­pro­prier leur capi­tal et avec ce capi­tal créer un Etat nation. Sur le plan des idees, cet Etat nation a tou­jours eu besoin de lut­ter contre des enne­mis. Aus­si bien des enne­mis exté­rieurs que des enne­mis inté­rieurs. L’en­ne­mi exté­rieur, c’é­tait le reste du monde. L’en­ne­mi inté­rieur, c’é­tait l’Ar­mé­nien. Après le géno­cide, les vio­lences et les poli­tiques répres­sives ont conti­nué.

Vous expli­quez com­ment la trans­for­ma­tion de la ques­tion armé­nienne en Tur­quie a été aus­si celle de l’es­pace mili­tant. Pou­vez-vous reve­nir sur ce point ?
PINAR SELEK Une trans­for­ma­tion de l’es­pace mili­tant en Tur­quie s’est en effet pro­duite en liai­son avec la trans­for­ma­tion de la ques­tion armé­nienne. Une trans­for­ma­tion non pas par le haut, mais par le bas à l’in­té­rieur de la Tur­quie résis­tante. Jusque la le Patriarche de Constan­ti­nople (I) était le seul à par­ler pour les Armé­niens de Tur­quie. Au début des années quatre vingt dix une petite poi­gnée de per­sonnes ont déci­dé de creer Agos (I), un jour­nal bilingue en turc et en armé­nien. Ce jour­nal bilingue est deve­nu le centre d’une mobi­li­sa­tion tres impor­tante, ll était enga­gé sur de nom­breux fronts. Très pré­sent sur les ques­tions de la paix de la démo­cra­tie, des classes sociales, etc , mais éga­le­ment très cri­tique envers les groupes de gauche pour leur vision étroite de la mobi­li­sa­tion. Hrant­Dink (3), le chef rédac­teur d’A­gos, a pour la pre­mière fois par­lé, dans une pers­pec­tive laïque, au nom des Armé­niens. II ne par­lait pas direc­te­ment du géno­cide parce que c’é­tait un tabou. Pour la dia­spo­ra, c’é­tait pos­sible de par­ler du géno­cide mais en Tur­quie ce n’é­tait pas pos­sible. II fal­lait creer d’autres tac­tiques.

D’a­bord, Hrant Dink et ses col­la­bo­ra­teurs se sont mon­trés très visibles dans les luttes pour la démo­cra­tie et pour les liber­tés en tant qu’ar­mé­niens. Au lieu d’a­dop­ter la posi­tion tra­di­tion­nelle aux groupes de gauche qui consis­tait à mettre en arrière plan cette iden­ti­té, ils l’ont mise en avant. Deuxiè­me­ment, ils ont posé une ques­tion très impor­tante. Où sommes nous ? Ou sont les Armé­niens ? Sous enten­du, nous ne sommes pas seule­ment 60000 a Istan­bul, mais des mil­liers d’autres en Ana­to­lie et dans le reste de la Tur­quie. Ils ont vou­lu rendre visibles les Armé­niens isla­mi­sés. Ce fait a été très impor­tant. Des cen­taines de mil­liers d’Ar­mé­niens musul­mans en Tur­quie se tai­saient et se dégui­saient. Les gens ont com­men­cé a se dévoi­ler. Cela a été une révo­lu­tion pour la Tur­quie Poui­quoi ? Parce que cela met­tait pre­miè­re­ment en cause l’i­den­ti­té turque. Deuxiè­me­ment, parce que cela ques­tion­nait l’i­den­ti­té armé­nienne, iden­ti­té construite sur la reli­gion du fait que les Arùé­niens de Tur­quie étaient consi­dé­rés comme membres d une mino­ri­té reli­gieuse.

Hrant Dink a vou­lu aller plus loin encore. II a com­mence à par­ler du géno­cide. A ce moment la, il a fran­chi la ligne rouge. Un des sym­boles de la Répu­blique turque, c’est une femme pilote de chasse qui a mas­sa­cré des Kurdes. II a sug­gè­ré, sur la base de ce qui se disait, que cette femme avait été prise dans un orphe­li­nat et qu’elle était d’o­ri­gine armé­nienne. L’é­tat ma]or a réagi vio­lem­ment. Un pro­cès a eu lieu. Peu de temps après, il a été assas­si­né. Cette mort que je raconte et qui avait éte vou­lue pour faire peur a déclen­ché une grande mobi­li­sa­tion en Tur­quie. Un mou­ve­ment social s’est créé autour du jour­nal qui ras­sem­blait Kurdes, Armé­niens et des mili­tants de tous hori­zons. Hrant Dink l’a payé de sa vie mais il a vrai­ment ouvert un che­min dans lequel des résis­tances nou­velles se sont enga­gées. Avant cette trans­for­ma­tion, il n’y avait pas beau­coup de contacts avec le mou­ve­ment de la dia­spo­ra armé­nienne. Aujouid’­hui, la dia­spo­ra armé­nienne et les mili­tants armé­niens de Tur­quie font des choses ensemble.

Je ne dis pas que la struc­ture poli­tique tra­di­tion­nelle se trans­forme. La struc­ture natio­na­liste est très pré­sente et résiste for­te­ment à ces trans­for­ma­tions. Ce qui est en train de se trans­for­mer en Tur­quie c’est une struc­ture de la socié­té civile qui fait pres­sion sur la struc­ture poli­tique.

Cer­tains, en France, pré­tendent faire de la laï­ci­té turque fon­dée sur un prin­cipe d’as­si­mi­la­tion à des normes un modèle de laï­ci­té. Qu’en pen­sez-vous ?
PiKAR SELEK La Tur­quie a eté prise en exemple par plu­sieurs mou­ve­ments poli­tiques. Le fas­cisme inter­na­tio­nal a beau­coup uti­li­sé la Tur­quie comme modèle. Les Jeunes Turcs et les Alle­mands étaient allies à l’é­poque. On sait qu’­Hit­ler a pris exemple sur le géno­cide armé­nien pour jus­ti­fler son plan de géno­cide des Juifs. II n’y a pas de vraie laï­ci­té en Tur­quie. En réa­li­té, I’is­lam est le fil conduc­teur de la construc­tion de la nation. Un islam natio­nal avec des imams sala­riés d’E­tat. Prendre exemple sur la Tur­quie à cet égard me semble très dan­ge­reux. Ce qu’il faut com­prendre c’est que la struc­ture de la domi­na­tion poli­tique et éta­tique prend ses racines dans celle de la domi­na­tion sociale. Les néo­fas­cistes en France, en Alle­magne, en Tur­quie sont très conscients de cela. Inver­se­ment, ce qu’il faut com­plendre aus­si, c’est que la lutte pour la libé­ra­tion est conver­gente à celle des dif­fé­rentes luttes contre les oppres­sions.

La struc­ture natio­na­liste en Tur­quie est un exemple assez inté­res­sant parce qu’elle a construit des normes quant a la defi­ni­tion d’être turc. Elle a construit des normes effec­ti­ve­ment plu­tôt que d’é­ta­blir véri­ta­ble­ment des lois et des espaces de liber­té. Dans cette construc­tion anti-démo­cra­tique, l’en­ne­mi inté­rieur armé­nien a été un élé­ment fon­da­men­tal du dis­po­si­tif de la domi­na­tion et de l’op­pies­sion.

ENTRETIEN REALISÉ PAR JÉRÔME SKALSKI





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