8 mars à Tunis : continuer la révolution !

Par Pinar Selek

Ce 8 mars à Tunis, avec plu­sieurs fémi­nistes tuni­siennes, maro­caines, maliennes, séné­ga­laises, pales­ti­niennes, j’ai fait par­tie d’une émou­vante expé­rience d’action col­lec­tive. En sui­vant nos cama­rades fer­ventes de l’ATFD (Asso­cia­tion tuni­sienne des femmes démo­crates), nous avons consti­tué le Tri­bu­nal Fic­tif pour l’égalité dans l’héritage.
Pour les fémi­nistes occi­den­tales, cette reven­di­ca­tion peut paraitre archaïque et sur­tout quand nous met­tons en cause la famille, la pro­prié­té pri­vée, l’héritage et tout l’ordre social qui va avec. Mais les régimes patriar­caux ne sont pas iden­tiques dans tous les contextes, ils se fonc­tionnent par dif­fé­rents dis­po­si­tifs et méca­nismes selon les­quels les reven­di­ca­tions fémi­nistes se modi­fient. Par ailleurs, cette ques­tion dévoile la dimen­sion éco­no­mique du patriar­cat et les mul­tiples formes des vio­lences qu’utilise la classe de sexe mas­cu­line pour dépos­sé­der les femmes. En Tuni­sie où les hommes confisquent léga­le­ment les deux tiers de l’héritage de leurs parents, l’égalité dans l’héritage est une des reven­di­ca­tions his­to­riques de l’ATFD. En orga­ni­sant les cam­pagnes, actions et débats depuis les années 90, elle a réus­si à mettre ce pro­blème dans l’ordre du jour poli­tique et média­tique, au niveau natio­nal. Enfin le gou­ver­ne­ment s’est sen­ti obli­gé d’adopter, en novembre 2018, un pro­jet de loi sur l’égalité dans l’héritage. C’est en uti­li­sant cette occa­sion que les fémi­nistes autour de l’ATFD ont lan­cé ce Tri­bu­nal fic­tif, pour ne pas relâ­cher le gou­ver­nail. Car, comme a expli­qué Yos­ra Frawes, pré­si­dente de l’ATFD, pas seule­ment les isla­mistes, mais aus­si une par­tie des « pro­gres­sistes » conti­nuent à frei­ner le pro­ces­sus, en disant que « le temps n’est pas venu ». Les fémi­nistes tuni­siennes ont mon­tré, ce 8 mars, que le temps des dam­nées était venu. Durant l’audience qui s’est dérou­lée devant 500 per­sonnes, j’ai sen­ti le gou­ver­nail dans mes mains, avec toutes les autres dam­nées. C’était émou­vant.

La parole des vic­times
Au début, celles qui, comme moi, venaient d’ailleurs ont appris que le « Tri­bu­nal fic­tif » avait une place impor­tante dans le réper­toire d’action col­lec­tive à Tunis. Les mili­tantes et mili­tants tuni­siens uti­lisent cet outil car il per­met « d’adopter un pro­ces­sus cen­tré sur les vic­times », dans un monde où la majo­ri­té ne par­ti­cipe pas à la défi­ni­tion des pro­blèmes publics ni à la déci­sion des poli­tiques publiques. La petite bro­chure dis­tri­buée à toutes les participant.es, nous expli­quait d’autres exemples, à l’échelle mon­diale, comme le tri­bu­nal fic­tif de Beiiing de 1995 qui avait per­mis de faire par­ve­nir les voix des sur­vi­vantes asia­tiques, appe­lées « femmes de confort » de l’armée japo­naise lors de la Deuxième Guerre Mon­diale. Ain­si, avant de com­men­cer, nous nous sommes situées dans la conti­nui­té de toutes ces actions, en Tuni­sie et ailleurs.
J’étais une des juges de ce Tri­bu­nal fic­tif de 8 mars à Tunis. Durant l’audience, nous avons écou­té les témoi­gnages des vic­times venant de dif­fé­rentes régions de Tuni­sie, de Maroc, de Pales­tine, de Séné­gal et de Mali. Les deux sœurs chas­sées de leur mai­son par leurs frères, après le décès de leurs parents… Les femmes agri­cul­trices qui tra­vaillent beau­coup beau­coup dans la mai­son et sur la terre de la Famille, sans rien pos­sé­der, d’autres femmes qui sont dépen­dantes et enfer­mées dans ce sys­tème fami­lial, car elles n’ont rien sauf leurs forces de tra­vail… Les enfants qui sont nés en dehors de mariage, qui ne méritent aucun héri­tage et qui payent les péchés de leurs parents… Les femmes non-musul­manes pri­vées de toute propriété…Celles qui sont exclues de la ges­tion de l’eau et de la terre mais pas de la production…Celles qui doivent se conten­ter des contrats de cha­ri­tés… Celles qui sont coin­cées entre les deux régimes juri­diques : civil et reli­gieux… Celles qui sont obli­gées d’épouser les frères de leurs maris. Celles qui sont obli­gées d’épouser leurs cou­sin… Tout ça pour que la classe de sexe domi­nant pré­serve la Pro­prié­té.
En écou­tant l’une après l’autre, nous avons vu clai­re­ment que ces his­toires ne sont pas iso­lées, que ce crime s’inscrit dans un contexte géné­ral, en s’articulant avec mul­tiples rap­ports de domi­na­tion et plu­sieurs ins­ti­tu­tions (famille, reli­gion) inter­viennent pour faire dépos­sé­der les femmes de leurs droits. L’avocate Hli­ma Joui­ni, durant sa plai­doi­rie a posé cette ques­tion : « En quoi sont-elles cou­pables pour avoir per­du tout ? » La conclu­sion sor­tie de ces témoi­gnages était claire : entre deux sexes, il y a éga­le­ment une lutte de classe sociale et cette lutte se déroule avec des lois de la guerre. Les femmes sont vic­times. Elles subissent des vio­lences à la fois phy­siques à la fois affec­tives. C’est pour cela, la demande de jus­tice concer­nait aus­si des indem­ni­sa­tions de toutes les vic­times.

Tis­ser la révo­lu­tion
Mais ce qui était très fort dans ces témoi­gnages, il n’y avait pas un seul dis­cours vic­ti­mi­sant. Par exemple, Moi Men­na­na de Maoc, quand elle a expli­qué com­ment, avec mul­tiples stra­té­gies et vio­lences, les hommes arrivent à gar­der toute la pro­prié­té des terres et com­ment les femmes res­tent sans rien, elle a fini en racon­tant la lutte du mou­ve­ment des femmes sou­la­liyats, com­ment mal­gré les pri­sons et d’autres formes de vio­lence, en confron­tant à leurs familles et tri­bus, elles arri­vaient à bri­ser le mur de silence et à obli­ger le gou­ver­ne­ment de faire quelques choses. Quant à Myas­sar Ateya­ni, elle nous a don­né mul­tiples exemples pour mon­trer com­ment les femmes pales­ti­niennes luttent mal­gré les doubles injus­tices venant de l’occupation et des tra­di­tions fami­liales. Ou par exemple Sire­ba­ra Fatou­ma­ta Dial­lo a ter­mi­né son témoi­gnage sur les vio­lences que subissent les femmes agri­cul­trices au Mali, avec ces deux phrases : « J’ai beau­coup aimé cette méthode de Tri­bu­nal Fic­tif qu’on ne connait pas chez nous. Je vais trans­por­ter cela à mes cama­rades et peut-être on peut faire la même chose ! »

A la fin de l’audience, Yos­ra Frawes, pré­si­dente de l’ATFD a décla­ré encore une fois, avec un ton déter­mi­né : « La révo­lu­tion conti­nue en Tuni­sie ».

Je suis témoin : mal­gré toutes les dif­fi­cul­tés, la révo­lu­tion conti­nue et les mains des fémi­nistes sont sur le gou­ver­nail.
Je suis témoin : les fémi­nistes tuni­siennes ne mènent pas une lutte limi­tée par les ter­ri­toires natio­nales. En tis­sant des liens de soli­da­ri­té avec les fémi­nistes de Moyen-Orient et de l’Afrique, elles rendent leur révo­lu­tion trans­na­tio­nale.

https://blogs.mediapart.fr/pinar-selek/blog/120319/8‑mars-tunis-continuer-la-revolution





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