Comment en finir avec l’apartheid de genre ? — L’entretien de Narges Mohammedi avec Pinar Selek

Narges Moham­ma­di, lau­réate du prix Nobel de la Paix en 2023, empri­son­née dix ans par le régime Ira­nien, a réus­si une action énorme : pour rendre visible l’apartheid de genre, conver­ser avec 7 femmes dans le monde entier qu’elle a choi­si à tra­vers les ques­tions spé­ci­fiques à cha­cune qu’elle a posées. J’avais la chance d’être choi­sie par elle.

Conver­sa­tions avec Narges Moham­ma­di et Pinar Selek « Com­ment en finir avec l’apartheid de genre ? », Socie­ty, numé­ro spé­cial, avec RSF, Sep­tembre, 2024, pp. 45 – 47. Pro­pos recueillis par Lucas Duver­net-Cop­po­la, pour Narges Moham­ma­di

NARGES : Dans ton tra­vail sur les indi­vi­dus mar­gi­na­li­sés, la ques­tion de la mar­gi­na­li­té semble sou­vent se concen­trer sur des groupes spé­ci­fiques. Selon toi, les femmes doivent-elles être consi­dé­rées comme un groupe mar­gi­na­li­sé à l’é­gard des autres ? Com­ment les dyna­miques de mar­gi­na­li­sa­tion des femmes se com­parent-elles à celles des autres groupes que tu étu­dies ?

PINAR : Chère Narges, tu parles, à juste titre, des indi­vi­dus mar­gi­na­li­sés mais pas de mar­gi­naux. C’est très impor­tant parce qu’avec la notion de « mar­gi­naux » on pense à des indi­vi­dus bizarres, aso­ciaux, anor­maux, mons­trueux et inquié­tants. Mais comme tu le sou­lignes très clai­re­ment, la ques­tion de mar­gi­na­li­té ne ren­voie pas à un état en soi ou à un carac­tère propre aux vic­times de mar­gi­na­li­sa­tion qui est à conce­voir comme le résul­tat d’une oppres­sion. Il ne s’agit donc pas d’un rôle endos­sé par les vic­times mais des effets de pou­voir qui peuvent avoir des mul­tiples formes et degrés. La civi­li­sa­tion humaine est façon­née par les rap­ports de pou­voirs et donc par les luttes entre la sou­mis­sion et l’émancipation. Pour que la résis­tance ne soit pas pos­sible ou pour qu’elle soit inef­fi­cace, les déten­teurs de pou­voir mettent en place des méca­nismes d’affaiblissement, d’appauvrissement, d’invisibilisation. La mar­gi­na­li­sa­tion est le résul­tat de ces pro­ces­sus. C’est pour­quoi je n’ai jamais tra­vaillé sur les groupes mar­gi­na­li­sés mais sur les dis­po­si­tifs et stra­té­gies de pou­voir, par exemple sur les liens entre la construc­tion sociale des corps mas­cu­lins et la pro­duc­tion struc­tu­relle du pou­voir mas­cu­lin et de la vio­lence poli­tique. Je tra­vaille aus­si sur l’action col­lec­tive, autre­ment dit sur les luttes sociales, y com­pris celles aux­quelles je prends part.
Dans mes tra­vaux et mes luttes j’ai appris que le pro­ces­sus de mar­gi­na­li­sa­tion n’est pas irré­ver­sible, il est dyna­mique et réver­sible. D’une part, les oppres­seurs visent à rendre
impuis­santes, sans voix, sans impact, sans poids, leurs vic­times. D’autre part les opprimé.es mobi­lisent leurs res­sources pour ren­ver­ser cette stra­té­gie. Par exemple, nous, les femmes, lut­tons depuis des siècles contre les pou­voirs mas­cu­lins qui se nour­rissent d’autres rap­ports de pou­voir. Mal­gré cette longue lutte, nous n’avons pas encore trans­for­mé l’ordre social. Au contraire, cet ordre est ren­for­cé, actuel­le­ment et plus que jamais, par la mon­dia­li­sa­tion de l’économie néo-libé­rale qui revi­ta­lise les conser­va­tismes, les fas­cismes et les pou­voirs sexistes. Les dis­pa­ri­tés qui se creusent à l’échelle mon­diale rendent de plus en plus vul­né­rables les groupes sociaux qui sont en bas de la hié­rar­chie sociale. Comme pour se faire entendre il faut des moyens, celles qui sont à l’intersection de mul­tiples rap­ports de pou­voir, sont de plus en plus sou­mises à la mar­gi­na­li­sa­tion. Mais nos luttes sont éga­le­ment de plus en plus fortes. Comme ils n’arrivent pas à nous sou­mettre, leur oppres­sion s’amplifie et nous allons plus loin.
C’est aus­si ton cas, ma chère Narges. Ils font tout pour te mar­gi­na­li­ser et pour te détruire. Et toi, enfer­mée et répri­mée, tu restes incon­trô­lable. Je sens pro­fon­dé­ment ton auto­no­mie de pen­sée et d’action. Le fait de nous envoyer ces ques­tions est une authen­tique action fémi­niste. Et tu fais pas­ser un mes­sage très fort. Un mes­sage comme un clin d’oeil : « Nos éman­ci­pa­tions sont inter­dé­pen­dantes. C’est en unis­sant nos voix, nos intel­li­gences et en mutua­li­sant nos res­sources que nous pou­vons faire bou­ger les choses. Pour y arri­ver, nous devons dépas­ser les fron­tières, les murs, les dif­fi­cul­tés. C’est pos­sible : il faut juste se concen­trer et tra­vailler sérieu­se­ment ».

NARGES : Face à la per­sé­cu­tion et à l’hos­ti­li­té de ton propre pays, com­ment trouves-tu la force de conti­nuer à croire en tes idéaux et à lut­ter pour la jus­tice ? Quelles res­sources internes ou sou­tiens externes mobi­lises-tu pour res­ter enga­gée mal­gré ces adver­si­tés ?

PINAR : Je crois que, tout comme toi, je mobi­lise de mul­tiples res­sources pour trou­ver plus de force. Je le fais sans arrêt ! Ma plus grande res­source est l’amour, gar­der intacte la capa­ci­té d’aimer. Si le simple fait de pen­ser à quelqu’un te pro­cure le res­pect et l’enchantement, alors tu n’es jamais mal­heu­reuse. Toi, moi et nos amies, nous sommes des femmes heu­reuses. Ils n’arriveront jamais à nous rendre mal­heu­reuses. Ce bon­heur qui découle de l’amour nous injecte la force de la vie. Ce sen­ti­ment trouve son accom­plis­se­ment le plus fort dans l’expérience de soli­da­ri­té.
De savoir que je suis un tout petit point dans le grand tableau m’aide aus­si à résis­ter. Comme ça, je ne porte pas toute seule le poids des oppres­sions. Ce savoir me donne aus­si une res­pon­sa­bi­li­té. Je me dis : « Il y a des liens entre nous, petits points. Et si je tombe, je vais dés­équi­li­brer l’autre… »
Les ana­lyses phi­lo­so­phiques, poli­tiques m’entourent comme des lucioles. Je pense au fameux constat de Gram­sci : « Il faut allier le pes­si­misme de l’intelligence à l’optimisme de la volon­té. » Dans les moments où la tris­tesse me sub­merge et où je déses­père du genre humain, ces paroles de Gram­sci me viennent aux lèvres comme des chu­cho­te­ments enchan­teurs. Je vois la joie de la lutte contre la sau­va­ge­rie. Je me for­ti­fie en côtoyant le pes­si­misme. Je suis désor­mais plus forte qu’à l’adolescence. J’ai appris que le monde ne peut chan­ger en deux jours. Les échecs, les erre­ments, les recom­men­ce­ments ne m’accablent plus. Je ne croise pas les bras en me deman­dant pour­quoi cer­taines choses ne changent pas. Je prends ma part d’amour et d’étreintes. Je pense aus­si à notre amie bell hooks qui disait que quand on arrive à les renou­ve­ler en conver­sa­tion avec d’autres cri­tiques sociales, les théo­ries fémi­nistes peuvent deve­nir la baguette magique, pour chan­ger les choses. Sur­tout actuel­le­ment, les luttes fémi­nistes explorent une large diver­si­té de pos­si­bi­li­tés, avec des nou­velles conver­gences dans
des mobi­li­sa­tions mul­ti­formes. L’interaction des dif­fé­rents fémi­nismes, de dif­fé­rents espaces et expé­riences, entraine la mul­ti­pli­ca­tion des groupes, des stra­té­gies, des alliances et des débats bien sûr. Nous avons plus d’outils, plus d’expériences, plus de pistes de réflexion et de lutte.
Aimer, sen­tir les liens avec les autres, gar­der l’autonomie de réflexion et agir avec d’autres, mal­gré toutes les dif­fi­cul­tés, me donnent encore la force de conti­nuer. Et tu sais, ma chère Narges, tes ques­tions aus­si ont sti­mu­lé cette force. En pen­sant à toi, je vais essayer avec encore plus de force, à m’engager dans la créa­tion d’un monde que nous serions fières d’habiter.

NARGES : Que repré­sente pour vous le concept de soro­ri­té, et com­ment avez-vous vécu ce sen­ti­ment de soli­da­ri­té fémi­nine pour la pre­mière fois ? De quelle manière la soro­ri­té a‑t-elle influen­cé votre tra­vail et vos enga­ge­ments en faveur des droits des femmes ? Qui a une faible impor­tance quan­ti­ta­tive ou qui n’est pas essen­tiel dans un sys­tème don­né.

PINAR : Ma pre­mière expé­rience de soro­ri­té était avec Sey­da, ma petite soeur. Grâce à elle, j’ai appris l’amour et à le culti­ver. Et grâce à cette expé­rience, je suis plus faci­le­ment entrée dans le champ de l’amitié, sans fron­tières. Nous avons gran­di dans le feu. Nous fai­sions tout pour nous sen­tir dans un conte de fée, mais l’autrice de notre conte sem­blait constam­ment nous mettre à épreuve. Je me sou­viens la nuit du coup d’É­tat mili­taire de 1980. Arri­vée des mili­taires à la mai­son. Empri­son­ne­ment de notre père. Mala­die de notre mère. Hôpi­tal. Pri­son. École. Larmes. Affron­te­ments. Nous étions très petites, mais nous avons tenu le coup. Main dans la main, nous avons échap­pé à tant d’incendies, nous tirant mutuel­le­ment hors des flammes. Nous l’avons fait tant de fois. Nous avons tra­ver­sé des périodes dif­fi­ciles. Nous avons résis­té ensemble. Nous avons appris à nous sti­mu­ler l’une l’autre. Je pense que la force d’expérimenter l’immensité de l’amour repousse les fron­tières. Au moins, c’est ain­si que j’ai vécu.
En gran­dis­sant, nos dif­fé­rences sont deve­nues plus visibles. Nous avons pris d’autres che­mins. Nous avons rapi­de­ment com­pris que se res­sem­bler n’avait aucun sens si on pré­fé­rait un jar­din à un champ de maïs. Et quand j’ai été enfer­mée en pri­son, Sey­da a quit­té son tra­vail pour faire les études de droit afin de deve­nir mon avo­cate. Elle a réus­si. Depuis plus de 26 ans c’est elle qui est les yeux, les mains, les pieds de mon affaire jui­di­ciaire. Elle porte sur ses épaules le poids de mon pro­cès. Elle pense bien plus que moi à ce qu’il faut ou ne faut pas faire.
Avec elle, j’ai appris à culti­ver un amour qui ne s’appuie pas sur la res­sem­blance, mais qui nait des par­tages et de la plu­ra­li­té.
Une expé­rience en entraîne une autre : en appre­nant avec elle à me dépas­ser, je me suis ouverte à d’autres soro­ri­tés. Ce fut facile, ce fut dif­fi­cile. Très dif­fi­cile. Parce que c’est dif­fi­cile de se consa­crer à une autre per­sonne, sur une période plus courte, avec moins d’expérience. Sey­da et moi, nous sommes issues de la même classe, du même milieu social, des mêmes condi­tions. Pour créer ce lien fort avec d’autres femmes qui se confrontent à d’autres dif­fi­cul­tés sociale et poli­tiques, il faut réflé­chir davan­tage, écou­ter, ques­tion­ner, dis­cu­ter et se décons­truire. L’effort. Tou­jours l’effort.
Main­te­nant, je vois qu’il y a plein de portes. Quelles qu’elles soient, quand tu par­viens à en fran­chir une, tu tra­ver­se­ras plus faci­le­ment les autres.
J’ai appris à aimer ça : fran­chir de nou­velles portes. Tra­ver­ser les fron­tières.





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