Discours de Pinar Selek pour La Voix des Femmes

Je suis très heu­reuse d’être ici et que nous puis­sions tra­vailler ensemble contre la vio­lence. Je suis socio­logue, écri­vaine, acti­viste fémi­niste et anti-mili­ta­riste turque. Je suis main­te­nant en exil à cause de mes recherches et de mes acti­vi­tés. Mais cela ne veut pas dire qu’ici je ne peux pas lut­ter contre les pou­voirs et les vio­lences, qui sont uni­ver­sels. Si. Je le fais, parce que la lutte contre la vio­lence est aus­si uni­ver­selle. Depuis que je suis venue, je suis tou­jours dans des confé­rences, dans des mani­fes­ta­tions et je me sens chez moi dans cette lutte.

Le mou­ve­ment mon­dial des femmes a tou­jours trans­cen­dé les fron­tières natio­nales et agit inter­na­tio­na­le­ment. Les femmes se sont for­ti­fiées à bien des égards. Pour­tant, le patriar­cat conti­nue de s’au­to-repro­duire dans le monde entier, uti­li­sant des méthodes nou­velles et anciennes et s’articulant avec dif­fé­rents méca­nismes de domi­na­tion. Les condi­tions sociales et éco­no­miques ain­si que les rap­ports sociaux gen­rés changent les struc­tures et de nou­veaux méca­nismes se mettent en place.

Dans les rela­tions de pou­voir du patriar­cat mon­dial, les femmes subissent une vic­ti­mi­sa­tion per­ma­nente avec dif­fé­rents méca­nismes. Les dis­cus­sions basées sur les rai­sons psy­cho­lo­giques, sur la jalou­sie, sur l’utilisation de l’alcool, de la drogue cachent la réa­li­té poli­tique des rela­tions de domi­na­tion. En sachant qu’au moins une femme sur trois a été bat­tue ou for­cée d’avoir des rela­tions sexuelles, il faut répé­ter que la vio­lence contre les femmes est un pro­blème poli­tique. Les ren­contres comme celle-ci sont très impor­tantes pour voir le tableau géné­ral et pour lut­ter ensemble.

Je viens d’un pays mar­qué à la fois par des conflits inter­cul­tu­rels et par un héri­tage cultu­rel mul­tiple… La Tur­quie, faite d’une ambi­va­lence de richesse et de souf­frances héri­tées de son iden­ti­té trans­cul­tu­relle, connaît tout au long de son his­toire des heurts, des guerres mais aus­si un modus viven­di paci­fique entre com­mu­nau­tés, des inter­ac­tions et des expé­riences com­munes. Cette dimen­sion mul­ti­cul­tu­relle de la socié­té turque est niée et détruite par les poli­tiques mili­ta­ristes et natio­na­listes depuis la fon­da­tion de la répu­blique turque. En effet, tout en vivant des conflits féroces, la Tur­quie a fait l’ex­pé­rience d’é­changes féconds. Le mou­ve­ment des femmes turques et kurdes en est un par­fait exemple : il a mon­tré à plu­sieurs reprises qu’il y a de la place pour des évo­lu­tions, même en temps de conflits.

Le mou­ve­ment fémi­niste joue un rôle social impor­tant dans la démo­cra­ti­sa­tion en Tur­quie. Il conso­lide beau­coup d’i­dées et de pers­pec­tives dif­fé­rentes. Lors­qu’il s’a­git de sujets comme les vio­lences et les dis­cri­mi­na­tions basées sur le genre, on n’« hésite pas à réunir nos forces. La plu­part du temps, on réus­sit à ins­crire ces ques­tions à l’ordre du jour public et dans les médias. Aus­si, nous inter­ve­nons direc­te­ment sur les chan­ge­ments légis­la­tifs.

Mais je peux clai­re­ment dire que nous n’avons pas pu éli­mi­ner les vio­lences contre les femmes, qui deviennent de plus en plus visibles. Ain­si, on dis­cute sou­vent sur cette ques­tion : Pour quels inté­rêts la vio­lence est-elle uti­li­sée comme un appa­reil stra­té­gique ? Nous appe­lons par là à cher­cher les méca­nismes et les argu­ments de la vio­lence, au lieu de s’interroger sur les causes per­son­nelles. Par exemple, com­ment la vio­lence se nor­ma­lise-elle notam­ment avec ces concepts de l’honneur mas­cu­lin qui se trans­forment et se recons­truisent constam­ment ?

Je suis très heu­reuse de conti­nuer cette dis­cus­sion en Suisse en par­ta­geant nos expé­riences. Qu’estce que nous racontent les vio­lences faites au nom de l’honneur ? Et com­ment lut­ter contre elles ? Moi, en par­tant de mes propres expé­riences vécues dans la lutte contre la vio­lence en Tur­quie, je pense qu’il faut être pru­dent en uti­li­sant les dif­fé­rents termes. Pen­dant cette ren­contre, je vais tacher de dis­cu­ter d’abord des défi­ni­tions des « vio­lences au nom d’honneur » qui sont res­treintes au contexte fami­lial. Cette approche poli­tique, en caté­go­ri­sant les vio­lences mas­cu­lines et en niant leur fonc­tion­ne­ment à l’aide de dif­fé­rents méca­nismes, sou­ligne sur­tout l’existence de telles vio­lences dans les socié­tés orien­tales dans les­quelles les rela­tions fami­liales sont plus fortes.

Selon la concep­tion de la moder­ni­sa­tion, l’honneur est un détail archaïque qui est res­té des anciens modèles d’organisation sociale. « Ain­si, avec la moder­ni­sa­tion de la socié­té, ce détail archaïque va dis­pa­raître. Le pro­blème appar­tient aux socié­tés, aux cultures, aux groupes sociaux qui ne sont pas bien moder­ni­sés. Et si nous chan­geons leurs cultures, nous pou­vons les éman­ci­per de ce retard et de ce pro­blème. » Nous avons les mêmes dis­cus­sions avec les légis­la­teurs en Tur­quie. Le mou­ve­ment fémi­niste, en Tur­quie, tâche de mon­trer les liens entre les dif­fé­rents concepts d’honneur. Même si les réac­tions des fémi­nistes influencent les trans­for­ma­tions juri­diques en faveur des droits des femmes, les légis­la­tifs n’ont pas accep­té cette approche basée sur l’honneur. En Tur­quie, on uti­lise cette pers­pec­tive envers les Kurdes. Ici, on l’utilise envers les immi­grants. On caté­go­rise les vio­lences. Quand c’est un crime au nom de l’amour, il n’est pas vu comme un pro­blème poli­tique. Par contre, en déter­mi­nant les vio­lences au nom de l’honneur comme un pro­blème de culture, on aggrave la puni­tion. Ces pro­chains jours, je vais par­ta­ger nos expé­riences et nos dis­cus­sions.

Afin de lut­ter contre les vio­lences mas­cu­lines et tous ses pré­textes, il nous faut nous débar­ras­ser de ce rela­ti­visme cultu­rel, voir les arti­cu­la­tions des rela­tions de pou­voir en lien avec les divers méca­nismes mas­cu­lins et déve­lop­per une défi­ni­tion plus com­pré­hen­sive.

Nous savons que dans les rela­tions patriar­cales, le com­por­te­ment des femmes est étroi­te­ment lié à l’honneur de l’homme. Sou­vent, les inté­rêts des hommes ou l’honneur mas­cu­lin sont pro­té­gés par la famille. Cette ins­ti­tu­tion patriar­cale devient un méca­nisme de sur­veillance, de contrôle, de limi­ta­tion, d’isolation ou met­tant fin à la vie des femmes. Quand il s’agit de com­por­te­ments appe­lés « incon­duites », les femmes sont punies. Dans les familles tra­di­tion­nelles sur­tout, ce sont les jeunes hommes qui s’arment et qui sont char­gés de tuer par les plus grands. Ils sont comme des sol­dats char­gés de tuer l’ennemi. Les méca­nismes de puni­tion fonc­tionnent comme ceux de l’Etat. La vio­lence mas­cu­line devient légi­time par l’intermédiaire des ins­ti­tu­tions fami­liales ou éta­tiques qui repro­duisent et pré­servent les valeurs domi­nantes.

En accep­tant que la famille soit un méca­nisme très impor­tant de vio­lence mas­cu­line, je vous pro­pose, moi, de ne pas caté­go­ri­ser les vio­lences mas­cu­lines comme « vio­lences au nom de l’honneur ». Parce que dans plu­sieurs cas, il n’y a pas qu’un seul pré­texte. Il y en a plu­sieurs. On peut seule­ment dire que le terme « hon­neur » est l’un des pré­textes de vio­lence ou l’un des outils qui nor­ma­lisent la vio­lence. Aus­si, je vous pro­pose d’utiliser plu­tôt le terme « Hon­neur Mas­cu­lin » qui a divers aspects.

Les dif­fé­rentes pro­duc­tions de concepts de l’honneur mas­cu­lin conti­nuent à être les argu­ments de diverses vio­lences envers les femmes. On contrôle, tue, enferme, abuse, isole, chasse, exclut les femmes au nom de l’honneur de la famille, de l’honneur de la tri­bu, de l’honneur du quar­tier, de l’honneur du pays, de  la patrie ou bien de l’honneur de l’individu mas­cu­lin. Même si l’individu mas­cu­lin n’est pas dans les rela­tions fami­liales, il est for­mé dans la socié­té patriar­cale qui lui impose la force de domi­ner, c’est-à-dire qui lie son hon­neur à sa puis­sance. Les concepts de puis­sance se dif­fé­ren­cient selon le contexte : être fort phy­si­que­ment, être riche, être actif ou avoir réus­si. Ain­si, les types et les méthodes de vio­lence se dif­fé­ren­cient selon le concept de l’honneur.

L’honneur est un terme très géné­ral qui doit concer­ner tous les bons com­por­te­ments et toutes les valeurs morales liées à la concep­tion de mener une vie hon­nête dans la socié­té, dans le tra­vail ou dans la famille. Mais qu’est-ce qu’une vie hon­nête ? Qui la déter­mine ? Dans la socié­té hié­rar­chi­sée, les valeurs morales et les normes sont déter­mi­nées par la domi­na­tion des rela­tions de pou­voir.

Alors, l’honneur est une construc­tion sociale déter­mi­née par les dif­fé­rentes rela­tions de pou­voir. Pour mieux com­prendre les construc­tions de l’honneur mas­cu­lin, j’ai fait une recherche sur la construc­tion de la mas­cu­li­ni­té en Tur­quie, où les hommes passent par dif­fé­rentes étapes pour atteindre les res­pon­sa­bi­li­tés qu’ils doivent ensuite por­ter : la cir­con­ci­sion, le ser­vice mili­taire, le tra­vail, le mariage avec une femme et avoir au moins un enfant d’elle. Mais jus­qu’à la mort ils doivent prou­ver sans cesse leur viri­li­té, sinon ils peuvent la perdre en une seconde. Je pense que non seule­ment en Tur­quie mais aus­si dans le monde les hommes vivent en géné­ral avec cette ten­sion.

Dans le livre, j’ai mon­tré cette ten­sion en regar­dant les expé­riences du ser­vice mili­taire. En Tur­quie, le ser­vice mili­taire est une grande expé­rience pour les hommes. Le livre nous montre com­ment le mili­ta­risme fonc­tionne en péné­trant les autres méca­nismes de pou­voirs sociaux, com­ment les hommes apprennent la vio­lence avec les méthodes de dis­ci­pline, com­ment on les modèle à la socié­té hié­rar­chi­sée, com­ment ils sont humi­liés pen­dant leur ser­vice mili­taire et com­ment, après avoir été diplô­més par l’Etat, ils sont conduits à être des méca­nismes de vio­lence.

L’Etat ins­tru­men­ta­lise le terme « hon­neur », en le reliant à « l’amour de la patrie — l’amour de la nation » avec une rhé­to­rique mili­ta­riste. La femme est un sym­bole et elle est mys­ti­fiée selon le natio­na­lisme. De plus, la nation a une signi­fi­ca­tion fémi­nine. L’armée est une ins­ti­tu­tion mas­cu­line et la mas­cu­li­ni­té est le fon­de­ment de l’Etat puis la per­cep­tion essen­tielle qui forme la nation. Les femmes et les hommes inter­na­lisent cette rhé­to­rique. Le sys­tème mili­ta­riste joue l’un des rôles prin­ci­paux dans la construc­tion des genres. Le mili­ta­risme est for­mé sur­tout par rap­port à la légi­ti­mi­té du pou­voir et à l’originalité des croyances et struc­tures patriar­cales. Son dis­cours, ses valeurs et ses rituels sont nour­ris par cela.

L’homme apprend à com­battre au ser­vice mili­taire, pas seule­ment contre l’ennemi pour sau­ver l’honneur de l’Etat mais aus­si contre ceux qui menacent son hon­neur mas­cu­lin et celui de son petit royaume : sa famille. L’homme qui rentre chez sa famille en tant qu’un homme d’Etat est désor­mais, de par sa posi­tion de père, le sol­dat de sa famille. En fai­sant son ser­vice mili­taire, il répète tous les jours : « Je suis prêt a mou­rir pour l’honneur de ma patrie. C’est mon hon­neur ». Il apprend aus­si à tuer pour cet hon­neur mas­cu­lin.

Après un long tra­vail, nous avons clai­re­ment vu cette réa­li­té : les hommes pro­fitent bien des avan­tages, des pri­vi­lèges du pou­voir, mais ils ne peuvent pas por­ter les mythes mas­cu­lins. D’un côté, ils sont valo­ri­sés, mis sur un pié­des­tal, on nour­rit leur capa­ci­té de vio­lence et on les force à la prou­ver ; de l’autre côté, ils se heurtent à la réa­li­té. Sur­tout les hommes pauvres, faibles, vul­né­rables, qui se trouvent écra­sés sous les coups de poing.

Le jeu impuis­sant de l’héroïsme, le trou qui gran­dit entre la réa­li­té et l’imagination, le res­sen­ti­ment insur­mon­table, les peurs inavouables sont réelles pour beau­coup d’hommes. Alors, le terme hon­neur mas­cu­lin devient un terme qui signi­fie la domi­na­tion vio­lente. Sur­tout les hommes qui se sentent en dan­ger de perdre leur sta­tut, qui se sentent faibles, qui ont un pro­blème de res­pect de soi essayent de rega­gner leur “hon­neur mas­cu­lin” par l’intermédiaire de la vio­lence qu’ils ont apprise depuis leur enfance et qu’ils sys­té­ma­tisent dans le ser­vice mili­taire.

Comme dans le monde entier, on est en Tur­quie dans une situa­tion de ren­ver­se­ment de la struc­ture sociale, où les iden­ti­tés sociales et les valeurs sociales perdent leur sens. Avec ce chan­ge­ment et avec la recons­truc­tion des normes, la ten­sion exis­tant entre les géné­ra­tions aug­mente. Sur­tout le mou­ve­ment de libé­ra­tion des femmes a pu chan­ger la vie des femmes, donc les rela­tions sociales. On peut alors voir les dif­fé­rentes hontes res­sen­ties par les hommes qui sentent qu’ils perdent le pou­voir. Il existe dif­fé­rentes sortes de crises de mas­cu­li­ni­té. Il existe des construc­tions dif­fé­rentes et contra­dic­toires en même temps. On peut voir les dif­fé­rents concepts d’honneur selon la région, la classe, le sta­tut dans la hié­rar­chie sociale. Mais en géné­ral, les sta­tis­tiques nous disent que la plu­part des femmes tuées par les hommes sont des femmes qui les ont quit­tés ou qui étaient en train de le faire. C’est alors facile de voir der­rière ces vio­lences l’honneur mas­cu­lin qui devient cruel en fai­blis­sant.

Durant la semaine, je vais par­ler plu­tôt de mes expé­riences concer­nant la Tur­quie, mais je suis sûre que cet inté­rêt ouvre un che­min pour répondre à la grande ques­tion que nous par­ta­geons dans la même réa­li­té mon­diale. Sur­tout dans cette période de glo­ba­li­sa­tion et de recons­truc­tion de l’économie, de la poli­tique, de la vie en géné­ral, ain­si que de toutes les iden­ti­tés sexuelles, nous man­geons la même soupe avec dif­fé­rentes cuillères. L’expérience de celle/celui qui est dif­fé­rent, ou loin, est un miroir pour nous. En regar­dant ce miroir, nous pou­vons voir des détails que nous n’avions pas remar­qués. Nous avons besoin de stra­té­gies mon­diales contre la vio­la­tion dite au nom de l’honneur, contre la vio­lence mas­cu­line et contre tous les types de vio­lences mon­diales.

 

Pinar selek
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