En solidarité avec Pinar Selek

Comment des efforts pour comprendre et guérir une société malade ont été transformés en une menace pour des militant-e‑s et des sociologues

Alors que la sociologue et militante féministe Pinar Selek s’apprête à subir une nouvelle épreuve de force avec la justice turque, nous avons jugé important de participer à la diffusion de sa plaidoirie devant la cour d’Assises d’Istanbul en mai 2006.

À travers cet acharnement, l’État turc cherche à mettre fin aux travaux de cette militante. Après avoir travaillé sur (et avec) des travestis, des transexuelles et des enfants des rues à Istanbul, Pinar Selek finissait une enquête sur le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) lorsqu’elle a été arrêté en 1998. L’appareil répressif se serait mis en marche à la suite de son refus de donner les noms de ses contacts. Non seulement Pinar Selek n’a pas cédé à la répression mais elle a cofondé en 2001 la coopérative féministe Amargi. Ses dernières recherches portent sur le service militaire et la construction de la masculinité.

Pinar Selek est accu­sée d’être à l’origine de l’explosion d’une bou­teille de gaz, le 7 juillet 1998, dans un mar­ché d’Istanbul, le « Bazar à épices », qui s’est depuis avé­rée être acci­den­telle. Après avoir fait deux années et demi de pri­son et avoir subi des tor­tures, elle a été acquit­tée par deux fois en 2006 et 2008. Mais en mars 2009, cette déci­sion est annu­lée. Ain­si Pinar Selek passe à nou­veau en pro­cès le 9 février 2011.

Plaidoirie de Pinar Selek à la 12e Cour d’assises d’Istanbul en date du 17 mai 2006

Je vous pré­sente ce texte appe­lé « défense » dans le jar­gon juri­dique, non pas dans le but de me défendre contre diverses allé­ga­tions à mon encontre mais plu­tôt pour expli­quer com­ment je me suis bat­tue pour ma digni­té, ma per­sonne, ma quête de la liber­té et mon lien à la vie, contre la cabale que je subis depuis extrê­me­ment long­temps.

Oui, il est vrai que j’ai été dans une posi­tion de défense après que le com­plot du Bazar à épices ait mis ma vie entre paren­thèses. À pré­sent, je vais ten­ter d’expliquer ce pour quoi je me suis défen­due et com­ment.

Depuis mon enfance, j’ai essayé d’imaginer com­ment il était pos­sible de mener une vie libre, morale et heu­reuse. J’ai étu­dié la socio­lo­gie pour trou­ver des réponses à ces ques­tions, pour me com­prendre moi-même et la socié­té, et pour étendre mon champ de liber­té. Pen­dant mes années uni­ver­si­taires, à la pour­suite de cette quête infi­nie, j’ai essayé de créer mon propre che­min en ques­tion­nant les rap­ports entre le savoir et le pou­voir, la manière dont la science est ins­tru­men­ta­li­sée, les modes com­por­te­men­taux et lan­ga­giers. Bref, en abor­dant tout ce qui était trop sacré pour être ques­tion­né publi­que­ment. Comme je m’étais don­né beau­coup de mal pour trou­ver les réponses à mes ques­tions et que j’avais ana­ly­sé le moindre mot que j’avais appris, je fus reçue major de ma pro­mo­tion.

Au cours de ma défense pen­dant le pro­cès du 14 avril 1999, j’ai fait une réfé­rence à Bour­dieu, qui avait écrit « Je veux péné­trer plu­sieurs vies, c’est-à-dire m’entretenir et dis­cu­ter avec les gens qui ont l’expérience de ces vies et construire des rela­tions entre les sub­jec­ti­vi­tés » ; et à l’usage qu’il a fait de Flau­bert : « Un socio­logue péné­tre­ra et tou­che­ra cer­tai­ne­ment de nom­breuses vies, essaie­ra de com­prendre des gens qui ont des émo­tions et des expé­riences dont il/elle n’a jamais fait l’expérience. » J’ai pas­sé le début de mes années uni­ver­si­taires, non pas dans les cou­loirs ni dans les réfec­toires, mais à l’intérieur même de la vie, avec cette pro­fonde moti­va­tion, cher­chant encore et tou­jours. J’essayais tou­jours de son­der l’insondable, et ain­si, à ma façon, d’éclairer les ténèbres.

Je pen­sais que les socio­logues, tout comme les méde­cins, devaient être capables de gué­rir les bles­sures de la socié­té. Après avoir ache­vé mes recherches sur la manière dont les trans­sexuels avaient été expul­sés d’Ulker Street [1] et avoir vali­dé ma thèse, je ne pou­vais tout sim­ple­ment pas, sous pré­texte d’avoir obte­nu ce que je dési­rais, aban­don­ner les per­sonnes dont j’avais par­ta­gé les pro­blèmes. Et donc je ne les ai pas aban­don­nées. J’ai par­ti­ci­pé à un ate­lier avec les per­sonnes que j’avais ren­con­trées au cours de diverses enquêtes et qui avaient toutes subi une forme ou une autre d’exclusion et d’isolement. Nous l’avions appe­lé « l’Atelier des artistes de rue ».

C’est hor­rible de voir cet ate­lier pré­sen­té comme une fabrique de bombes. Non, jamais une bombe n’aurait pu péné­trer dans notre ate­lier. Au contraire, dans ce tout petit espace qui nous appar­te­nait, nous ten­tions de sur­mon­ter toutes sortes de vio­lences, essayant au contraire de soi­gner les bles­sures cau­sées par la vio­lence. Nous devons laver la répu­ta­tion de cette expé­ri­men­ta­tion qui en valait la peine, pas seule­ment pour moi mais pour toutes les per­sonnes de l’atelier, et aus­si pour la socié­té. Notre ate­lier, qui a été calom­nié par d’horribles accu­sa­tions, était en réa­li­té un lieu d’amour.

Dans cet endroit, les per­sonnes qui avaient été mises au rebut de la socié­té allaient récu­pé­rer des maté­riaux utiles, qu’elles extir­paient des déchets pour les trans­for­mer en œuvres d’art. Pour un groupe de gens qui, tout d’abord, ne savaient pas com­ment être unis et faire face à l’isolement et à l’état de siège que nous subis­sions, nous sommes reve­nus à la vie à tra­vers l’art, nous nous sommes épa­nouis et avons même com­men­cé à nous enra­ci­ner. Dans cet espace minus­cule où nous réa­li­sions des masques, des vases fait de boue, des sta­tues de plâtre et des pein­tures, nous avons créé un théâtre de rue. Et dans un laps de temps très court, nous avons été invi­tés pour faire des repré­sen­ta­tions dans de nom­breux lieux. Nos œuvres ont com­men­cé à être expo­sées dans les rues. Nous avons éga­le­ment publié une revue, qui comp­tait de nom­breux auteurs et reven­deurs. Elle s’appelait L’Invité. Tout le monde s’évertuait à répé­ter : « Le sens de l’hospitalité est mort… La télé et la vie cita­dine ont tué le sens de l’hospitalité. » Mais nous, nous avons réus­si à invi­ter des per­sonnes dont les voix n’étaient jamais enten­dues dans les mai­sons d’autres per­sonnes, et, dans un sens, à faire revivre le sens de l’hospitalité. Grâce aux liens solides créés dans la rue, nous avons très rapi­de­ment dis­tri­bué les 3 000 exem­plaires que nous avions impri­més.

Notre ate­lier était minus­cule mais son impact gran­dis­sait en même temps que sa pro­duc­ti­vi­té. Avec sa poli­tique d’ouverture, où des dizaines de per­sonnes pas­saient chaque jour, et où des trans­sexuels sans domi­cile et des enfants venaient par­fois trou­ver refuge, cet ate­lier était aus­si un endroit où on pou­vait s’impliquer et se mêler aux autres. Toute per­sonne ayant des pro­blèmes pou­vait donc nous rendre visite. Ceux qui étaient deve­nus agres­sifs à cause de la vio­lence et de l’exclusion dont ils souf­fraient appre­naient à se faire confiance et à faire confiance aux autres au sein de l’atelier. Cer­tains ont même aban­don­né la pros­ti­tu­tion et les drogues grâce au pou­voir de l’art et du par­tage.

C’est alors que tout s’est écrou­lé. Au moment même où nous com­men­cions à nous enra­ci­ner, je me suis retrou­vé prise dans ce com­plot infâme et en suis deve­nu le per­son­nage cen­tral, sa prin­ci­pale actrice. Le com­plot du Bazar à épices a été, avant tout, une attaque contre l’Eden que nous avions extir­pé de terre, contre notre oasis dans le désert. Notre ate­lier, qui était situé au milieu de Beyo­glu [2] et dont les portes étaient en per­ma­nence ouvertes à tous, de façon à ce tous puissent entrer et venir à leur guise, a été cata­lo­gué « fabrique de bombes » et la femme la plus active de ce lieu décrite comme une ter­ro­riste. Alors les espoirs des per­sonnes qui fré­quen­taient ce lieu, et qui, de toute façon, devaient constam­ment faire face à des pro­blèmes, ont volé en éclat.

Ces per­sonnes, qui subis­saient la vio­lence de façon quo­ti­dienne, mais qui construi­saient ensemble l’expérience col­lec­tive d’une forme d’existence non-vio­lente, n’ont pu que s’effondrer face à une telle attaque contre notre ate­lier.

Un tra­ves­ti qui me ren­dait visite lorsque j’étais en pri­son me dit : « Un rêve ne peut per­du­rer aus­si long­temps. Le nôtre n’avait que trop duré. Je répé­tais sans arrêt que quelque chose tour­ne­rait mal. Je répé­tais sans arrêt que c’était trop beau pour être vrai. Que la vie ne pou­vait déci­dé­ment pas se pas­ser aus­si bien. Mais ça, c’est allé au-delà de ce que je pou­vais ima­gi­ner. J’ai tra­ver­sé beau­coup de choses. Je pen­sais m’être habi­tué à tout et à n’importe quoi, mais je ne me sou­viens de rien qui ne m’ait autant affec­té que ça. Ils ont sali la chose la plus inno­cente et pure que nous ayons construite. C’est comme s’ils avaient tué notre bébé. Quelle vie ter­rible ! Même quand tu fais tout ce qu’il faut, ils s’arrangent pour tout salir. Tu ne peux pas t’enfuir, tu ne peux pas t’échapper. J’ai vrai­ment été trau­ma­ti­sé. »

Les condi­tions de vie et de tra­vail de cet ami tra­ves­ti ne tenaient qu’à un fil. Il aurait pu être tué d’un coup de cou­teau, au beau milieu de la nuit, sur l’autoroute E5 ou autre part, et il aurait été aban­don­né là. Pour­tant, mal­gré ce risque, mes amis tra­ves­tis sont tou­jours res­tés à mes côtés. N’y avait-il qu’eux ? Les enfants des rues, qui avaient tou­jours été les tra­vailleurs les plus actifs au sein de l’Atelier des artistes de rue, venaient constam­ment au tri­bu­nal, et ce dès le tout pre­mier pro­cès. Ce n’était pas chose facile pour eux. Ces enfants, qui sont conti­nuel­le­ment assas­si­nés par des tueurs ano­nymes, passent leur temps, tout comme les tra­ves­tis, à fuir la police. Pour­tant, ils sont venus témoi­gner dans un pro­cès où les auto­ri­tés de police elles-mêmes m’accusaient. Ils ont expli­qué : « Notre grande sœur Pinar ne vou­lait même pas nous lais­ser rame­ner du sol­vant dans l’atelier. » Je leur envoyais encore et tou­jours des mes­sages pour qu’ils ne viennent pas au tri­bu­nal ; parce que j’avais peur qu’ils soient punis pour cela. Mais ils ne m’écoutaient tout sim­ple­ment pas. En fait, ils ne fai­saient pas que me défendre, ils défen­daient leur ate­lier aus­si. Ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour empê­cher que l’amour que nous avions créé ne soit sali. Notre amour n’a pas été sali, mais notre ate­lier a volé en éclats.

Je n’arrête pas de pen­ser à ce que le com­plot du Bazar à épices a le plus détruit. Mes plus belles années ou celles à venir ? D’abord, ce com­plot m’a coû­té la mort de ma mère. Ensuite, il a fait explo­ser l’Atelier des artistes de rue en tant de mor­ceaux qu’il est à jamais impos­sible de le répa­rer.

Article paru sur le blog des édi­tions Agone





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