Féminin — Masculin, liberté ou/et domination ?

Pen­ser la Médi­ter­ra­née au XXIe siècle, com­mu­ni­ca­tion à la 20e édi­tion des Ren­contres d’Averroès,Marseille, Paren­thèses, 2014.

Le prin­temps 2013 jette une nou­velle lumière sur la Tur­quie et met le pays au centre de l’attention inter­na­tio­nale. Les « mani­fes­ta­tions de la place Tak­sim », en mai et juin 2013, sont inter­pré­tées par plu­sieurs obser­va­teurs comme étant une révo­lu­tion voire « le mai 68 turc », « le prin­temps turc » ou la « Com­mune de Tak­sim ». En dépit d’un régime non-démo­cra­tique, de la guerre civile et des gou­ver­ne­ments néo­con­ser­va­teurs, un nou­veau cycle de contes­ta­tion en Tur­quie, avec sa mul­ti­pli­ci­té, sa créa­ti­vi­té, son paci­fisme résis­tant, étonne les jour­na­listes locaux et inter­na­tio­naux. Pour com­prendre ce qui est « nou­veau », il nous faut contri­buer à abor­der ces mobi­li­sa­tions « inat­ten­dues » à par­tir des trans­for­ma­tions sur les­quelles elles s’appuient. Il s’a­git en fait d’une révo­lu­tion qui conti­nue depuis une ving­taine d’années dans l’espace mili­tant pro­tes­ta­taire en Tur­quie. Le mou­ve­ment fémi­niste a joué un rôle déter­mi­nant dans ce pro­ces­sus en dévoi­lant les ten­sions entre les luttes de liber­té et les mul­tiples méca­nismes de domi­na­tion, en visant, donc, aux mul­tiples faces de la domi­na­tion mas­cu­line. Pour­quoi et com­ment ?

L’é­mer­gence du mou­ve­ment fémi­niste met en ques­tion les fon­de­ments de l’Etat-nation turc Les racines du fémi­nisme en Tur­quie plongent loin dans l’his­toire, mais cela ne fait que trente ans qu’il existe en tant que mou­ve­ment social.

L’histoire sociale du fémi­nisme en Tur­quie révèle, para­doxa­le­ment, la force du patriar­cat kéma­liste et l’éner­gie qu’a exi­gée la décons­truc­tion de ses pon­cifs. Cette his­toire débute au tour­nant des XIXe et XXe siècles avec les pre­mières orga­ni­sa­tions et revues fémi­nistes, dont plu­sieurs sont créées éga­le­ment par des Armé­niennes, des Grecques, des Juives et des Kurdes dans le sillage des mou­ve­ments émer­geant en Europe. À cette époque, il existe une tren­taine d’associations de « soli­da­ri­té entre femmes » qui posent des ques­tions pro-fémi­nistes. Le pre­mier coup qu’a subi ce mou­ve­ment est le géno­cide pré­cé­dant le net­toyage eth­nique : il s’éloigne ain­si de ses fon­da­trices « non-musul­manes » et devient turc. Suite à l’ins­tau­ra­tion de la Répu­blique de Tur­quie en 1923, quelques mili­tantes de ce réseau décident de lan­cer ensemble un par­ti poli­tique, le Par­ti pro­gres­siste des femmes, qui défen­dra leurs inté­rêts tout en par­ti­ci­pant à l’é­la­bo­ra­tion du nou­veau régime. Les fon­da­teurs de la Répu­blique turque étant fer­me­ment oppo­sés à toute orga­ni­sa­tion indé­pen­dante de femmes, le par­ti est très vite inter­dit et ses diri­geantes se retrouvent exclues du champ poli­tique. Les autres sont appe­lées à tra­vailler dans des orga­nismes d’aide sociale et de béné­vo­lat cari­ta­tif. En 1926, les femmes turques ont obte­nu le droit de vote et en 1938, le droit d’éligibilité. Nous voyons ain­si les dépu­tées du Par­ti répu­bli­cain du peuple (CHP, le par­ti unique) et les mili­tantes par­ti­sanes dans les com­mis­sions de femmes. Les réformes encou­ragent les femmes à par­ti­ci­per acti­ve­ment à la vie de la Nation, sans pour autant négli­ger leur rôle domes­tique.

La spé­ci­fi­ci­té du régime répres­sif turc est conte­nue dans la défi­ni­tion consti­tu­tion­nelle de la citoyen­ne­té répu­bli­caine : le monisme pré­vaut dans tous les domaines, celui de l’ethnicité, des modes de vie et tenues ves­ti­men­taires, des rela­tions entre les sexes. L’aspect natio­na­liste et mili­ta­riste du pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion qu’a connu la Tur­quie est vécu comme une ingé­nie­rie sociale : les femmes ins­truites, les che­veux et les jupes courtes deviennent le sym­bole de la nou­velle Répu­blique. La par­ti­ci­pa­tion des femmes à la vie éco­no­mique, sociale et poli­tique gran­dit autour d’une nou­velle iden­ti­té des­si­née et déli­mi­tée par les hommes. Les auto­ri­tés inventent des règles qui déter­minent le par­tage du tra­vail entre les sexes, en assi­gnant aux femmes et aux hommes des mis­sions dif­fé­rentes. Les rela­tions entre les femmes, les hommes, les familles et l’Etat, s’établissent au gré des néces­si­tés natio­nales. Les « citoyennes modernes », qui réus­sissent à com­bi­ner les valeurs tra­di­tion­nelles et leurs nou­velles res­pon­sa­bi­li­tés sociales, occupent en réa­li­té des places bien défi­nies dans l’es­pace tant pri­vé que public. Pré­sen­tés comme une preuve d’émancipation, les rôles qu’elles assument les posent en exemples des avan­tages qu’il y a à béné­fi­cier de la pro­tec­tion et des atten­tions de l’État, que ce soit dans la sphère sociale ou dans la sphère fami­liale.

Le par­cours des filles adop­tives de Mus­ta­fa Kemal illustre le carac­tère patriar­cal de cette pseu­do-éman­ci­pa­tion. Afet İnan (pro­fes­seure d’histoire) et Sabi­ha Gök­çen (pilote de guerre) ont été éle­vées, par la volon­té du Père sacré de la Nation, pour ser­vir de modèles à la nou­velle géné­ra­tion fémi­nine. Avant le vote, en 1934, de la loi sur les patro­nymes, Mus­ta­fa Kemal acco­lait à son nom le titre de « Gazi » (qui signi­fie vic­to­rieux de la guerre pour l’islam ») ; après 1934, il choi­sit pour lui-même le nom d’ATA-TÜRK, autre­ment dit le « Papa des Turcs ». Le plus haut repré­sen­tant de l’Etat se veut donc le père de tous les Turcs et, comme on le dit, leur « pro­fes­seur en chef ». Expli­ci­te­ment patriar­cal, le pro­jet qui pré­side à la nais­sance de la nation turque l’in­tègre en outre à un appa­reil d’État mili­ta­ri­sé. Le rôle que les femmes sont appe­lées à y jouer a été pré­ci­sé­ment pen­sé et défi­ni par Mus­ta­fa Kemal. Sym­bole de son pro­jet répu­bli­cain, la « femme répu­bli­caine », exal­tée pour son patrio­tisme, pro­mue pro­fes­sion­nel­le­ment pour son cou­rage et son talent, reste en réa­li­té, dans la vie pri­vée, tota­le­ment assu­jet­tie à la volon­té de son père et mari. Un demi-siècle plus tard, le mou­ve­ment fémi­niste des années 80 dénon­ce­ra cette image faus­se­ment éman­ci­pée conçue pour ser­vir les visées natio­na­listes d’un régime patriar­cal.

En Tur­quie, le mou­ve­ment fémi­niste repré­sente une dis­si­dence inédite pour la struc­ture répu­bli­caine, car son pro­jet qui va bien au-delà de la lutte pour l’égalité, remet en cause, pour la pre­mière fois, cette éman­ci­pa­tion conçue pour ser­vir la Nation, et avec elle tout l’ordre social construit par le dar­wi­nisme –social du kéma­lisme. Il remet en cause la défi­ni­tion de citoyen­ne­té répu­bli­caine et dénonce le carac­tère patriar­cal de la Répu­blique, le machisme du kéma­lisme et la récu­pé­ra­tion de la cause des femmes par le natio­na­lisme turc. Tour­ner le dos au modèle emblé­ma­tique qu’in­carne Sabi­ha Gök­çen, pilote de chasse et héroïne de guerre, cela suf­fit en soi, comme le dit Han­nah Arendt, à « déclen­cher un nou­veau pro­ces­sus »1 : celui qui, en l’oc­cur­rence, porte sur l’é­la­bo­ra­tion d’une nou­velle expres­sion de genre fémi­nin.

Chan­ger le réper­toire de l’es­pace mili­tant

Dans ce pays-car­re­four aux portes de l´Europe, la Tur­quie contem­po­raine, héri­tière d’un Empire otto­man, une expé­rience démo­cra­tique pré­coce et fra­gile se mani­feste : l’État, en s’imposant comme la figure cen­trale de la démo­cra­tie mal­gré le sys­tème par­le­men­taire, donne au régime une dimen­sion auto­ri­taire, avec son armée qui prend par exemple le pou­voir à plu­sieurs reprises.

Entre les années 1960 et 1980, l’espace mili­tant de contes­ta­taire de ce contexte, était repré­sen­té prin­ci­pa­le­ment par les mou­ve­ments de la gauche qui ras­sem­blaient des cen­taines d’organisations et qui jouaient un rôle essen­tiel dans l’écriture du réper­toire mili­tant. Radi­ca­li­sé contre la répres­sion, les mou­ve­ments de gauche englobent dans leur stra­té­gie l’ensemble des causes poli­tiques défen­dues par l’op­po­si­tion. De nom­breuses femmes par­ti­cipent à la lutte pour la révo­lu­tion. Avec l’émergence et le déve­lop­pe­ment des mou­ve­ments de gauche, une nou­velle inter­pré­ta­tion de la cause des femmes en est pro­po­sée selon une vision mar­xiste-léni­niste qui condi­tionne leur éman­ci­pa­tion à la révo­lu­tion de la classe ouvrière. L’examen de l’action col­lec­tive des mou­ve­ments de gauche à l’épreuve d’une pers­pec­tive de genre, dévoile com­ment les rap­ports sociaux de sexe contri­buent à struc­tu­rer les mou­ve­ments en les affec­tant au niveau de la par­ti­ci­pa­tion, au niveau struc­tu­rel et au niveau de reven­di­ca­tion2. Les dis­cours de liber­té et d’égalité mas­quant les rap­ports sociaux de sexe et leurs effets, les logiques patriar­cales à l’oeuvre dans les mou­ve­ments de gauche sont moins visibles que dans les autres groupes poli­tiques. Sous l’idéologie de la neu­tra­li­té3 se dis­si­mulent les rap­ports sociaux de sexe, c’est ain­si que le modèle de la « femme révo­lu­tion­naire » prend le relais de la « femme répu­bli­caine ».

Le troi­sième coup d’É­tat, le 12 sep­tembre 1980, marque une rup­ture dans l’histoire contem­po­raine de la Tur­quie par sa bru­ta­li­té, son ampleur, et la sta­bi­li­té du régime qui en a décou­lé. Le mou­ve­ment fémi­niste émerge durant cette période de peur et de para­ly­sie qui trau­ma­tise dura­ble­ment une géné­ra­tion. Quand les orga­ni­sa­tions de gauches sont liqui­dées, la plu­part des mili­tantes se retrouvent dans les cercles de soli­da­ri­té. Les familles des pri­son­nièrEs s’organisent avec les autres mili­tantEs pour lut­ter contre la tor­ture poli­cière sys­té­ma­tique, les condi­tions inhu­maines dans les pri­sons et les lois anti démo­cra­tiques. Étant don­né que la répres­sion ne per­met pas de mani­fes­ter ou de créer d’organisation offi­cielle, cette mobi­li­sa­tion s’appuie sur les réseaux des orga­ni­sa­tions de gauche. Ses fon­da­trices ont anté­rieu­re­ment connu une phase de mili­tan­tisme par­ti­san dont elles ne gardent pas un bon sou­ve­nir. Dans les orga­ni­sa­tions où elles mili­taient, elles n’occupaient que rare­ment des postes à res­pon­sa­bi­li­tés. Une fois les hommes empri­son­nés, elles se sont trou­vées psy­cho­lo­gi­que­ment abat­tues, mais « libres » de par­ta­ger leurs vécus et de réflé­chir sur leurs expé­riences en tant que femmes et sur les rap­ports sociaux de sexe dans leurs orga­ni­sa­tions. Cette réflexion est nour­rie par les intel­lec­tuelles, les jeunes femmes ren­trées au pays après leurs études à l’étranger et qui ont une expé­rience directe du mou­ve­ment fémi­niste en Europe des années 1970. Les débats autour de mul­tiples tra­duc­tions entraînent la poli­ti­sa­tion du mécon­ten­te­ment ain­si que les « groupes de conscience » servent de cata­ly­seur au mou­ve­ment. Durant la répres­sion meur­trière qui ne per­met à aucune oppo­si­tion de s’ex­pri­mer, le mou­ve­ment fémi­niste émerge ain­si comme une cause inédite en sor­tant du cercle tra­di­tion­nel, par­lant de rap­ports sociaux incon­nus, et déclenche un nou­veau cycle de contes­ta­tion en Tur­quie.

Le mou­ve­ment fémi­niste est le pre­mier à faire entrer sur cette scène poli­tique des sujets comme la sexua­li­té, le corps, le mariage, la repro­duc­tion, la famille, aupa­ra­vant consi­dé­rés comme des domaines pri­vés, donc non poli­tiques. En don­nant corps à ces reven­di­ca­tions, les fémi­nistes en ont fait des sujets de poli­tique publique. L’émergence d’un nou­veau voca­bu­laire et le fleu­ris­se­ment d’une libé­ra­tion cog­ni­tive favo­risent les nou­velles inter­pré­ta­tions du monde et les nou­velles orga­ni­sa­tions : les reven­di­ca­tions basées sur la sexua­li­té, le genre et les appar­te­nances eth­niques se font plus visibles et plus déter­mi­nantes dans l’espace mili­tant contes­ta­taire qui devient mul­ti-orga­ni­sa­tion­nel.4

Dans ce nou­vel espace de débats, c’est grâce à l’émergence du mou­ve­ment fémi­niste et à sa confron­ta­tion avec les tabous que la ques­tion de l’orientation sexuelle peut trou­ver sa place. Avec les années 1980, les pro­blèmes qu’on sup­po­sait être pri­vés et confi­den­tiels sont deve­nus publics ; la sexua­li­té est sor­tie de son abri, le ter­rain ‘pri­vé’ est décrit dans un lan­gage pro­vo­ca­teur. Le mou­ve­ment fémi­niste qui fait figure d’initiateur, en ser­vant d’incubateur à l’apparition de dif­fé­rents mou­ve­ments comme les éco­lo­gistes, anti­mi­li­ta­ristes et le mou­ve­ment LGBT qui adoptent son mode d’organisation et d’action. Cela donne lieu à une pous­sée d’autonomie dans plu­sieurs groupes, à une muta­tion des formes de mobi­li­sa­tion. Cette auto­no­mi­sa­tion fait naitre un nou­veau cycle de contes­ta­tion. L’an­ti auto­ri­ta­risme est l’es­prit à l’origine de ce cycle qui entraine un chan­ge­ment majeur dans les formes d’ac­tion col­lec­tive. En remet­tant en cause les véri­tés idéo­lo­giques de l’Etat-nation et des mou­ve­ments de la gauche, les mili­tantEs dépassent la contes­ta­tion de la domi­na­tion pour remettre en ques­tion éga­le­ment le savoir domi­nant et, par consé­quent, la cer­ti­tude de la « véri­té ». Cela favo­rise une forme de revi­ta­li­sa­tion poli­tique5 dans un contexte de crise. L’émergence du mou­ve­ment fémi­niste apporte donc à l’espace mili­tant contes­ta­taire la plu­ra­li­té et la diver­si­té des causes poli­tiques et des actions pro­tes­ta­taires. Sa per­sé­vé­rance lui per­met d’ob­te­nir une recon­nais­sance rela­tive : il influence les poli­tiques publiques, mais pas les struc­tures poli­tiques. Même si les gains ne sont pas struc­tu­rels, il s’agit d’un impact cultu­rel.

Conver­gences des mou­ve­ments contes­ta­taires : une révo­lu­tion non-struc­tu­relle

L’exemple de la Tur­quie dévoile le tis­su com­plexe des réa­li­tés »6, le carac­tère rela­tion­nel, donc dyna­mique, de l’action pro­tes­ta­taire et montre qu’un uni­vers decon­traintes impo­sées par un pou­voir mono­po­lis­tique, même s’il bloque l’action col­lec­tive, peut éga­le­ment créer les cir­cons­tances poli­tiques favo­rables à l’émergence de ceux-ci, à leurs alliances, même ponc­tuelles. Dans les mobi­li­sa­tions sociales en Tur­quie, notam­ment dans le mou­ve­ment fémi­niste, nous voyons, plu­sieurs tac­tiques déve­lop­pées pour s’adapter à la répres­sion. Face à la légis­la­tion stricte qui encadre les mani­fes­ta­tions, les mili­tantEs inventent par exemple des nou­velles formes d’action : en orga­ni­sant des « confé­rences de presse en plein air »7 ou en envoyant des lettres au gou­ver­ne­ment qu’elles font par­tir des grandes postes des centres villes. Des per­son­nages média­tiques8 appa­raissent dans ces mani­fes­ta­tions pour ampli­fier leur écho dans les médias, mais aus­si pour pro­té­ger les mili­tantEs de la répres­sion poli­cière.

La répres­sion éta­tique favo­rise éga­le­ment le rap­pro­che­ment, l’association, et la col­la­bo­ra­tion des dif­fé­rents mou­ve­ments contes­ta­taires. Le mou­ve­ment fémi­niste par­ta­geant ain­si le même uni­vers de contraintes et de pou­voir mono­po­lis­tique, a une inter­dé­pen­dance réci­proque avec les dif­fe­rents mou­ve­ments : LGBT, anti­mi­li­ta­riste, éco­lo­giste, gauche, kurde, armé­nien. Dans le contexte en Tur­quie, le monisme dans tous les domaines, du champ poli­tique à la vie pri­vée, en fai­sant res­sor­tir la struc­ture inter­sec­tion­nelle des rap­ports sociaux de sexe, de sexua­li­té et d’ethnicité, en par­ti­ci­pant à la consti­tu­tion des condi­tions de leur émer­gence encou­rage les alliances entre ces mou­ve­ments.

L’espace mili­tant en Tur­quie, à côté de son carac­tère mul­ti-orga­ni­sa­tion­nel, est un champ de cli­vages et de conflits liés aux rap­ports sociaux de sexe, de classe, d’orientation sexuelle et de domi­na­tion eth­nique, tous ces rap­ports étant imbri­qués. Les rap­ports sociaux qui contri­buent à struc­tu­rer ces mou­ve­ments9 donnent lieu à des conflits entre eux mais grâce au main­tien de leurs alliances, ils pro­voquent des trans­for­ma­tions par des luttes internes. Ceux-ci édi­fient de nou­veaux champs de débats poli­tiques à pro­pos des cadrages théo­riques sur les­quels les mou­ve­ments s’appuient, pour qu’ils répondent davan­tage aux dif­fé­rentes pro­blé­ma­tiques de sexe, de classe, de natio­na­li­té, d’ap­par­te­nance eth­nique, d’o­rien­ta­tion sexuelle. Qu’elle soit tech­nique, stra­té­gique ou fon­dée sur le besoin, cette inter­dé­pen­dance crée une pos­si­bi­li­té d’articulation des dif­fé­rentes causes poli­tiques. Les conver­gences des mou­ve­ments contes­ta­taires mal­gré leurs diver­gences, donnent lieu à leurs inter­ac­tions qui favo­risent des inno­va­tions dans l’espace mili­tant contes­ta­taire en Tur­quie et à la dif­fu­sion des mobi­li­sa­tions contes­ta­taire au-delà des orga­ni­sa­tions et des reven­di­ca­tions ini­tiales. Après une dizaine d’années de coopé­ra­tion dans des actions ponc­tuelles, les mou­ve­ments innovent, débor­dant de leurs pro­po­si­tions pro­gram­ma­tiques de départ et s’engagent dans la lutte contre des pro­blèmes publics plus géné­raux.

Selon Han­nah Arendt, la pen­sée poli­tique est essen­tiel­le­ment fon­dée sur la facul­té de juger. 10 Les mili­tantEs qui se ques­tionnent, qui se renou­vellent peuvent ouvrir de nou­velles voies par cette facul­té de juger et par leur déci­sion per­ma­nente de prendre l’initiative. Jacques Ran­cière défi­nit le pro­ces­sus de sub­jec­ti­va­tion comme un pro­ces­sus de dési­den­ti­fi­ca­tion ou de déclas­si­fi­ca­tion. « La sub­jec­ti­va­tion poli­tique est (…) un croi­se­ment d’identités repo­sant sur un croi­se­ment… »11

Même si le mou­ve­ment fémi­niste a émer­gé et s’est déve­lop­pé en s’autonomisant, il est vu comme un allié par plu­sieurs mou­ve­ments contes­ta­taires en tant qu’acteur signi­fi­ca­tif dans l’espace mili­tant par le mul­ti-enga­ge­ment de ses mili­tantes et leur par­ti­ci­pa­tion dans les dif­fé­rents mou­ve­ments. Sa proxi­mi­té avec le mou­ve­ment LGBT, son influence sur celui-ci est notable. Plu­sieurs groupes fémi­nistes, notam­ment kurdes, influen­cés par la troi­sième vague fémi­niste (Black fémi­nisme) sont tour­nés vers la lutte contre le patriar­cat qui est ana­ly­sé à tra­vers ses imbri­ca­tions avec les autres rap­ports de pou­voir.

Dans l’espace mili­tant en Tur­quie, l’émergence du mou­ve­ment fémi­niste ain­si que sa conver­gence avec les autres mou­ve­ments contes­ta­taires, depuis 30 ans, ont une influence sociale qui entraîne elle-même ses propres consé­quences. La par­ti­ci­pa­tion de la nou­velle géné­ra­tion se réa­lise sur l’apprentissage des luttes com­munes,12 les croi­se­ments des réseaux et les inno­va­tions suc­ces­sives de l’espace mili­tant où les concepts et les réper­toires, les idées, les expé­riences voyagent. Cette trans­for­ma­tion va de paire avec l’innovation des moda­li­tés de mobi­li­sa­tion et de l’or­ga­ni­sa­tion interne des mou­ve­ments contes­ta­taires, en trans­for­mant ses méca­nismes consti­tuants et en créant des coor­di­na­tions pas­sa­gères. Sans com­prendre les effets des conver­gences des mou­ve­ments contes­ta­taires, l’élargissement et la trans­for­ma­tion des cadrages et des sources d’influences, l’innovation des moyens de mobi­li­sa­tion, des formes d’organisation et d’action, il est dif­fi­cile de com­prendre la résis­tance « inat­ten­due » por­tée par les mili­tantEs de ces réseaux inter­dé­pen­dants.

Le fait que les fron­tières deviennent plus en plus floues13 crée des pos­sibles aux mul­tiples sub­jec­ti­va­tions col­lec­tives qui ne sont propres à aucune posi­tion sociale, poli­tique, idéo­lo­gique ou iden­ti­taire pré­exis­tante. Naissent ain­si des mani­fes­ta­tions épi­so­diques et des créa­ti­vi­tés inédites qui battent, par mul­tiples moyens, les mul­tiples ten­ta­cules de la domi­na­tion mas­cu­line.

Pinar Selek

1 Han­nah Arendt, Qu’est-ce que la poli­tique, Paris, Seuil, 1995, p.23
2 Oli­vier Fillieule, Le Sexe du Mili­tan­tisme, Col­lec­tion Socié­tés en Mou­ve­ment, Edi­tion Science Po Les Presses, 2009.
3 Voir : Joan Acker « Hie­rar­chies, jobs, bodies : A theo­ry of gen­de­red orga­ni­za­tions », Gen­der & Socie­ty n°4, 1990, p. 139 – 58 ; Lucie Bar­gel, « La socia­li­sa­tion poli­tique sexuée : appren­tis­sage des pra­tiques poli­tiques et normes de genre chez les jeunes militant·e·s » Nou­velles Ques­tions Fémi­nistes, Vol. 24, n° 3, 1990, p. 36 – 49 ; Jules Fal­quet « Entre rup­ture et repro­duc­tion : femmes sal­va­do­riennes dans la guerre révo­lu­tion­naire (1981 – 1992)», Nou­velles Ques­tions Fémi­nistes, vol. 17 n°2,1996, p. 5 – 38.
4 Rus­sell Cur­tis and Zur­cher, « Stable Resources of Pro­test Move­ments : The Mul­ti-Orga­ni­za­tio­nal Field », Social Forces no : 52, 1973, pp : 53 – 61.
5 Isa­belle Som­mier, Les nou­veaux mou­ve­ments contes­ta­taires à l’heure de la mon­dia­li­sa­tion, Paris, Flam­ma­rion, 2001, p.11.
6 Edgar Morin, Intro­duc­tion à la pen­sée com­plexe, Paris, Édi­tions du Seuil, 2005, p : 19.
7 Ayşen Uysal, « Main­tien de l’ordre et répres­sion poli­cière en Tur­quie », in Dona­tel­la Del­la Por­ta & Oli­vier Fillieule (dir.), Police et mani­fes­tants. Main­tien de l’ordre et ges­tion des conflits, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.
8 Ayşen Uysal, « Tur­quie : dyna­miques des mani­fes­ta­tions de rue », Alter­na­tives sud, Volume 14, Etat des Resis­tances dans le sud-2008, Centre tri­con­ti­nen­tal et Syl­lepse, Lou­vain-la-Neuve, Paris, 2008, p. 145
9 Jules Fal­quet, « La cou­tume mis a mal par ses gar­diennes mêmes : reven­di­ca­tions indiennes zapa­tistes », Nou­velles ques­tions fémi­nistes, 20 (2), 1999, p : 87 – 11
10 Han­nah Arendt, op.cit. , p. 52.
11 Jacques Ran­cière, Au bord du poli­tique, Paris, Folio essais, 1998, pp. 118 – 119.
12 Isa­belle Som­mier, “Le mou­ve­ment alter­mo­dia­liste”, in Anto­nin Cohen, Ber­nard Lacroix, Phi­lippe Riu­tort (dir), Nou­veau manuel de science poli­tique, 2009, p : 511
13 Oli­vier Fillieule, « De l’objet de la défi­ni­tion à la défi­ni­tion de l’objet. De quoi traite fina­le­ment la socio­lo­gie des mou­ve­ments sociaux ?», Poli­tique et Socié­tés, Volume 28, numé­ro 1, 2009, p : 27

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