Femmes & Paix à La Haye — Notes de clôture

Chères amies, chers amis,

Clore ce forum consa­cré aux femmes et à la paix, ici à La Haye, est une pré­cieuse res­pon­sa­bi­li­té. Une res­pon­sa­bi­li­té sur une pla­nète qui saigne. Alors que tout semble som­brer, l’en­vie d’a­gir, plus que jamais, nous habite au nom de la vie.

C’est connu, cer­taines caté­go­ries en bas de la hié­rar­chie sociale, sou­vent les femmes, se retrouvent mar­gi­na­li­sées dans les pro­ces­sus offi­ciels de paix. Cette exclu­sion se mani­feste de manière fla­grante dans le contexte actuel, où la concen­tra­tion mon­diale des richesses accen­tue les dis­pa­ri­tés déjà exis­tantes. Cela accen­tue le recours à l’arbitrage et fra­gi­lise de plus en plus la jus­tice ins­ti­tu­tion­nelle et donc le droit, appa­reil des droits. Ceux qui détiennent les res­sources mili­taires, poli­tiques ou éco­no­miques défi­nissent les termes de la négo­cia­tion. Ces pro­ces­sus façon­nés par les rap­ports de pou­voir, ne construisent pas la paix MAIS les fron­tières. Alors, la pro­messe du « plus jamais ça » ne reste qu’un slo­gan.

Dépas­ser ces murs et prendre le gou­ver­nail de la vie serait un miracle. Et on ne crée pas de miracles en lais­sant le pou­voir défi­nir notre agen­da, disait Han­nah Arendt. Le miracle de paix néces­site une capa­ci­té d’agir. Arendt défi­nit le terme agir comme prendre l’initiative, entre­prendre, mettre en mou­ve­ment. L’action se dis­tingue du tra­vail qui consiste à fabri­quer des objets d’usage. Cela exige du cou­rage, un enga­ge­ment sin­cère et une forte capa­ci­té d’al­liance. Elle s’appuie sur la facul­té de juger et sur l’autonomie de la pen­sée. Sur une grande concen­tra­tion. C’est pour­quoi nous nous sommes réunis. Pour échan­ger, par­ta­ger, nous ren­con­trer. Pour rendre notre vision plus lucide, pour la nour­rir par des ana­lyses mul­ti­di­men­sion­nelles, par les expres­sions et intel­li­gences mul­tiples. Pour ain­si déclen­cher de nou­veaux pro­ces­sus. Des miracles.

Les échanges de ces deux jours ont mon­tré que la construc­tion de la paix dans ce monde et la libé­ra­tion des femmes sont inti­mé­ment liées. Non pas parce que les femmes seraient natu­rel­le­ment por­tées vers la paix, mais parce que la guerre n’est jamais un simple affron­te­ment entre forces armées : elle s’enracine dans les struc­tures sociales et l’ordre mili­taire s’appuie sur l’ordre social.

Mon­trer les causes éco­no­miques et poli­tiques des guerres ne suf­fit donc pas à com­prendre com­ment elles sont pos­sibles, com­ment elles mobi­lisent les popu­la­tions. Grâce aux mul­tiples recherches qui prennent en compte la dimen­sion des rap­ports de genre dans l’analyse des phé­no­mènes poli­tiques, nous pou­vons aujourd’hui dépla­cer le regard des champs de bataille, pour per­ce­voir com­ment les pou­voirs poli­tiques s’appuient sur les rap­ports de pou­voir sociaux déjà exis­tants, par exemple com­ment les lea­ders qui gou­vernent la pla­nète uti­lisent les modèles de mas­cu­li­ni­tés hégé­mo­niques comme une res­source poli­tique. Ou com­ment les groupes armés qui se battent pour les res­sources pétro­lières uti­lisent le viol sexuel comme un arme de guerre. Et pour­quoi sur les champs de bataille on entend si sou­vent un dis­cours d’honneur qui fait réfé­rence aux dif­fé­rences sexuelles. Et com­ment les pou­voirs poli­tiques par­viennent à mettre en cir­cu­la­tion des dis­cours et des pra­tiques mili­ta­ristes, en ali­men­tant la repro­duc­tion des fron­tières sym­bo­liques qui légi­ti­ment la vio­lence. Mal­gré la capa­ci­té de des­truc­tion et de contrôle des pou­voirs actuels, uti­li­sée sans pitié à chaque ins­tant, cette com­pré­hen­sion ouvre des brèches pour la paix pour déclen­cher de nou­veaux pro­ces­sus. Car com­prendre la guerre comme un pro­ces­sus per­met de conce­voir la paix aus­si comme un pro­ces­sus qui néces­site un tra­vail de mémoire, mais aus­si d’imagination poli­tique.

Car com­prendre la guerre comme un pro­ces­sus per­met de conce­voir la paix aus­si comme un pro­ces­sus qui néces­site un tra­vail de mémoire, mais aus­si d’imagination poli­tique. Nous avons mis la lumière sur plu­sieurs expé­riences de luttes menées par des femmes dans le monde. Elles nous ont rap­pe­lé que la paix exige de trans­for­mer les struc­tures qui rendent la vio­lence pos­sible et de créer des espaces de répa­ra­tion. Et pour créer ces espaces, les théo­ries fémi­nistes du care sont inté­res­santes. Nées aux États-Unis dans les années 1980, ces théo­ries pro­posent l’éthique du soin comme un pilier pour repen­ser la jus­tice, l’économie, la poli­tique. L’éthique du soin poli­tique qui place l’interdépendance, l’attention aux vul­né­ra­bi­li­tés, la sol­li­ci­tude et la digni­té au cœur de toute poli­tique, peut deve­nir un outil de trans­for­ma­tion. Je me sou­viens du 8 mars 2002, en Tur­quie, des mil­liers des femmes kurdes et turques avaient orga­ni­sé une grande action col­lec­tive pour la paix qui consis­tait à plan­ter ensemble des arbres. Le mes­sage était clair : la paix se cultive, se tra­vaille, s’enracine, elle demande du temps, des soins. Elle exige de com­prendre les fon­de­ments d’un conflit, elle exige une atten­tion constante aux méca­nismes invi­sibles qui repro­duisent la vio­lence. L’analyse, la recherche, les sciences, en auto­no­mie, deviennent alors des outils indis­pen­sables pour com­prendre ces méca­nismes. Pour démys­ti­fier la bana­li­sa­tion de l’insupportable.

Comme l’avait fait Ber­tha von Sutt­ner. Alors que son époque glo­ri­fiait la force brute, elle per­ce­vait dans chaque guerre une frac­ture inté­rieure du monde, une sorte d’aveuglement col­lec­tif. Mais quand tu t’engages pour la paix, il y a un prix à payer et une résis­tance à construire. Je l’ai vécu à tra­vers ma recherche sur le mou­ve­ment kurde. Elle était née d’une prise de conscience de ma res­pon­sa­bi­li­té face à une guerre longue liée au conflit kurde. À l’époque, par­ler d’un conflit social consti­tuait un acte dan­ge­reux. Le pou­voir poli­tique en impo­sant la peur, en mar­gi­na­li­sant la réflexion, en bana­li­sant l’ir­ra­tion­nel, gou­ver­nait les émo­tions. Je refu­sais de plier devant cette folie. J’ai réflé­chi, posé des ques­tions, enquê­té. Ain­si s’est construite une recherche-res­pon­sa­bi­li­té qui m’a conduite à pro­blé­ma­ti­ser un mou­ve­ment social inter­dit, por­té par une popu­la­tion mino­ri­sée et sous répres­sion mili­taire. En 1998, j’ai été arrê­tée par la police qui cher­chait à obte­nir les noms des per­sonnes que j’avais ren­con­trées. J’ai refu­sé. Je ne me suis pas sou­mise aux méca­nismes de guerre. J’ai été tor­tu­rée, incar­cé­rée, puis accu­sée de ter­ro­risme. Tous mes maté­riaux, car­nets, dis­quettes, ont été confis­qués. Ma recherche a été kid­nap­pée. Elle a dis­pa­ru. Il y a un an, j’ai pris conscience du côté le plus tra­gique de cette his­toire : son effa­ce­ment de ma mémoire. Et j’ai déci­dé d’agir. Han­nah Arendt par­lait de notre capa­ci­té à agir, à créer des miracles. Je viens de le faire. Je viens de rendre pos­sible une répa­ra­tion concer­nant ma recherche.

J’ai ouvert ses pages dis­pa­rues. Sans l’avoir retrou­vée. Je ne l’ai jamais retrou­vée phy­si­que­ment. Je me suis assise devant le puits de ma mémoire. J’ai regar­dé vers le trou et j’ai tiré vers la lumière les maté­riaux confis­qués. Je n’avais rien. Ni entre­tiens, ni notes, ni car­nets. Mais en écri­vant, j’ai leur ai redon­né vie. A l’instar de Ber­tha von Sutt­ner, l’écriture est deve­nue un acte poli­tique : un moyen de tenir tête à la vio­lence.

Ça a été une expé­rience bou­le­ver­sante, ren­ver­sante… Plus j’avançais, plus cela est deve­nue dif­fi­cile. Ma vie quo­ti­dienne a été per­tur­bée. Durant plu­sieurs mois, je n’ai pas dor­mi plus de quatre heures par nuit. À force de ne pas céder, j’ai pu pous­ser, petit à petit, la réflexion et j’ai com­pris que les sou­ve­nirs de ces maté­riaux n’appartenaient pas seule­ment au ter­rain, mais aus­si à un autre contexte. Ils n’ont pas seule­ment été confis­qués : ils ont été lus et répé­tés sous la tor­ture. Les yeux ban­dés, je ne voyais pas les bouches qui les lisaient. Quand j’ai tiré du puits de ma mémoire un frag­ment de ces maté­riaux, j’ai sen­ti l’odeur de la ciga­rette et une dou­leur immense. J’ai com­pris alors com­ment j’avais impri­mé en moi ces maté­riaux, durant la tor­ture. Des nuits et des jours durant, je les avais gra­vés en moi. La tor­ture, au lieu d’effacer, a eu l’effet contraire : elle a impri­mé en moi la mémoire de mon étude. En écri­vant, elle s’est trans­for­mée en récit. Notre récit de la guerre. Celui de mes inter­lo­cu­teurs et inter­lo­cu­trices qui avaient peur, mais qui espé­raient pour­tant que serait

ren­due publique une his­toire invi­sible. La tor­ture, au lieu d’effacer, a eu l’effet contraire : elle a impri­mé en moi la mémoire de mon étude. En écri­vant, elle s’est trans­for­mée en récit. Notre récit de la guerre. Celui de mes inter­lo­cu­teurs et inter­lo­cu­trices qui avaient peur, mais qui espé­raient pour­tant que serait ren­due publique une his­toire invi­sible. Ces expé­riences ne consti­tuent pas de simples maté­riaux de recherche mais des frag­ments d’une mémoire col­lec­tive vivante.

Il y a quelque mois, j’ai pris la plume. La recherche est sor­tie du puits. Elle n’y ren­tre­ra plus. Et bien­tôt, elle va mon­ter sur la scène, nous n’écouterons plus le dis­cours mili­ta­riste qui étouffe la voix réflexive des sciences sociales. Bien­tôt ma parole socio­lo­gique, cette parole per­due, retour­ne­ra dans notre his­toire col­lec­tive. Pour contri­buer à la paix, en révé­lant les méca­nismes qui ali­mentent la vio­lence et en redon­nant une place aux voix mar­gi­na­li­sées.

La suite ? Nous l’écrirons ensemble. En conti­nuant à pen­ser, à ana­ly­ser, à créer. Pour nous éman­ci­per ensemble de la pieuvre de la guerre qui étouffe nos vies. Nous tien­drons cha­cune de ses ten­ta­cules, celles qui sont proches et loin, en par­ti­ci­pant à la fabri­ca­tion de la paix et de la jus­tice à dif­fé­rentes échelles. En conso­li­dant nos soli­da­ri­tés inter­na­tio­nales, afin de

ren­for­cer, sans les hié­rar­chi­ser, les résis­tances contre les pou­voirs mili­ta­ro-patriar­caux dans ce monde. Et en se mobi­li­sant en même temps autour d’une seule reven­di­ca­tion, en s’appuyant sur la jus­tice inter­na­tio­nale.

Par exemple, ici, à la Haye, nous pou­vons déci­der de déclen­cher une cam­pagne fémi­niste et anti­mi­li­ta­riste autour de la reven­di­ca­tion de l’interdiction de pro­duc­tion des armes. En sui­vant les pas des mobi­li­sa­tions des femmes il y a plus d’un siècle. C’est une reven­di­ca­tion trans­for­ma­trice. Weber l’avait ana­ly­sé, l’État détient le mono­pole de la vio­lence légi­time : c’est là qu’il faut com­men­cer à chan­ger. Cela peut nous paraitre uto­pique mais quand la réa­li­té est insup­por­table nous pou­vons le ten­ter. La réflexion et la créa­tion, alliance de mul­tiples intel­li­gences et de mul­tiples res­sources, peuvent créer des miracles.

Nous ne sommes pas impuissant.es. Mais nous sommes fra­giles, et
interdépendant.es.

On conti­nue ?

Pinar Selek

https://femmesetpaix.org/notesdecloture





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