Strasbourg, 12 octobre 2023
Mesdames, Messieurs,
Vous m’accueillez, vous nous accueillez dans une période très sombre, où la barbarie, les armes, la cruauté dominent notre monde. Par conséquent, c’est aussi le désespoir qui domine. Les puissants font leurs lois, en faisant couler le sang, en détruisant les populations, les civilisations, les vies. Et les institutions internationales, censées créer des mécanismes politiques permettant la définition démocratique des problèmes publics et leurs solutions, sont en difficulté. Il en va ainsi du Conseil de l’Europe, créé après les deux guerres mondiales, autour de l’aspiration « plus jamais ça », qui œuvre pour que les valeurs démocratiques et les droits fondamentaux l’emportent sur les intérêts géostratégiques. C’est une résistance.
Résistance pour défendre les conventions internationales, même si celles-ci sont écrasées actuellement sous les bottes de rapports de forces. Dans un contexte où tout se joue au niveau géopolitique, insister sur des cadres institutionnels et des normes juridiques, approuvées dans le consensus, est une résistance. Résistance de la démocratie. Cette résistance face à la barbarie vous oblige à repousser cette organisation inter-étatique au-delà de ses limites. Est-ce que c’est possible ? Est-ce que c’est encore possible de faire adhérer les populations aux mécanismes démocratiques ? Avec quelles mesures ?
Je suis consciente des lourdes responsabilités qui pèsent sur vos épaules. Et alors que vous êtes en train de réfléchir sur de multiples domaines d’action urgente pour faire cesser la barbarie, vous m’accueillez, vous nous accueillez. Merci beaucoup à celles et ceux qui ont initié cette rencontre. Cela témoigne d’une conscience du lien fort entre notre lutte pour la justice en Turquie et des problèmes dans d’autres pays. En effet, tous ces problèmes actuels sont en lien avec les nouvelles alliances transnationales dont la Turquie fait partie. Et rendre visible les violations des droits humains et les crimes juridiques contribue à votre résistance face aux barbaries actuelles.
Ici, je ne prendrai pas le temps de résumer le long acharnement politico-judiciaire entamé il y a plus de 25 ans à mon encontre. Je vais juste résumer la dernière étape en commençant par préciser que mon procès kafkaïen a commencé avant le gouvernement actuel en Turquie. Cela montre le caractère historique et la permanence des problèmes démocratiques dans ce pays.
Tout a commencé dans une période où les cadres juridiques étaient moins favorables au respect des droits. Ce cadre a évolué aujourd’hui, mais mon procès continue. C’est en 1998 que j’ai été arrêtée et torturée pour livrer l’identité de militant·es kurdes que j’avais interviewé.e.s dans le cadre de mon enquête sociologique. Ensuite, j’ai appris en prison par la télévision que j’étais fallacieusement accusée de terrorisme. J’ai résisté grâce à une énorme solidarité, mais surtout une lutte juridique minutieuse. Des enquêtes indépendantes ont démontré qu’il n’y a jamais eu d’attentat au Marché aux épices d’Istanbul mais l’explosion d’une bonbonne de gaz. J’ai été acquittée 4 fois, car le dossier d’accusation est vide. En effet toutes les fois qu’une Cour de justice a regardé le fond de mon dossier, elle a admis qu’il n’y avait aucune preuve contre moi.
Ainsi, il apparait clairement qu’en Turquie un combat pour la justice peut aboutir.
Pourtant, en décembre 2022 la Cour suprême a cassé mon dernier acquittement de 2014, en demandant ma condamnation à la prison à perpétuité. Le 29 septembre 2023 avait lieu à Istanbul la deuxième audience du 5ème procès. Face à de nombreux soutiens locaux et internationaux, la Cour criminelle d’Istanbul a reporté à nouveau l’examen du dossier au 28 juin 2024, en renouvelant sa demande d’extradition à mon encontre et un mandat d’arrêt international.
Cet acharnement sans fin relève du harcèlement, voire de la torture psychologique. Mais c’est aussi une des formes les plus extrêmes d’atteinte à la liberté d’expression et à la liberté académique, menacées aujourd’hui partout dans le monde. Depuis le début, j’ai refusé d’être conditionnée par cet acharnement, j’ai essayé d’élargir mon espace de liberté et continué à réfléchir, à enquêter, à problématiser, à analyser et à écrire, le plus librement possible. Cela a été possible grâce à la solidarité constante d’innombrables personnes de multiples milieux, surtout en France dont je suis devenue citoyenne.
Pourtant comme l’atteste la Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères française, cet acharnement entrave mon travail. Je cite Madame la ministre Catherine Colonna “La France, attachée à la liberté de la recherche, apporte tout son soutien à la sociologue Pinar Selek, reconnue innocente à plusieurs reprises par les juridictions turques des faits dont elle a été accusée. La procédure judiciaire dont elle fait l’objet en Turquie et le risque d’arrestation encouru entravent son travail. (…)“
Oui, ce processus juridique entrave mon travail : alors que je mène de multiples recherches sur les situations multidimensionnelles autour des frontières, le mandat d’arrêt international dont je fais l’objet m’empêche de sortir du territoire français et d’exercer librement mon métier. Ainsi, je ne peux même pas traverser la frontière franco-italienne bien que je sois co- coordinatrice de l’Observatoire des Migrations dans les Alpes-Maritimes. Je ne peux pas non plus répondre aux nombreuses invitations académiques que je reçois d’autres pays européens.
Je souhaite continuer à vivre comme chercheuse, penseuse et écrivaine libre. La question est la suivante : est-ce que c’est possible en Europe ? Et plus précisément est-ce que le Conseil de l’Europe peut apporter sa contribution pour garantir ma liberté de recherche ?
Merci pour tout ce que vous faites. Malgré l’obscurité de notre époque, votre engagement fait bouger les lignes !
Pinar Selek, Strasbourg, 12.10.2023