Je suis menacée de prison à vie

Mal­gré la neige

Même si la vie est deve­nue un cau­che­mar pour la plu­part des êtres vivants dans le monde, il y a des  mar­gue­rites qui gardent et qui dis­persent l’espoir. Grâce à elles, nous conti­nuons à pou­voir sou­rire.  C’est la dia­lec­tique. Tous coulent ensemble, la vio­lence, le pou­voir, la résis­tance, les nou­veaux che­mins.

Alors, j’ai deux bonnes nou­velles que vous connais­sez peut-être déjà. La pre­mière  est la publi­ca­tion d’un livre nom­mé « Enquê­ter : de quel droit ? » (Édi­tions du Cro­quant) édi­té par Syl­vain Lau­rens et Fré­de­ric Ney­rat. La deuxième est la fon­da­tion des « Cher­cheurs Sans Fron­tières ».

Ces nou­velles m’ont remé­mo­ré mes années uni­ver­si­taires… J’avais déci­dé d’étudier la socio­lo­gie en Tur­quie, où les sciences sociales et sur­tout la socio­lo­gie  étaient consi­dé­rées comme dan­ge­reuses. L’histoire de la Tur­quie est pleine d’expériences de pri­son et d’exil vécues par les intel­lec­tuels. Les poèmes, les récits, les romans que nous lisons aujourd’hui, les chan­sons que nous écou­tons, les pein­tures que nous met­tons dans  nos mai­sons sont créés par ces per­sonnes qui ont vécu  la pri­son ou  l’exil. Moi, je lisais ces expé­riences quand j’étais enfant. Très vite, je me suis retrou­vée sur leur che­min. Le che­min de la pen­sée, de la créa­ti­vi­té.  Je savais qu’au bout de ce che­min m’attendaient la pri­son et  l’exil. Mais j’étais roman­tique et pleine d’amour pour com­prendre la vie et pour me com­prendre.

Pen­dant mes années uni­ver­si­taires, je vou­lais m’organiser avec les cher­cheurs qui pos­sèdent le même amour. Avec mes jeunes amis, nous n’avons pas pen­sé à créer concrè­te­ment une fon­da­tion qui se serait appelée“Chercheurs Sans Fron­tières”, mais c’était émou­vant de rêver cette soli­da­ri­té inter­na­tio­nale des cher­cheurs. Les années ont pas­sé. Au cours de cette quête sans fin, j’ai essayé de créer mon propre che­min en ques­tion­nant les rap­ports entre le savoir et le pou­voir, la manière dont la science est ins­tru­men­ta­li­sée, les modes com­por­te­men­taux et lan­ga­giers, bref, en ques­tion­nant tout ce qui était trop sacré pour être abor­dé.  J’ai fait plu­sieurs recherches sur des sujets tabous en Tur­quie et je les ai publiées. Mais quand j’ai ten­té de faire une enquête sur les Kurdes en 1998, je me suis retrou­vée dans  un piège.  Quand j’ai été pla­cée en garde-à-vue, la pre­mière chose qu’ils ont vou­lu savoir était les noms de toutes les per­sonnes que j’a­vais eues en entre­tien au cours de mes recherches. J’ai refu­sé de répondre à leurs exi­gences car, pen­dant des années, j’a­vais effec­tué mes enquêtes sur des per­sonnes qu’on avait pous­sées au crime et que je n’a­vais jamais révé­lé à la police aucune infor­ma­tion à leur pro­pos.

J’ai été empri­son­née en déten­tion pré­ven­tive où j’ai été tor­tu­rée pen­dant deux ans et demi. J’ai appris que telle était la règle du jeu. Si tu tentes de révé­ler le mot de passe à haute voix, tu es décla­ré cou­pable. Mon pro­cès kaf­kaïen a com­men­cé ain­si. Ils m’ont accu­sée d’être à l’origine d’un atten­tat ter­ro­riste. Deux années de pri­son. Libé­ra­tion. Conti­nuer à publier des livres. Conti­nuer à lut­ter contre la guerre, contre la vio­lence, contre la puis­sance. La cas­sure du pro­cès par la Cour de Cas­sa­tion. Par deux fois ! Mal­gré deux acquit­te­ments suc­ces­sifs, récla­ma­tion d’une peine de pri­son à vie. C’est ain­si qu’on m’a arra­chée à mon uni­vers. Je me suis retrou­vée dans un espace dont je ne connais­sais ni la langue, ni les réflexes et dont les tem­pêtes ne m’é­taient pas fami­lières. Ma mai­son était là-bas, loin de moi. Et elle m’é­tait inter­dite. Je ne pou­vais pas y retour­ner. Je ne peux pas y retour­ner.

Main­te­nant, je suis en exil avec, au des­sus de ma tête,la menace d’un empri­son­ne­ment  à vie.

Mal­gré le fait d’être enfer­mée dans un film de science-fic­tion, mon enthou­siasme n’a pas dimi­nué. Au contraire, il a redou­blé et, grâce a cet enthou­siasme, je conti­nue à cher­cher et à écrire par­tout.  Et je n’ai pas per­du mon sou­rire. Parce que les mar­gue­rites s’épanouissent dans la neige.

Quand Laur­rens et Ney­rat ont fait l’interview avec moi pour le livre « Enquê­ter : de quel droit ? », j’ai été heu­reuse de par­ta­ger mes expé­riences avec mes col­lègues.  Après la publi­ca­tion du livre, lire mon his­toire racon­tée auprès de sujets que je vou­lais abor­der depuis mes années uni­ver­si­taires m’a enthou­sias­mée­da­van­tage. Parce que je savais bien que : “Face aux normes éthiques et aux règles juri­diques qui régissent la vie pri­vée ou la pro­prié­té intel­lec­tuelle, les socio­logues, et plus lar­ge­ment tous les cher­cheurs en sciences sociales, se voient de plus en plus sou­vent oppo­ser les droits des per­sonnes enquê­tées ou d’autres prin­cipes supé­rieurs, jusqu’à voir par­fois la réa­li­sa­tion de leur enquête ou sa publi­ca­tion mena­cées. »[1]

Juste après la publi­ca­tion du livre, mes col­lègues m’ont annon­cé une autre bonne nou­velle : La créa­tion de « Cher­cheurs Sans Fron­tières » ! J’ai lu la décla­ra­tion qui sou­ligne les menaces qui s’accumulent à l’encontre des scien­ti­fiques, dont l’autonomie est de moins en moins bien garan­tie : « Il est de plus en plus évident que la liber­té de pen­sée, de recherche et d’expression n’est plus garan­tie nulle part. On conçoit pour­tant mal une recherche qui ne ferait que com­plaire aux puis­sances de l’économie et de la poli­tique. (…) Si les cher­cheurs ne tombent plus sous le coup des rigueurs des tri­bu­naux de l’Inquisition, de nou­veaux moyens de faire taire existent, plus en accord avec les mœurs et l’esprit du temps »

Tout de suite, j’ai eu envie de par­ti­ci­per à cette com­mu­nau­té qui s’empare de la pro­tec­tion de la recherche, quelle que soit la dis­ci­pline et quel que soit le pays. Cette com­mu­nau­té qui cherche à fon­der des méca­nismes de soli­da­ri­té entre cher­cheurs, qui ne construit pas une défense cor­po­ra­tiste mais qui veut pro­mou­voir la liber­té en géné­ral.

La grande assem­blée consti­tu­tive aura lieu le 25 février au musée du quai Bran­ly où l’as­so­cia­tion devien­dra une ONG inter­na­tio­nale.  Je serai là-bas pour par­ler de  mon expé­rience et des dif­fi­cul­tés pour effec­tuer des recherches en Tur­quie.

Oui, je serai là-bas mais je ne sais pas dans quelles condi­tions. Car avant cette assem­blée, le 9 février 2011, mon affaire sera exa­mi­née à nou­veau par le Tri­bu­nal de Grande Ins­tance d’Istanbul. Il y a depuis long­temps une mobi­li­sa­tion mas­sive en Tur­quie autour de mon pro­cès donc il y aura plein de monde là-bas le 9 février. Et aus­si des groupes de soli­da­ri­té inter­na­tio­nale, mes col­lègues, les repré­sen­tants des ins­ti­tu­tions, d’ONG, d’associations… seront pré­sents à İst­anb­ul.

Les obser­va­teurs vont écou­ter la déci­sion en direct à Istan­bul. Moi, je l’apprendrai en dif­fé­ré à Ber­lin. Si mon acquit­te­ment est renou­ve­lé, je vien­drai à Paris pour la grande assem­blée de « Cher­cheurs Sans Fron­tière » en vue de par­ta­ger mes expé­riences et de tra­vailler pour la défense judi­ciaire et « poli­tique » des autres cher­cheurs mena­cés par­tout dans le monde.

Sinon…

Non, quoi qu’il en soit,  je ne serai pas seule. Et je serai « Sans Fron­tières », comme aujourd’hui.

Pinar Selek


[1]Lau­rens Syl­vain, Ney­rat Fré­de­ric,   ‟Enquê­ter : de quel droit ?”,  Edi­tions Le Cro­quant, 2010.





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