Je suis « Sans Frontières »

Inter­ven­tion de Pinar Selek à l’i­nau­gu­ra­tion de l’as­so­cia­tion Cher­cheurs Sans Fron­tières (CSF)

à Paris, le 25 Février 2011

Je suis « Sans Fron­tières »

J’avais déci­dé d’étudier la socio­lo­gie en Tur­quie, où les conflits sociaux étaient très pro­fonds et alors les sciences sociales et sur­tout la socio­lo­gie  étaient consi­dé­rées comme dan­ge­reuses. Alors, mes ques­tions, mes sujets, les  méthodes de mes recherches n’étaient pas choi­sies par hasard.

Pas seule­ment moi, mais beau­coup d’autres étu­diants de mon uni­ver­si­té ou dans d’autres uni­ver­si­tés, se posaient des ques­tions simi­laires. Dès notre ren­contre, nous avions com­men­cé à ques­tion­ner plu­sieurs choses ensemble. Pas seule­ment la struc­ture sociale ou les rela­tions de pou­voirs dans la socié­té, nous inter­ro­gions éga­le­ment les points de vues, les méthodes, la socio­lo­gie et les autres dis­ci­plines qui se sont cloi­son­nés. Nous nous inter­ro­gions sur les méca­nismes de pro­duc­tion des recherches scien­ti­fiques et la struc­ture des aca­dé­mies. Nous pen­sions que le champ aca­dé­mique était un des lieux pri­vi­lé­giés de l’exercice du pou­voir. L’autonomisation du champ de pro­duc­tion scien­ti­fique et la concen­tra­tion des moyens uti­li­sés dans la pro­duc­tion du dis­cours ou de la connais­sance nous posaient éga­le­ment pro­blème.

Quand j’étais en troi­sième année de socio­lo­gie, nous avions déjà com­men­cé à publier une revue uni­ver­si­taire qui s’appelle « Aso­cio­lo­gie ».

Cette revue nous a ouvert un che­min de ren­contre avec plein de cher­cheuses et de cher­cheurs qui avaient les mêmes rêves. Et très vite, nous avons cher­ché à créer des ter­rains plus indé­pen­dants pour dis­cu­ter et par­ta­ger.

Avec mes jeunes amis, nous n’avons pas pen­sé à créer concrè­te­ment une fon­da­tion qui se serait appe­lée “Cher­cheurs Sans Fron­tières”, mais c’était émou­vant de rêver a une soli­da­ri­té inter­na­tio­nale entre cher­cheurs. Un ter­rain de par­tage et de soli­da­ri­té qui serait indé­pen­dant de la bureau­cra­tie aca­dé­mique.

Nous n’avons pas réus­si à le faire. Nous n’avons pas pu orga­ni­ser de grandes cam­pagnes de soli­da­ri­té, même pour Ismail Beşik­çi qui était en pri­son depuis vingt ans à cause de ses recherches socio­lo­giques

En Tur­quie, le champ des sciences sociales, est comme un champ plein de mines. Si tu  poses ton pied sur un point hasar­deux, ça peut être une catas­trophe. Mais à la fois, on peut dis­cu­ter sur beau­coup de choses dans les uni­ver­si­tés pri­vées qui offrent beau­coup de pos­si­bi­li­tés et  « liber­tés ».  La Tur­quie, vou­lant  être consi­dé­rée dans la civi­li­sa­tion euro­péenne, cela crée un ter­rain de contra­dic­tion dans le champ des sciences sociales.  C’est pour cela je parle de mines. En mar­chant c’est par­fois dif­fi­cile de les dis­tin­guer. Par exemple, dans la plu­part des uni­ver­si­tés, on étu­die les livres  de Behice Boran. C’était une des pion­nières des socio­logues en Tur­quie. Mais la plu­part des étu­diants ignorent que le pre­mier dépar­te­ment de socio­lo­gie avait été fer­mé a cause de ses livres et que Behice Boran n’a jamais pu retour­ner à l’université.

Moi, je connais­sais cette his­toire grâce à mon envi­ron­ne­ment.

L’histoire de la Tur­quie est pleine d’expériences de pri­son et d’exil vécues par les intel­lec­tuels. Les poèmes, les récits, les romans que nous lisons aujourd’hui, les chan­sons que nous écou­tons, les pein­tures que nous met­tons dans  nos mai­sons sont créés par ces per­sonnes qui ont vécu  la pri­son ou  l’exil. Moi, je lisais ces expé­riences quand j’étais enfant. Très vite, je me suis retrou­vée sur leur che­min. Le che­min de la pen­sée, de la créa­ti­vi­té. Dans ce champ plein de mines, dans le champ de sciences sociales. J’étais roman­tique et pleine d’amour pour com­prendre la vie et pour me com­prendre.

Les années ont pas­sé. Au cours de cette quête sans fin, j’ai essayé de créer mon propre che­min en ques­tion­nant les rap­ports entre le savoir et le pou­voir, la manière dont la science est ins­tru­men­ta­li­sée, les modes com­por­te­men­taux et lan­ga­giers, bref, en ques­tion­nant tout ce qui était trop sacré pour être abor­dé.  J’ai fait plu­sieurs recherches sur des sujets tabous en Tur­quie et je les ai publiées. Mais quand j’ai ten­té de faire une enquête sur le mou­ve­ment des Kurdes en 1998, je me suis retrou­vée dans  un piège.

J’avais fait une recherche en uti­li­sant l’histoire orale avec des membres du mou­ve­ment kurde. Dans cette recherche je mon­trais les causes des moti­va­tions de la vio­lence et j’expliquais que ce mou­ve­ment qu’on iden­ti­fiait comme le diable, était un phé­no­mène social.

Quand j’ai été pla­cée en garde-à-vue, la pre­mière chose que la police a vou­lu savoir était les noms de toutes les per­sonnes que j’a­vais eues en entre­tien au cours de mes recherches. Je ne les ai pas don­nés. Ils ont inten­si­fié la tor­ture.  Bras atta­chés der­rières mon dos, pen­du au mur, choc élec­trique au cer­veau… Mais j’ai refu­sé de répondre. Car pen­dant des années, j’a­vais effec­tué mes enquêtes sur dif­fé­rents groupes de per­sonnes qu’on avait pous­sées au crime, et jamais je n’a­vais révé­lé à la police aucune infor­ma­tion à leur pro­pos. Alors, ils m’ont empri­son­né en déten­tion pré­ven­tive. Oui, je savais que la pri­son m’attendait mais je ne m’attendais pas à être enfer­mée dans un film de science fic­tion qui dure main­te­nant depuis 13 ans.

J’ai appris que telle était la règle du jeu. Si tu tentes de révé­ler le mot de passe à haute voix, tu es décla­ré cou­pable. Apres un mois et demi, j’ai vu à la télé­vi­sion qu’on m’affichait comme une ter­ro­riste. Mon pro­cès kaf­kaïen a com­men­cé ain­si. Ils m’ont accu­sée d’être à l’origine d’un atten­tat ter­ro­riste. C’était un choc pour tout le monde. Parce que beau­coup de gens savaient bien que j’étais anti mili­ta­riste et que je menais des pro­jets concrets contre toutes sortes de vio­lences. Il était impos­sible de croire à un sce­na­rio si absurde.

Je savais que j’étais choi­si comme un sym­bole. J’étais une jeune socio­logue qui ten­tait tou­jours de dépas­ser les fron­tières, qui essayait de créer les ter­rains indé­pen­dants et qui, au lieu de se sou­cier de sa car­rière, che­mi­nait avec curio­si­té. Et je savais que j’étais inha­bi­tuelle pour plu­sieurs rai­sons. Peut être je déran­geais aus­si le sys­tème aca­dé­mique tra­di­tion­nel. Peut être pour cette rai­son et sur­tout avec cette accu­sa­tion de ter­reur, per­sonne n’allait bou­ger. Bien plus, on n’avait pas pu créer cette chaine de soli­da­ri­té indé­pen­dante que nous avions rêvées.

Mais je me trom­pais. Mon uni­ver­si­té, mon dépar­te­ment de socio­lo­gie, plu­sieurs cher­cheuses et cher­cheurs, les intel­lec­tuels connus ou non connus se sont mis à mes cotés et ont témoi­gné en ma  faveur au pro­cès.

Deux années et demie de pri­son. Libé­ra­tion. Conti­nuer à publier des livres. Conti­nuer à lut­ter contre la guerre, contre la vio­lence, contre la puis­sance. La cas­sure du pro­cès par la Cour de Cas­sa­tion. Par deux fois ! Mal­gré trois acquit­te­ments suc­ces­sifs, récla­ma­tion d’une peine de pri­son à vie. C’est ain­si qu’on m’a arra­chée à mon uni­vers. Main­te­nant, je suis en exil avec, au des­sus de ma tête,la menace d’un empri­son­ne­ment  à vie.

Mais les cher­cheuses et les cher­cheurs de Tur­quie ne m’ont jamais lais­sé seule et grâce a eux, le plan de me ter­ro­ri­ser et de me mar­gi­na­li­ser n’a pas mar­ché. Au contraire je suis deve­nue un sym­bole comme cher­cheuse libre. A coté de la mobi­li­sa­tion mas­sive dans dif­fé­rents réseaux, mes expé­riences, mes livres sont en train d’être dis­cu­tés dans pleins d’universites en Tur­quie.

Cette étape d’exile m’a ouvert plu­sieurs portes. Par exemple, j’ai ren­con­trée les cher­cheurs sans fron­tières et avec elles et eux, la soli­da­ri­té des cher­cheurs est deve­nue inter­na­tio­nale. Deux membres de CSF, ont été à Istan­bul le 9 Février pour suivre la pro­cès et ils ont été témoins de mon troi­sième acquit­te­ment.

Là bas, à Istan­bul, ils étaient avec mes col­lègues pour moi et sans moi. Mais ici je suis avec vous pour la soli­da­ri­té avec et entre des autres cher­cheurs mena­cés par­tout dans le monde.

Je suis sûre que je vais retour­ner à Istan­bul  bien­tôt mais je serai « Sans Fron­tières », comme aujourd’hui.

Pinar Selek





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