La manifestation des Lucioles à Briançon

Par Pinar Selek, le 26 avril 2019.

A Brian­çon, j’ai par­ti­ci­pé à une action col­lec­tive autour des « 7 de Brian­çon », condam­nés pour délit de soli­da­ri­té et ayant reçu le prix suisse des droits humains « Alpes ouvertes » 2019. Nous avons bra­vé ensemble les fron­tières, les fas­cismes, les vio­lences.

Je viens de ren­trer de Brian­çon, de ce ter­ri­toire fron­ta­lier dans lequel se maté­ria­lisent les poli­tiques migra­toires façon­nées par les rap­ports de domi­na­tion de sexe, de race et de classe. Dans ces ter­ri­toires, la cri­mi­na­li­sa­tion de la mobi­li­té des opprimé.es se tra­duit par des corps gla­cés, des corps morts, des corps qui ne rêvent plus, ou bien par des réseaux cri­mi­nels qui recrutent des esclaves sans pro­tec­tion, sans droit, au sein de l’Europe occi­den­tale. Bien sûr que cette vio­lence ne peut pas être mise en place sans la cri­mi­na­li­sa­tion de la soli­da­ri­té. A Nice où j’habite, je passe mon temps devant les tri­bu­naux, pour être soli­daire avec d’autres soli­daires pour­sui­vis pour « délit de la soli­da­ri­té ». Et à Brian­çon, j’ai par­ti­ci­pé à une action col­lec­tive autour des « 7 de Brian­çon » condam­nés pour délit de soli­da­ri­té. Nous avons bra­vé ensemble les fron­tières, les for­te­resses, les fas­cismes, les vio­lences.

Le prix suisse des droits humains « Alpes ouvertes » 2019 (*) est remis aux « 7 de Brian­çon » en signe de recon­nais­sance et de remer­cie­ment pour leur enga­ge­ment cou­ra­geux dans le sau­ve­tage de réfugié·es en mon­tagne et dans la dénon­cia­tion des actes racistes et xéno­phobes. La remise de ce prix par le « Cercle d’A­mis Cor­ne­lius Koch » et le Forum Civique Euro­péen était orga­ni­sée comme une action his­to­rique, émou­vante, très émou­vante. Nous étions une cen­taine devant les locaux de la police, à la fron­tière fran­co-ita­lienne, à Mont­ge­nèvre, Police de l’air et des fron­tières (PAF) qui est deve­nue plus célèbre que les pistes de ski…Malgré le froid, nous y sommes res­tés quelques heures, pour la remise des prix, pour prendre la parole, pour mani­fes­ter. Un an après la mani­fes­ta­tion anti-géné­ra­tion iden­ti­taire qui avait déclen­ché les arres­ta­tions puis le juge­ment des 7 de Brian­çon. Ensuite nous sommes allés un peu plus loin, où on avait trou­vé le corps gla­cé de Tami­mou Dher­man qui venait du Togo, espé­rant une vie meilleure. Le 7 février 2019 son corps ne rêvait plus.  Notre mani­fes­ta­tion a conti­nué par de mul­tiples formes, pour dire que nous ne nous habi­tue­rons pas à la mort de Tami­mou, ni aux condam­na­tions des soli­daires. Nous ne nous habi­tue­rons pas à ce monde triste.

J’ai pris la parole à la fron­tière et j’ai dit ceci :

« La pla­nète tourne. Sur cette pla­nète, il y a une lutte infer­nale entre deux mondes. Le monde des oppres­seurs, des domi­nants et le monde des lucioles qui ne veulent pas être esclaves. Main­te­nant, ici, nous sommes un tout petit point d’un de ces deux mondes, celui des lucioles. Celui qui se construit en per­ma­nence. Nous sommes un tout petit point de cette construc­tion per­ma­nente.

Je suis ici en tant que mili­tante, en tant que réfu­giée et en tant que femme.

Je prends la parole en tant que mili­tante qui appar­tient à ce fameux monde des lucioles qui n’acceptent pas ce monde injuste, qui n’acceptent pas l’horreur et qui résistent. Qui défendent et qui créent la vie, la beau­té, la poé­sie. Qui prennent leurs lumières de leurs rêves et qui éclairent quand il fait nuit.

Je marche avec vous en tant qu’exilée qui a vécu des dif­fi­cul­tés, qui est pas­sée de l’autre côté des fron­tières, mais aus­si de l’autre côté de la rela­tion : de soli­daire à vic­time. Grâce à cette expé­rience, j’ai décou­vert avec joie que les domi­nants n’ont pas réus­si à pour­rir la socié­té et qu’il y a beau­coup de femmes et d’hommes libres et beaux.

Je mani­feste en tant que femme. Une caté­go­rie sociale qui n’a pas contri­bué à tra­cer les fron­tières. Et chaque fois qu’on trans­gresse ces fron­tières, on taillade le patriar­cat.

En tant que mili­tante, en tant que réfu­giée, en tant que femme, je vous remer­cie pour avoir trans­gres­sé ces fron­tières et je remer­cie le « Cercle d’A­mis Cor­ne­lius Koch » et le Forum Civique Euro­péen de par­ta­ger les coups. La soli­da­ri­té est une des bases du monde que nous construi­sons. Ceux qui nous imposent leur ordre, ont les armes, les pri­sons, l’argent. Mais ils n’arrivent pas à nous mettre en ordre. Ils mobi­lisent donc le fas­cisme avec ses nou­velles cou­leurs. La concep­tion « Plu­tôt Hit­ler que le Front popu­laire » s’est trans­for­mée, aujourd’hui, en « Plu­tôt les iden­ti­taires que les soli­daires ». La réponse des Lucioles est courte : « No pas­sa­ran ».

Les lucioles dépassent les fron­tières. Les fron­tières des pri­sons, des nations, des Etats, de l’Ordre. Elles se ren­contrent, s’aident à pas­ser les fron­tières, dis­cutent, réflé­chissent, agissent et chantent ensemble. Ces lucioles se croisent et se recroisent dans dif­fé­rents coins de la pla­nète. Elles se recon­naissent, elles se donnent, elles s’épaulent… Comme main­te­nant.

Par nos actions, nous contri­buons à la construc­tion d’une contre-culture basée sur la soli­da­ri­té, la liber­té et la jus­tice. Et ce, au cœur du néo-libé­ra­lisme sau­vage.

A cette fron­tière fran­co-ita­lienne, un ita­lien, deux suisses, quatre fran­çais se retrouvent dans la soli­da­ri­té avec des Afri­cains. D’autres per­sonnes, ita­liennes, turques, éry­thréennes, suisses, alle­mandes, des autri­chiens prennent le relais… Vous voyez, les fron­tières de l’ancien monde s’effondrent.

La cami­sole se découd. On y est presque ».

(*) Le prix suisse des droits humains « Alpes ouvertes », ins­tau­ré par Cor­ne­lius Koch, l’ab­bé suisse des réfugié·es (1940 – 2001)*, est décer­né à des per­sonnes et à des groupes enga­gés acti­ve­ment pour les droits des réfugié·es, des migrant·es, des per­sonnes socia­le­ment défa­vo­ri­sées et des mino­ri­tés mena­cées en Europe.

https://blogs.mediapart.fr/pinar-selek/blog/260419/la-manifestation-des-lucioles-briancon





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