Les années passent : tout continue

Nou­vel extrait d’un grand petit livre de Pınar Selek, à l’occasion de sa nou­velle édi­tion

par Pınar Selek
25 avril 2023

Dès sa sor­tie en 2015, nous avions lon­gue­ment évo­qué, salué et médi­té le « grand petit livre » consa­cré par Pınar Selek à la « ques­tion armé­nienne », et nous en avions publié un extrait. Cet ouvrage repa­raît aujourd’hui dans une ver­sion aug­men­tée qu’il nous importe de saluer à nou­veau. D’abord parce que son autrice, réfu­giée en France, affronte depuis plu­sieurs mois un nou­veau cha­pitre de l’interminable har­cè­le­ment judi­ciaire que l’État turc lui impose depuis plus de deux décen­nies. Ensuite parce que les huit années qui séparent les deux édi­tions de ce livre ont vu ledit État et son satrape par­tir en roue libre dans une radi­ca­li­sa­tion natio­na­liste, supré­ma­ciste, fas­ciste, dont les Armé­niens, une fois de plus, ont été des cibles pri­vi­lé­giées. Enfin, et sur­tout, parce que la cen­taine de pages de cette nou­velle édi­tion contient, sur la ques­tion armé­nienne mais aus­si bien au-delà, sur l’idée de jus­tice, celle de lutte pour la jus­tice, et sur bien d’autres ques­tions, de pré­cieux outils concep­tuels, une gran­deur d’âme et de coeur ins­pi­rantes, et quelque chose comme un mode d’emploi pour sor­tir l’engagement intel­lec­tuel de son ornière gla­ciale et aris­to­cra­tique. De ce livre à mettre entre toutes les mains (et en pre­mier lieu les mains gauches, ou plu­tôt gau­chistes, et toutes ces mains mili­tantes qui pré­tendent nous gui­der vers d’autres mondes pos­sibles), nous publions aujourd’hui, au len­de­main des com­mé­mo­ra­tions du 24 avril, un ajout rédi­gé par l’autrice en février der­nier, en guise d’épi­logue ouvert.

Il y a huit ans j’ai écrit ce texte, comme un appel à la jus­tice, cent ans après le géno­cide des Arménien.es, pour faire face à l’institutionnalisation du néga­tion­nisme de l’État turc deve­nu une machine de guerre et un dan­ger pour toute la région. J’essayais de témoi­gner en ren­dant publique ma propre expé­rience. À par­tir d’une auto-ana­lyse, je décor­ti­quais le natio­na­lisme caché qui avait contri­bué à me façon­ner. Cette expé­rience n’était pas facile car, mal­gré mon appar­te­nance à un milieu pro­gres­siste oppo­sé au natio­na­lisme de l’État, j’ai été influen­cée par les com­po­santes idéo­lo­giques du néga­tion­nisme.

Je n’avais pas le pou­voir de les effa­cer alors, en me pla­çant sur le devant de la scène, je me suis mon­trée comme un pro­duit, leur pro­duit. En ren­con­trant des Arménien.es en Tur­quie, j’avais décou­vert les défor­ma­tions de ma per­cep­tion : je regar­dais sans voir car sou­vent nos regards sont mode­lés par nos sources d’influences, nos réflexes, nos sen­ti­ments, nos idoles, nos goûts. On ne peut pas chan­ger de regard comme on change de lunettes. Pour le cor­ri­ger il faut se décons­truire tota­le­ment. Je l’ai fait. Et aujourd’hui ?

Les années passent. L’institutionnalisation du néga­tion­nisme conti­nue.

Le régime auto­ri­taire se conso­lide. Cette année, on célèbre le cen­te­naire de la Répu­blique de Tur­quie, en glo­ri­fiant le natio­na­lisme turc. Le pays s’enferme de plus en plus dans un tun­nel d’horreurs, sous le silence des pays occi­den­taux, car leurs inté­rêts priment.

Les années passent. Ma décons­truc­tion-recons­truc­tion conti­nue.

Après mon arri­vée en France, j’ai enta­mé un nou­veau pro­ces­sus de décou­verte et de trans­for­ma­tion. Ma vision était tou­jours « Tur­quie­cen­trée », mais j’essayais de voir plus, de ques­tion­ner mon regard. Ain­si, ont sur­gi de nou­velles réflexions devant l’ampleur gran­dis­sante de la dés­in­for­ma­tion, la com­pro­mis­sion col­lec­tive et la géné­ra­li­sa­tion du mal. Dans mon tra­vail de décons­truc­tion j’ai intro­duit la méthode de fouilles sédi­men­taires. La sédi­men­ta­tion est un pro­ces­sus bien connu en archéo­lo­gie : au fil du temps, la matière s’accumule et crée une couche qui ren­ferme de nom­breuses infor­ma­tions. J’avais atteint la pre­mière couche, la plus visible, dès ma confron­ta­tion avec la ques­tion kurde. La deuxième cor­res­pon­dait à ma décou­verte tar­dive des réper­cus­sions du géno­cide et de l’effacement des Grecs d’Asie mineure.

Ma petite vic­toire inté­rieure sur le néga­tion­nisme avait suf­fi pour ali­men­ter chez moi l’espoir. Oui, j’avais cru que c’était bon. Que j’avais été libé­rée et donc que mon pays pou­vait gué­rir. Or, le mal enra­ci­né n’est pas un rhume, on ne peut pas le soi­gner avec un peu de miel et de citron.

Loin de ce pays – mon pays ? –, j’ai pour­sui­vi mon archéo­lo­gie intime et j’ai aper­çu les pièces man­quantes du puzzle. Sous le joug de la pen­sée domi­nante et en proie à une peur per­ma­nente, j’avais per­du l’autonomie du juge­ment et, comme l’écrit Han­nah Arendt, je n’étais pas tota­le­ment déta­chée de la bana­li­té du mal : je disais que la barbe de Barbe-Bleue n’était pas si bleue que ça, je gar­dais l’espoir. Peut-être a‑t-on besoin de cet espoir quand on est atta­ché à un ter­ri­toire.

Les années passent. Les ren­contres conti­nuent.

Entre-temps, j’en ai fait d’aussi fortes que celles décrites dans ce livre. Elles ont orien­té mon regard, fixé sur la Tur­quie, vers la France et vers la dia­spo­ra armé­nienne. J’ai consta­té les dif­fi­cul­tés de celle-ci à se recons­truire et à por­ter ses reven­di­ca­tions de jus­tice sur l’espace public inter­na­tio­nal. Pour mieux com­prendre, j’ai enga­gé une recherche socio­lo­gique sur les trans­for­ma­tions poli­tiques de cette dia­spo­ra et j’ai per­çu un autre volet de l’Histoire, que je ne connais­sais pas. Je croyais que les Armé­niens de la dia­spo­ra vivaient dans un confort poli­tique et social. Pas du tout. En enquê­tant j’ai appris com­ment la des­truc­tion phy­sique, le déra­ci­ne­ment et le revi­re­ment des Alliés face à la Tur­quie avaient contri­bué à rendre dif­fi­cile la situa­tion des exilé.es dans plu­sieurs pays, mais aus­si à encou­ra­ger leur regrou­pe­ment. La com­mu­nau­té dia­spo­rique, struc­tu­rée par la construc­tion poli­tique de la mémoire, aspire à la jus­tice et à la digni­té col­lec­tive. Ces Apa­trides, grâce à un tra­vail de four­mi, ont réus­si à faire de leur exi­gence de jus­tice un sujet incon­tour­nable des rela­tions inter­na­tio­nales. Cet ensei­gne­ment est aus­si pré­cieux que celui de ma décons­truc­tion. J’ai appris que dans toutes les condi­tions, même les plus dif­fi­ciles, nous avons le pou­voir de com­men­cer.

Je vou­drais donc dédier cette nou­velle édi­tion à Char­joum, mou­ve­ment trans­na­tio­nal fon­dé par les jeunes Arménien.es, qui allient une lutte cen­te­naire pour la jus­tice à d’autres mou­ve­ments sociaux. Dès mon arri­vée en France, j’ai été témoin de leur nais­sance. Plus qu’une conver­gence des luttes, entre nous, c’est une his­toire d’amour. J’aime leur inté­gri­té, leur intel­li­gence, leur capa­ci­té de se ques­tion­ner et d’aller jusqu’au bout du monde si néces­saire.

C’est une ren­contre magique des enfants ou des petits-enfants d’un pays qui s’est construit sur l’extrême vio­lence. Ce pays n’existe plus. Nous n’avons plus de pays.

Les années passent. Nous construi­sons notre monde.

P.-S.

Ce texte est extrait la nou­velle édi­tion, aug­men­tée, du livre de Pınar Selek, Parce qu’ils sont armé­niens, qui vient de paraître. Nous le repro­dui­sons avec l’amicale auto­ri­sa­tion des Édi­tions Lia­na Lévi.

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