Les possibilités d’inventer la politique malgré la « violence extrême »

POLITIQUE ET PHILOSOPHIE, CIVILITÉ ET ANTI-VIOLENCE
Les intel­lec­tuels et la vio­lence
Pour les que les intel­lec­tuels aient prise sur la vio­lence et sur les vio­lences, il faut peut-être qu’ils cessent de l’observer, et pour cela qu’ils découvrent qu’ils sont tou­jours impli­qués dans son éco­no­mie – non seule­ment de manière géné­rique (par exemple au sens d’une vio­lence propre du logos : rai­son, dis­cours), mais sous des formes spé­ci­fiques. Il leur faut décou­vrir qu’ils exercent des formes spé­ci­fiques de vio­lence, sur eux-mêmes et sur d’autres.
Étienne Bali­bar, « La vio­lence des intel­lec­tuels »,
Ligne n° 25, Vio­lence et Poli­tique, 1995, 9.

PINAR SELEK*
Les pos­si­bi­li­tés d’inventer la poli­tique mal­gré la « vio­lence extrême »
(Étienne Bali­bar)

Résu­mé : L’examen de l’espace mili­tant en Tur­quie per­met de mettre à l’épreuve une pers­pec­tive dyna­mique en mon­trant à la fois l’influence de l’environnement sur l’action col­lec­tive et le carac­tère non struc­tu­rel, rela­tion­nel, dyna­mique et par consé­quent com­plexe de celle-ci. L’analyse de cet espace, en ren­voyant à une plu­ra­li­té d’expériences, donne maintes occa­sions de com­prendre com­ment les dif­fé­rents mou­ve­ments contes­ta­taires, mal­gré la répres­sion, co-construisent les contextes et se co-construisent. En 1980, un nou­veau cycle de contes­ta­tion appa­raît, et ce, mal­gré la répres­sion meur­trière. Celui-ci entraîne plu­sieurs inno­va­tions dans le réper­toire et les
moda­li­tés d’organisation et d’action. Dans un contexte de crise, ce registre d’action non par­ti­san avec sa flui­di­té, ren­force la capa­ci­té de l’anti-violence.

Mots-clés : vio­lence, répres­sion, contes­ta­tion, action col­lec­tive, cycle de contes­ta­tion, réper­toire

Özet : Tür­kiye sosyal müca­de­le­ler alanının ince­len­me­si, kol­lek­tif eylem üze­rin­de­ki çevre­sel etki­le­rin yanın­da, bunun yapı­sal olmayan, iliş­ki­sel, dina­mik, sonuç ola­rak kar­maşık karak­te­ri­ni yeni­den gös­te­riyor. Bu alanın ana­li­zi, büyük bir deneyim zen­gin­liğine doku­na­rak, baskı koşul­ları­na rağ­men, farklı muha­lif hare­ket­le­rin nasıl ken­di­le­ri­ni ve çevre­le­ri­ni yapı­landı­ra­bil­dik­le­ri­ni anla­maya ola­nak sağlıyor. 1980’in ölümcül baskı koşul­ları içinde, yeni bir muha­le­fet devre­si oluş­tu. Bu devre, muha­le­fet reper­tuarın­da, eylem ve örgüt­lenme biçim­le­rinde bir çok yeni­lenme yarattı. Kriz koşul­ları içinde, par­ti­zan olmayan bu muha­le­fet biçi­mi, kay­ganlığı saye­sinde, şid­det karşıtlığı
kapa­si­te­si­ni güç­len­dir­di.
Anah­tar keli­me­ler : şid­det, baskı, muha­le­fet, kol­lek­tif eylem, reper­tuar, muha­le­fet devre­si

Réflé­chir avec Étienne Bali­bar et Han­nah Arendt sur la vio­lence extrême nous per­met de poser une des ques­tions essen­tielles du monde d’aujourd’hui : jusqu’où la vio­lence extrême peut-elle limi­ter la pos­si­bi­li­té de la poli­tique ? Étienne Bali­bar affirme que la vio­lence consti­tue la ques­tion essen­tielle de la poli­tique et avance le concept de civi­li­té. Selon lui, ce concept ne ren­voie pas à la non-vio­lence mais à l’anti-violence (Bali­bar, 2010, 17). Il dis­tingue trois types d’usages poli­tiques de la vio­lence : la « contre-vio­lence », la « non-vio­lence » et l’« anti-vio­lence ». La pre­mière s’appuie sur une logique révo­lu­tion­naire qui s’inscrit dans l’horizon géné­ral d’une pro­blé­ma­tique de la sou­ve­rai­ne­té et dans l’héritage de la Révo­lu­tion fran­çaise ou des autres pra­tiques révo­lu­tion­naires. La dia­lec­tique hégé­lienne qui sera source d’influence de ces pra­tiques res­ti­tue un rôle déter­mi­nant au deve­nir dans la trans­for­ma­tion poli­tique et à la vio­lence qui fait avan­cer l’histoire dont elle consti­tue le moteur. Marx et Engels se réap­pro­prie­ront ensuite cette thèse à laquelle ils donnent un conte­nu maté­ria­liste. Les thèses maté­ria­listes his­to­riques de Lénine sui­vies par celles de Mao, puis d’autres, légi­ti­ment davan­tage l’utilisation de la vio­lence, par l’inévitabilité des condi­tions his­to­riques. Selon cette logique maté­ria­liste his­to­rique, la vio­lence et la contre-vio­lence consti­tuent des condi­tions struc­tu­relles et per­ma­nentes de l’existence même de la poli­tique. Dans les pra­tiques des mou­ve­ments contes­ta­taires qui s’appuient sur cette concep­tion de la poli­tique, la vio­lence, même retour­née contre elle-même, nour­rit la vio­lence.

La « non-vio­lence », quant à elle, s’inscrit dans une tra­di­tion phi­lo­so­phique et poli­tique, qui recouvre à la fois la des­crip­tion d’un État de droit et des formes variées de contes­ta­tion de l’ordre social. Consta­tant que la vio­lence appelle une contre-vio­lence sou­vent plus intense et plus confuse et refu­sant de s’y sou­mettre, Gand­hi s’est mis en quête d’une réponse à cette ques­tion de phi­lo­so­phie poli­tique : com­ment contraindre l’autorité poli­tique à recon­naître les besoins légi­times d’un groupe social oppri­mé ? La théo­rie poli­tique qui consiste à oppo­ser une fin de non-rece­voir sans appel à la vio­lence devient, avec Gand­hi, une poli­tique réelle, sur le ter­rain réel de l’histoire, une action réus­sie. Bali­bar, tout en pre­nant au sérieux la ten­ta­tive de Gand­hi, parle des limites de la solu­tion de la non-vio­lence. Il sou­ligne que la non-vio­lence a réus­si à chas­ser les Anglais des Indes mais n’a pas pu mettre fin aux autres rap­ports de domi­na­tion. Le nou­veau régime, dans la conti­nui­té de celui auquel il s’est sub­sti­tué, a véri­fié encore une fois qu’il est impos­sible d’en finir avec la vio­lence. Avec l’aspiration d’échapper à une résis­tance réac­tion­naire, donc à l’antithèse tra­di­tion­nelle entre la non-vio­lence et la contre-vio­lence, Bali­bar pro­pose une poli­tique posi­tive de la créa­tion, autour du concept de l’« anti-vio­lence » comme seule capable de trai­ter et de civi­li­ser les formes de l’extrême vio­lence. Sans réduire ce concept à l’idée de conver­sion de la vio­lence en droit, en ins­ti­tu­tion ou en socia­bi­li­té, il déve­loppe la notion de « civi­li­té », qui se dif­fé­ren­cie de celle de citoyen­ne­té en ce qu’elle en excède le cadre ins­ti­tu­tion­nel et juri­dique.

En cher­chant à répondre à la perte de sens de l’action poli­tique dans la conjonc­ture actuelle, il pro­pose de civi­li­ser la révo­lu­tion. Ici, il s’approche de la phi­lo­so­phie poli­tique arend­tienne qui dis­tingue la poli­tique qui a le sens de liber­té dans la scène de l’action com­mune et la polis qui est défi­nie comme une acti­vi­té de gou­ver­ner (Arendt, 1995,78 – 80). La poli­tique avec son sens de liber­té est-elle pos­sible dans les condi­tions de la vio­lence extrême ? La contes­ta­tion contre la répres­sion est-elle condam­née à la vio­lence ? Com­ment s’en sor­tir ? Com­ment construire une civi­li­té sous de mul­tiples rap­ports de domi­na­tion arti­cu­lés ? Quand l’extrême vio­lence en tant que rap­port de force anéan­tit-elle la pos­si­bi­li­té même du champ conflic­tuel ou stra­té­gique, peut-on sor­tir du cycle de vio­lence ? Si oui, com­ment ? Cet article va essayer de répondre à ces ques­tions, à par­tir des expé­riences dans l’espace mili­tant en Tur­quie, et pré­sen­ter une vraie ten­ta­tive de poli­tique posi­tive de la créa­tion. Com­ment cela peut-il être pos­sible dans un contexte de forte répres­sion, dans une Tur­quie carac­té­ri­sée par un régime oppres­sif, de fortes ten­sions inté­rieures et une suc­ces­sion de gou­ver­ne­ments néo­con­ser­va­teurs ?

Éton­ne­ment devant la révolte
Au prin­temps 2013, la créa­ti­vi­té, l’humour, le paci­fisme résis­tant et la mul­ti­pli­ci­té des formes d’action expo­sés au cours des mani­fes­ta­tions de la place Tak­sim, par exemple, ont créé l’étonnement natio­nal et inter­na­tio­nal qui a fait par­ler du « mai 68 turc », du « prin­temps turc » ou de la « Com­mune de Tak­sim ». On a vu des mili­tantes de diverses appar­te­nances eth­niques, sexuelles et poli­tiques défendre leurs espaces et styles de vie, visi­ble­ment dif­fé­rents les uns des autres. Leurs paroles se dif­fu­saient rapi­de­ment et de manière constante ; les slo­gans adop­tés se répan­daient dans tout le pays et dans les dif­fé­rentes couches de la socié­té. Mal­gré une répres­sion meur­trière conduite par la police, la résis­tance paci­fique et déter­mi­née de cen­taines de mil­liers de per­sonnes, prin­ci­pa­le­ment des jeunes, n’a pas été vain­cue. Les mani­fes­ta­tions de Tak­sim se sont trans­for­mées en de mul­tiples ren­contres, pro­tes­ta­tions et actions très diverses et se pour­suivent encore aujourd’hui, sans dis­con­ti­nuer.

Com­ment com­prendre cette « révolte éton­nante » ? Révolte contre les mul­tiples rap­ports de domi­na­tion, révolte contre les anciens modes de mobi­li­sa­tion, révolte face à la vio­lence. Éton­nante, parce qu’elle est appa­rue comme si elle tom­bait du ciel. De fait, non. Ce qui est « nou­veau » est lié aux trans­for­ma­tions sur les­quelles elle s’appuie. Sans exa­mi­ner ses dyna­miques socio­po­li­tiques et his­to­riques, il est très dif­fi­cile d’analyser cette actuelle résis­tance « inat­ten­due » et de sai­sir com­ment et pour­quoi l’aspiration à la liber­té, à la civi­li­té, à l’anti-violence se mani­feste ain­si dans la Tur­quie contem­po­raine. Par un exa­men atten­tif des tra­jec­toires des mou­ve­ments dans cet espace, nous allons décou­vrir que bien avant ces mobi­li­sa­tions, durant la période de peur et de para­ly­sie liée au troi­sième coup d’État de 1980, appa­raît un nou­veau cycle de contes­ta­tion qui décons­truit le réper­toire de contes­ta­tion basée sur la vio­lence et la contre-vio­lence. Le champ poli­tique et l’espace mili­tant contes­ta­taire propres à la Tur­quie d’aujourd’hui résultent d’équations socio­po­li­tiques trop com­plexes pour être trai­tées de manière exhaus­tive. Ce pays, car­re­four aux portes de l´Europe, héri­tier de l’Empire otto­man, a connu une expé­rience démo­cra­tique pré­coce. Mal­gré le sys­tème par­le­men­taire, l’État, en s’imposant comme la figure cen­trale de la démo­cra­tie, a don­né au régime une dimen­sion auto­ri­taire, notam­ment du fait que l’armée y a pris le pou­voir à plu­sieurs reprises. Depuis les pre­mières élec­tions libres et l’alternance démo­cra­tique en 1950, la vie poli­tique y a été ryth­mée par des cycles décen­naux : en 1960 a eu lieu le pre­mier coup d’État mili­taire ; en 1971 le deuxième ; enfin, en 1980, le troi­sième.

Entre les années soixante et quatre-vingt, l’espace mili­tant contes­ta­taire est prin­ci­pa­le­ment occu­pé par la gauche qui ras­semble des cen­taines d’organisations illé­gales ou légales. Ce vaste mou­ve­ment englobe dans sa stra­té­gie l’ensemble des causes poli­tiques défen­dues par l’opposition et joue un rôle essen­tiel dans l’écriture du réper­toire mili­tant. Comme de nom­breuses recherches sur les dif­fé­rents mou­ve­ments contes­ta­taires le montrent (Peña­fiel, 2012 ; Cefai, 2009 ; Som­mier, 2008, Dufour et al., 2012), en Tur­quie aus­si, la répres­sion ren­force la ten­dance à la radi­ca­li­sa­tion des mou­ve­ments de gauche. Pour faire face à la répres­sion de l’État, la contes­ta­tion se radi­ca­lise à dif­fé­rentes échelles : des formes de lutte de gué­rilla appa­raissent, plu­sieurs orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires sont consti­tuées, avec des liens inter­na­tio­naux… Avec le coup d’État mili­taire de 1971, cette radi­ca­li­sa­tion de la gauche dont les lea­ders révo­lu­tion­naires sont empri­son­nés – et les trois prin­ci­paux exé­cu­tés – ren­force la logique de contre-vio­lence et par­ti­cipe à l’écriture du réper­toire mili­ta­ri­sé dans cet espace. Quand le gou­ver­ne­ment mili­taire quitte le pou­voir quelques années plus tard, dif­fé­rents groupes de gauche trouvent l’opportunité de se recons­truire et de se mul­ti­plier, entrant dans un pro­ces­sus de radi­ca­li­sa­tion.

Cela rap­pelle le pro­ces­sus de radi­ca­li­sa­tion des mou­ve­ments de la gauche en Ita­lie qui a conduit à sa défec­tion.
« Le pro­ces­sus de radi­ca­li­sa­tion qui carac­té­rise le cycle ita­lien (et conduit à son épui­se­ment par la défec­tion et l’élévation des coûts de l’engagement) est par exemple gran­de­ment lié aux com­pé­ti­tions entre groupes d’extrême gauche, mais aus­si à leur confron­ta­tion sur le ter­rain de la rue avec les mili­tantes d’extrême droite qui seront par ailleurs aus­si uti­li­sées, à tra­vers la stra­té­gie de la ten­sion, à des fins de contre-mobi­li­sa­tion par une frange des ser­vices secrets mili­taires » (Som­mier, 1996 ). En Tur­quie, après le deuxième coup d’État (1971), la même radi­ca­li­sa­tion des mou­ve­ments de gauche aug­mente les coûts de l’engagement et conduit à des divi­sions dans le mou­ve­ment qui donnent lieu à des conflits internes meur­triers. Plus les mobi­li­sa­tions ani­mées par l’extrême gauche se trouvent confron­tées au mou­ve­ment natio­na­liste, plus la vio­lence pro­vo­quée par ces inter­ac­tions aug­mente, ceci jusqu’au coup d’État mili­taire de 1980. Afin d’empêcher, voire de répri­mer des formes de mobi­li­sa­tions mas­sives dans le pays (rap­pe­lons qu’en 1979, le régime du Shah était tom­bé en Iran sous la pous­sée de puis­santes mani­fes­ta­tions), l’armée s’empare du pou­voir pour ins­tal­ler un nou­veau régime. Celui-ci ne sera confié aux civils qu’en 1983 (mais tou­jours sous contrôle mili­taire). Dans ces années de ter­reur, des cen­taines de mili­tantes sont tuées, un mil­lion de per­sonnes sont confron­tées aux inter­ro­ga­toires de police et pen­dant deux mois les empri­son­ne­ments se comptent par cen­taines de mil­liers à tra­vers le pays. (Voir les rap­ports de la sous-com­mis­sion de recherche « 12 sep­tembre » de l’Assemblée natio­nale, 2012). Voir aus­si : Tür­kiye İns­an Hak­ları Rapo­ru (rap­port des droits humains en Tur­quie par la Fon­da­tion des droits humains), (1996.) L’opposition est dis­per­sée, car tous les syn­di­cats, asso­cia­tions, par­tis de gauche sont inter­dits et les mili­tantes poli­tiques tuées, empri­son­nées, exi­lées ou condam­nées à la clan­des­ti­ni­té. La peine de mort, par exemple, est requise même contre les syn­di­ca­listes. Ce régime, qui gagne en sta­bi­li­té à long terme, trau­ma­tise dura­ble­ment une géné­ra­tion pour laquelle il devient impos­sible de conce­voir un enga­ge­ment poli­tique au cours de la décen­nie sui­vante.

Que s’est-il pas­sé depuis trente ans dans l’espace mili­tant pro­tes­ta­taire en Tur­quie, depuis le cli­mat de para­ly­sie qui s’est ins­tal­lé dans le pays à la suite du troi­sième coup d’État mili­taire de 1980 ? Si ce der­nier marque une rup­ture dans l’histoire contem­po­raine de la Tur­quie, ce n’est pas seule­ment par sa bru­ta­li­té et son ampleur, ni par la sta­bi­li­té du régime qui en a résul­té, mais aus­si par la nais­sance d’un nou­veau cycle de contes­ta­tion1. Mal­gré la répres­sion meur­trière qui ne per­met à aucune oppo­si­tion de s’exprimer, les nou­veaux mou­ve­ments, de manière inat­ten­due, sor­tant du cercle tra­di­tion­nel, par­tant d’autres sup­po­si­tions, par­lant de rap­ports sociaux « incon­nus », réus­sissent alors à acti­ver des scènes de dis­sen­sus et déclenchent un nou­veau cycle de contes­ta­tion en Tur­quie autour de causes inédites.

Cette émer­gence inat­ten­due paraît aller à l’encontre des théo­ries occi­den­ta­lo-cen­trées, par exemple, de la théo­rie de la Struc­ture des oppor­tu­ni­tés poli­tiques qui pose aux mou­ve­ments sociaux des condi­tions favo­rables ou défa­vo­rables pour leur mobi­li­sa­tion en admet­tant que l’absence de répres­sion exer­cée par les auto­ri­tés poli­tiques, l’instabilité des ali­gne­ments poli­tiques ou bien l’ouverture ins­ti­tu­tion­nelle rendent la mobi­li­sa­tion plus aisée en dimi­nuant les coûts de l’action pro­tes­ta­taire (Tar­row, 1993 ; Tar­row et al. 2008). Cette théo­rie qui a fait l’objet de cri­tiques sur son usage rou­ti­nier, sa vision sta­tique de l’État et son carac­tère poreux, empêche de s’intéresser aux pro­ces­sus, en se foca­li­sant seule­ment sur les fac­teurs objec­tifs (Edmond­son, 1997 ; Filleule, 1997 ; Good­win et al, 2003 ; Fillieule et al., 2005). Est-ce que, indé­pen­dam­ment de la capa­ci­té mobi­li­sa­trice du groupe lui-même, ce sont les struc­tures et les évo­lu­tions conjonc­tu­relles du sys­tème poli­tique qui déter­minent la mobi­li­sa­tion ? Selon Charles Tilly, l’évolution des moda­li­tés de pro­tes­ta­tion poli­tique est étroi­te­ment dépen­dante de fac­teurs poli­tiques : les modi­fi­ca­tions du sché­ma répres­sif et de faci­li­ta­tion devraient avoir deux effets connexes : « dimi­nuer ou aug­men­ter le niveau d’action col­lec­tive, chan­ger l’attrait rela­tif des dif­fé­rentes formes d’action col­lec­tive » (Tilly, 1978).

Peut-on faire dia­lo­guer la théo­rie de la struc­ture des oppor­tu­ni­tés poli­tiques avec celle de Bali­bar, selon laquelle cer­taines situa­tions d’extrême vio­lence mani­festent soit la des­truc­tion de toute iden­ti­té du sujet, qui le réduit lui-même à l’état d’objet, soit la com­plète adhé­rence du sujet à une iden­ti­té abso­lue, sur le mode d’une vio­lence « ultra-sub­jec­tive » qui cherche à éli­mi­ner en elle et en dehors d’elle toute trace d’altérité ? Ce qui diver­si­fie ces deux théo­ries, c’est la ques­tion de Com­ment s’en sor­tir ? posée par Bali­bar, mais pas par Tilly ou Tar­row. Bali­bar insiste sur les effets extrêmes de la vio­lence sur l’identité des sujets, qui donne toute sa signi­fi­ca­tion à la néces­si­té d’une poli­tique de « civi­li­té ». En tant qu’action agis­sant sur la scène des conflits d’identification et de l’imaginaire des iden­ti­tés, la civi­li­té sup­pose la réflexi­vi­té cri­tique des acteurs poli­tiques sur eux-mêmes et les iden­ti­tés qu’ils per­forment dans un « double mou­ve­ment simul­ta­né de dés-iden­ti­fi­ca­tion et d’identification » (Bali­bar, 1997, 49). Cette pré­ci­sion est proche de la phi­lo­so­phie arend­tienne qui insiste sur le fait que la poli­tique n’est pas un champ de l’existence d’identité, mais qu’elle est ponc­tuelle (Arendt, 1995). Elle est le champ de la nou­veau­té, de l’initiative qui prend nais­sance dans « l’espace inter­mé­diaire ». Selon Arendt, la pen­sée poli­tique est essen­tiel­le­ment fon­dée sur la facul­té de juger. Jacques Ran­cière, quant à lui, défi­nit le « pro­ces­sus de sub­jec­ti­va­tion [comme] un pro­ces­sus de dési­den­ti­fi­ca­tion ou de déclas­si­fi­ca­tion. La sub­jec­ti­va­tion poli­tique est […] un croi­se­ment d’identités repo­sant sur un croi­se­ment… » (Ran­cière, 1998). De ce point de vue, la poli­tique est une forme dis­sen­suelle de l’agir humain.

Les effets de la répres­sion sur l’espace mili­tant turc
L’examen de l’espace mili­tant en Tur­quie remet en ques­tion les concep­tions réduc­trices de l’action col­lec­tive et montre que les fac­teurs macro­so­cio­lo­giques sont insuf­fi­sants pour expli­quer la contes­ta­tion. Il per­met de véri­fier la pers­pec­tive dyna­mique et la com­plexi­té des dimen­sions de l’action contes­ta­taire, en mon­trant à la fois l’influence de l’environnement sur l’action col­lec­tive et le carac­tère non struc­tu­rel, rela­tion­nel, dyna­mique et par consé­quent com­plexe de celle-ci. Nous y voyons com­ment, mal­gré la répres­sion, les dif­fé­rents mou­ve­ments se construisent ensemble, de même qu’ils façonnent les contextes dans les­quels ils inter­viennent, dans une inter­ac­tion per­ma­nente entre eux et les autres acteurs, y com­pris l’État 2.

Les effets de la répres­sion peuvent être mul­tiples et variables par rap­port aux liens com­plexes des dif­fé­rents fac­teurs. Il est pos­sible que les indi­vi­dus s’organisent et créent des mobi­li­sa­tions mal­gré les contraintes liées au pou­voir mono­po­lis­tique, donc mal­gré la répres­sion : après le coup d’État de 1980 en Tur­quie et l’écrasement du mou­ve­ment de gauche qui occu­pait l’espace mili­tant, un nou­veau cycle de contes­ta­tion appa­raît, et ce, mal­gré la répres­sion meur­trière. La répres­sion qui frappe les mou­ve­ments de gauche donne un relief inédit aux reven­di­ca­tions basées sur la sexua­li­té, le genre et les appar­te­nances eth­niques qui prennent une place sans pré­cé­dent dans l’opposition.

Le mou­ve­ment fémi­niste est le pre­mier à émer­ger durant cette période de peur et de para­ly­sie qui trau­ma­tise dura­ble­ment une géné­ra­tion. Ses fon­da­trices ont anté­rieu­re­ment connu une phase de mili­tan­tisme par­ti­san dont elles ne gardent pas un bon sou­ve­nir. Une fois les hommes empri­son­nés, elles se sont trou­vées psy­cho­lo­gi­que­ment abat­tues, mais « libres » de par­ta­ger leurs vécus et de réflé­chir sur leurs expé­riences en tant que femmes et sur les rap­ports sociaux de sexe dans leurs orga­ni­sa­tions. Cette réflexion est nour­rie par les intel­lec­tuelles, les jeunes femmes ren­trées au pays après leurs études à l’étranger qui ont une expé­rience directe du mou­ve­ment fémi­niste en Europe des années soixante-dix. Les débats autour de mul­tiples tra­duc­tions entraînent la poli­ti­sa­tion du mécon­ten­te­ment et les « groupes de conscience » servent de cata­ly­seur au mou­ve­ment. Le mou­ve­ment fémi­niste est le pre­mier à faire entrer sur la scène poli­tique des sujets comme la sexua­li­té, le corps, le mariage, la repro­duc­tion, la famille, aupa­ra­vant consi­dé­rés comme des domaines pri­vés, donc non poli­tiques. Il repré­sente une dis­si­dence inédite pour la struc­ture répu­bli­caine, car son pro­jet va bien au-delà de la lutte pour l’égalité et remet en cause pour la pre­mière fois une éman­ci­pa­tion conçue pour ser­vir la Nation, et avec elle, tout l’ordre social. Durant la répres­sion meur­trière qui ne per­met à aucune oppo­si­tion de s’exprimer, il émerge ain­si comme une cause inédite en sor­tant du cercle tra­di­tion­nel, par­lant de rap­ports sociaux incon­nus et déclenche un nou­veau cycle de contes­ta­tion en Tur­quie.

Il fait figure d’initiateur (McA­dam, 1995), annon­çant un cycle de mobi­li­sa­tion, iden­ti­fiable à des mou­ve­ments qui vont en tirer leur ins­pi­ra­tion et s’inscrire dans son sillage. Il sert d’incubateur à l’apparition de dif­fé­rents cou­rants comme les éco­lo­gistes, les liber­taires, les anti­mi­li­ta­ristes et le mou­ve­ment LGBT qui adoptent son mode d’organisation et d’action. Quant à ce der­nier, il peut être défi­ni comme « sui­viste » parce que c’est grâce aux cri­tiques des pion­nières fémi­nistes que la ques­tion de l’orientation sexuelle peut trou­ver sa place.
Pen­dant les années quatre-vingt, les pro­blèmes qu’on sup­po­sait pri­vés et confi­den­tiels sont deve­nus publics ; la sexua­li­té est sor­tie de son abri et le « pri­vé » est décrit dans un lan­gage pro­vo­ca­teur.

L’hégémonie poli­tique et idéo­lo­gique du mou­ve­ment de la gauche mar­xiste-léni­niste ain­si dimi­nuée pro­voque une revi­ta­li­sa­tion poli­tique (Som­mier, 2001, 11) dans un contexte de crise et une libé­ra­tion cog­ni­tive pour redé­fi­nir les formes de domi­na­tion et le terme « liber­té ». Cela donne lieu à une pous­sée d’autonomie dans plu­sieurs groupes, à une muta­tion des formes de mobi­li­sa­tion autour de nou­velles approches de la liber­té dans les­quelles riva­lisent de mul­tiples orga­ni­sa­tions inter­dé­pen­dantes. Patriar­cat, hété­ro­sexisme, éco­lo­gie, anti­mi­li­ta­risme, fémi­nisme, éco­lo­gie sociale sont les sujets des nou­veaux débats. Le nou­veau cycle de contes­ta­tion naît à tra­vers la dif­fu­sion des nou­velles idées et la cir­cu­la­tion de causes inédites. L’anti-autoritarisme est l’esprit à l’origine de ce cycle qui entraîne un chan­ge­ment majeur dans les formes d’action col­lec­tive. En remet­tant en cause les véri­tés idéo­lo­giques de l’État-nation et des mou­ve­ments de la gauche, les mili­tantes dépassent la contes­ta­tion de la domi­na­tion pour mettre en ques­tion le savoir domi­nant et, par consé­quent, la cer­ti­tude de la « véri­té ». L’émergence d’un nou­veau voca­bu­laire, de nou­velles inter­pré­ta­tions du monde et de nou­velles orga­ni­sa­tions favo­rise l’extension des conflits en inter­ve­nant sur des thèmes non consen­suels. L’espace mili­tant contes­ta­taire devient mul­ti-orga­ni­sa­tion­nel par le nombre total d’organisations avec les­quelles il est pos­sible d’établir les liens spé­ci­fiques (Rus­sell et al., 1973). Le sys­tème mono­li­thique en Tur­quie qui affecte tous les domaines, du champ poli­tique à la vie pri­vée, en fai­sant res­sor­tir la struc­ture inter­sec­tion­nelle des rap­ports sociaux de classe, de sexe, de sexua­li­té et d’ethnicité, par­ti­cipe à la consti­tu­tion des condi­tions de leur émer­gence et encou­rage les alliances entre les mou­ve­ments contes­ta­taires. Leur besoin d’agir ensemble, comme adap­ta­tion tac­tique, contre la répres­sion éta­tique, favo­rise les alliances avec les mou­ve­ments de gauche, mal­gré leur défiance – qui est tou­te­fois gérable grâce à leur lien de paren­té, à un réper­toire com­mun et à une même culture poli­tique. Leurs conver­gences ren­forcent leurs capa­ci­tés. Le carac­tère mul­ti-orga­ni­sa­tion­nel de l’espace mili­tant en Tur­quie s’articule à tra­vers le besoin de se soli­da­ri­ser contre la répres­sion. Cet espace unit, par les rela­tions de dépen­dance mutuelle, plu­sieurs acteurs qui mènent dif­fé­rentes luttes contes­ta­taires. Mais cette col­la­bo­ra­tion n’empêche pas l’autonomisation de ces acteurs. Aus­si, leur pou­voir de tra­cer de nou­veaux che­mins, leur auto­no­mi­sa­tion ne signi­fient-ils pas une cou­pure des rela­tions avec la gauche, mais une trans­for­ma­tion et une com­plexi­fi­ca­tion de ces rela­tions. Ces divers acteurs se mobi­lisent à par­tir du même réper­toire de gauche et s’y affrontent pour le chan­ger, consti­tuant des ponts entre les réseaux mili­tants. La par­ti­ci­pa­tion de la nou­velle géné­ra­tion se réa­lise après les conver­gences, les croi­se­ments des réseaux et les inno­va­tions suc­ces­sives de l’espace mili­tant.

Cet espace mili­tant est aus­si en Tur­quie un champ de cli­vages et de conflits. Les effets des inter­ac­tions entre ces mou­ve­ments dépendent de lignes de frac­ture rela­tives à la struc­tu­ra­tion interne des rap­ports sociaux au sein des­quels ils sont ins­crits, à l’autonomisation des inté­rêts sociaux et du champ de pro­duc­tion poli­tique, à l’intégration dans la struc­ture domi­nante, à leurs diverses moda­li­tés de hié­rar­chi­sa­tion orga­ni­sa­tion­nelle, enfin à la construc­tion des iden­ti­tés poli­tiques diverses. Les dif­fé­rents niveaux de répres­sion aux­quels sont confron­tés ces mou­ve­ments pro­viennent de leurs rap­ports aux auto­ri­tés, de leurs pos­si­bi­li­tés de col­la­bo­ra­tion avec l’État, liées à la per­cep­tion de la menace qu’ils pour­raient repré­sen­ter. Les struc­tures des orga­ni­sa­tions faci­litent la mobi­li­sa­tion tout en créant dif­fé­rents freins. La construc­tion du « nous » col­lec­tif comme un moyen d’action com­mun ne répond pas à la diver­si­té des mili­tantEs et rétré­cit, par consé­quent, les orga­ni­sa­tions en pro­vo­quant des cli­vages et une dis­tance entre les groupes ou les mou­ve­ments. La struc­tu­ra­tion interne des rap­ports sociaux induit une dif­fé­rence dans l’exercice du pou­voir de repré­sen­ta­tion et repro­duit des décon­nexions entre les mili­tantes s, les groupes ou les mou­ve­ments, ralen­tis­sant ain­si leurs influences réci­proques.

Vers de nou­velles voies de la contes­ta­tion
À tra­vers ces conflits, le cycle de contes­ta­tion, qui était nova­teur à ses débuts, en fait naître un nou­veau. L’émergence de mou­ve­ments contes­ta­taires autour de causes inédites ain­si que leur conver­gence, depuis trente ans, ont une influence sociale qui entraîne elle-même ses propres consé­quences. C’est là que se dévoilent les effets de conver­gences entre dif­fé­rents mou­ve­ments contes­ta­taires : dans le « tis­su com­plexe des réa­li­tés » (Morin, 2005), ces mêmes conflits entraînent plu­sieurs inno­va­tions mutuelles, parce que leurs alliances per­ma­nentes donnent lieu à l’apprentissage de luttes com­munes, à la dif­fu­sion des concepts, à l’enchevêtrement des réper­toires et à la mul­ti­po­si­tion­na­li­té des mili­tantEs. Ceux-ci édi­fient de nou­veaux champs de débats poli­tiques à pro­pos de cadrages théo­riques sur les­quels les mou­ve­ments s’appuient, pour qu’ils répondent davan­tage aux dif­fé­rentes pro­blé­ma­tiques de sexe, de classe, de natio­na­li­té, d’appartenance eth­nique et d’orientation sexuelle. Qu’elle soit tech­nique, stra­té­gique ou fon­dée sur le besoin, cette inter­dé­pen­dance crée une pos­si­bi­li­té d’articulation des dif­fé­rentes causes poli­tiques. Depuis leur émer­gence, ces mou­ve­ments, à force d’être inter­dé­pen­dants dans un contexte conflic­tuel, portent une volon­té d’être non iden­ti­taire. Le ren­for­ce­ment de cette volon­té d’être non iden­ti­taire à l’encontre des mou­vances iden­ti­taires est l’un des effets de leurs inter­ac­tions qui, en créant de mul­tiples conflits, pro­voquent l’élargissement des conte­nus des reven­di­ca­tions de plu­sieurs groupes. Cela ren­force le rap­pro­che­ment des réseaux mili­tants autour de ces mou­ve­ments. Vers 2010, les orga­ni­sa­tions struc­tu­rées se trouvent en perte de puis­sance dans l’espace mili­tant, en confron­ta­tion avec de nou­veaux acteurs de mobi­li­sa­tions. Les diverses lignes de frac­ture donnent lieu à une rapide cir­cu­la­tion des mili­tantes. Les mou­ve­ments consti­tués au début par les orga­ni­sa­tions struc­tu­rées, grâce à leurs conver­gences, se recons­truisent en englo­bant les formes d’organisations fluides ou pas­sa­gères, les com­mu­nau­tés et les réseaux mili­tants. La volon­té des mili­tantes joue un rôle dans la construc­tion des oppor­tu­ni­tés d’action contes­ta­taire. Le trans­fert d’activistes entre ces mou­ve­ments et la mul­ti­po­si­tion­na­li­té de cer­taines acti­vistes favo­risent leurs influences mutuelles. Les com­mu­nau­tés et réseaux mili­tants, qui se sont élar­gis grâce aux alliances entre les mou­ve­ments, en tou­chant dif­fé­rents milieux sociaux et en englo­bant une mul­ti­pli­ci­té de groupes et d’individus, deviennent plus déter­mi­nants dans l’espace mili­tant. L’émergence des réseaux sociaux sur inter­net et de nou­veaux outils de com­mu­ni­ca­tion ren­force et met en avant ces com­mu­nau­tés qui se sont sub­sti­tuées aux orga­ni­sa­tions pour la dif­fu­sion des infor­ma­tions ou pour la com­mu­ni­ca­tion : les com­mu­nau­tés mili­tantes consti­tuent, désor­mais, la dyna­mique prin­ci­pale de l’action col­lec­tive, pre­nant le pas sur les orga­ni­sa­tions elles-mêmes. En s’appuyant sur les struc­tures pré­exis­tantes et en s’ajoutant aux pla­te­formes mul­ti-orga­ni­sa­tion­nelles et éphé­mères, elles per­mettent le croi­se­ment des mili­tantes et des mul­tiples réseaux, la com­bi­nai­son de dif­fé­rents réper­toires, la dif­fu­sion des idées, la cir­cu­la­tion de res­sources variées. Cette inter­mé­dia­tion, défi­nie par Charles Tilly et Sid­ney Tar­row (Tilly et Tar­row, 2008), active d’autres méca­nismes, comme la dif­fu­sion de l’action et faci­lite la coor­di­na­tion entre les dif­fé­rentes dyna­miques de contes­ta­tion. Sur cette base, le nou­veau cycle de contes­ta­tion se déve­loppe alors comme une plu­ra­li­té de rela­tions, à par­tir des années deux-mille-dix, dans un espace inter­mé­diaire où les concepts et les réper­toires, les idées, les expé­riences voyagent. Ce registre d’action non par­ti­san ren­force la capa­ci­té à créer des mani­fes­ta­tions impré­vues, mal­gré le contexte répres­sif. L’autonomie pro­voque la plu­ra­li­té et la flui­di­té qui per­mettent, à leur tour, d’inventer de nou­velles méthodes d’action en décons­trui­sant le voca­bu­laire poli­tique de l’espace mili­tant.

Le dépas­se­ment des struc­tures exis­tantes, qui freinent la mobi­li­sa­tion, contri­bue à faire appa­raître l’individualisation de l’action col­lec­tive. Les mobi­li­sa­tions de ces quinze der­nières années en Tur­quie se consti­tuent de plus en plus comme rela­tion, sans sujets ou avec des sujets in bet­ween, autre­ment dit les sujets entre-deux (Ran­cière, 1998, 252). Nous rap­pe­lons le che­min au-delà d’être objet ou d’être sujet, que Michel Fou­cault a déjà ouvert : il fait se reflé­ter la sub­jec­ti­vi­té dans les miroirs en la fai­sant parler.Gilles Deleuze le suit en disant que le « je » signi­fie la sub­jec­ti­vi­té, mais non le « sujet ». Judith But­ler, en rap­pe­lant Levi­nas qui parle de la sub­jec­ti­vi­té sans sujet, sou­ligne l’impossibilité de ce sujet : « il fau­drait peut-être, par­ler d’une sub­jec­ti­vi­té sans sujet : la place bles­sée, la meur­tris­sure du corps mou­rant déjà mort dont per­sonne ne sau­rait être pro­prié­taire ou dire : moi, mon corps » (But­tler, 2007 : 88). Dans ces condi­tions, la sub­jec­ti­vi­té signi­fie être en soi, deve­nir la per­sonne en dépas­sant sa per­son­na­li­té. Alfred Gros­ser, rap­pe­lant la défi­ni­tion d’Emmanuel Levi­nas pour qui « l’identité de l’individu consiste à être le même, à être soi­même, à s’identifier de l’intérieur » et non pas « à se lais­ser iden­ti­fier DU DEHORS par l’index qui le désigne » pose le pro­blème de la liber­té : « les indi­vi­dus, les groupes humains ain­si dési­gnés doivent-ils tou­jours, doivent-ils vrai­ment se cou­ler dans le moule que l’index a tra­cé ? » (Gros­ser, 1996) La pro­po­si­tion qui émerge de cette for­mule « dépas­ser la per­son­na­li­té » est construite par l’index. Ce qui nous inté­resse plus est que, dans cet espace, l’affaiblissement consi­dé­rable du sen­ti­ment d’appartenance à un col­lec­tif et à une iden­ti­té sociale ou poli­tique et la volon­té d’agir « sans se cou­ler dans le moule » n’affectent pas la capa­ci­té d’action col­lec­tive dans cet espace. Ces croi­se­ments ouvrent l’espace mili­tant aux mul­tiples sub­jec­ti­va­tions col­lec­tives qui ne sont propres à aucune posi­tion sociale, poli­tique, idéo­lo­gique ou iden­ti­taire pré­exis­tante.

Cette expé­rience apporte une réponse à la ques­tion de Bali­bar : « Com­ment s’en sor­tir ? », en mon­trant que la contes­ta­tion contre la répres­sion n’est pas condam­née à la vio­lence. Même si l’extrême vio­lence en tant que rap­port de force anéan­tit la pos­si­bi­li­té même de l’action col­lec­tive, des « révoltes éton­nantes » naissent dans l’espace mili­tant en Tur­quie, des ten­ta­tives de civi­li­ser la révo­lu­tion par des méthodes anti-vio­lentes, par des poli­tiques posi­tives de la créa­tion. Cela rap­pelle le constat d’Arendt qui sou­ligne que « l’être humain lui-même pos­sède mani­fes­te­ment le don de faire des miracles. Ce don, nous l’appelons dans le lan­gage cou­rant agir. C’est à l’agir qu’il revient en par­ti­cu­lier de déclen­cher un pro­ces­sus, […] ou, pour le dire de façon kan­tienne, de com­men­cer par soi-même une chaîne » (Arendt, 1995). Par consé­quent, la vio­lence extrême peut limi­ter la pos­si­bi­li­té de la poli­tique jusqu’à la pos­si­bi­li­té de gar­der la facul­té de juger. Quand, par dif­fé­rentes adap­ta­tions tac­tiques, cela devient pos­sible, la contes­ta­tion peut ouvrir de nou­velles voies autour de l’anti-violence. C’est pos­sible. Dans cette conjonc­ture, plu­sieurs mili­tantes sont en train de répondre à l’assertion de la perte de sens de l’action poli­tique en mon­trant que la facul­té de juger et la déci­sion constante de prendre l’initiative peuvent trou­bler la nor­ma­li­sa­tion des trans­for­ma­tions. Avec cette expé­rience de liber­té, l’action poli­tique gagne son sens.

Pinar Selek.

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NOTES
* socio­logue, doc­teure en Sciences poli­tiques.
1. Cycle de mobi­li­sa­tion est un concept pro­po­sé par Sid­ney Tar­row, dans une étude
consa­crée aux mou­ve­ments sociaux en Ita­lie, dans les années soixante et soixante-dix
(Tar­row, 1989).
2. L ’ exemple de l’espace mili­tant de la Tur­quie « plaide in fine pour un
appro­fon­dis­se­ment de la réflexion sur les contraintes dis­cur­sives contri­buant à défi­nir
les contextes de mobi­li­sa­tion » (Fillieule, 2005).

http://www.ruedescartes.org/articles/2015 – 2‑les-pos­si­bi­lites-d-inven­ter-la-poli­tique-malgre-la-i-vio­lence-extreme-





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