Lettre de Pinar Selek

Chères amies, chers amis,

Il m’est dif­fi­cile d’écrire cette lettre car je viens d’apprendre une mau­vaise nou­velle au sujet du Cau­che­mar qui me menace depuis 20 ans. Oui, début juillet 1998, c’est-à-dire il y a vingt ans, je me suis trou­vée dans les mains des bour­reaux qui ont ensuite jeté mon corps comme un cadavre en pri­son. J’y suis res­tée deux ans et demi, sans pou­voir uti­li­ser mes mains, mes bras, en voyant mes longs che­veux tom­ber, tom­ber…
La résis­tance, la mort, les cris et tant d’autres choses.

J’ai vécu tout cela bien avant le gou­ver­ne­ment actuel. Aujourd’hui, la Tur­quie est prise dans une spi­rale d’horreur. Plu­sieurs amis et même mes avo­cats sont en pri­son, la plu­part sont en exil, une par­tie résiste avec beau­coup de dif­fi­cul­tés. C’est un contexte de guerre qui nour­rit le natio­na­lisme et les vio­lences de toutes sortes. Il n’y a pas de liber­té. Il y a la peur. Mais la peur existe depuis long­temps. Mon pro­cès est un exemple de la conti­nui­té his­to­rique du sys­tème répres­sif. Je suis aus­si deve­nue l’objet d’une lutte sym­bo­lique et his­to­rique. L’Etat pro­fond, qui est plus stable que les gou­ver­ne­ments, m’a choi­sie depuis 20 ans pour m’accuser d’un mas­sacre.

Il y a trois jours, c’est ma sœur qui m’a don­née la nou­velle. Elle fai­sait des efforts pour ne pas pleu­rer. J’ai ensuite par­lé avec mon père. Sa voix était plus triste que jamais. Il est assez com­pli­qué de vous résu­mer ici ce qu’ils m’ont expli­qué au télé­phone. Vous rece­vrez bien­tôt un com­mu­ni­qué du mon Comi­té de Sou­tien qui expli­que­ra la situa­tion en lan­çant un appel à la mobi­li­sa­tion. Je vous invite à suivre dans les temps qui viennent les ini­tia­tives qui seront menées par les col­lec­tifs de soli­da­ri­té.

La déci­sion du tri­bu­nal n’est pas encore tom­bée, mais les docu­ments que mes avo­cats ont reçus sont inquié­tants pour la suite. La déci­sion peut tom­ber à tout moment. Il y a deux pos­si­bi­li­tés : si la Cour suprême ne valide pas le cin­quième acquit­te­ment, ce sera alors la condam­na­tion à per­pé­tui­té. La condam­na­tion pour un crime qui n’a pas eu lieu plus une condam­na­tion à payer tous les dom­mages liés à l’explosion du Mar­ché aux épices. Mes neufs livres qui conti­nuent à être réédi­tés régu­liè­re­ment en Tur­quie et tout ce à quoi j’ai œuvré jusqu’à mes 38 ans, âge du début de mon exil, seront confis­qués. Plus impor­tant : ma famille sera en dan­ger.

Nous nous sommes dits au télé­phone : « Nous res­te­rons fort ». Pour­tant ce n’est pas facile. Je sens une fatigue, comme une mala­die. Mon père m’a dit : « Il faut faire du bruit. Les réac­tions depuis l’Europe peuvent être utiles… » Je lui ai assu­ré que je m’y emploie­rai, mais je ne veux pas, je ne peux pas le faire. Il m’est plus dif­fi­cile que vous ne l’imaginez de devoir faire appel à votre soli­da­ri­té active, dans ce contexte où les prio­ri­tés sont déjà nom­breuses. En plus, quand je parle de ce pro­cès, je res­sens une dou­leur phy­sique qui m’empêche de res­pi­rer. C’est éga­le­ment le cas main­te­nant, alors que je vous écris cette lettre.

En 2010, à la suite de longs exa­mens, un rap­port psy­cho­lo­gique mené par des experts attes­tait toutes les tor­tures que j’avais subies. J’avais alors lu, avec inquié­tude, la liste des pro­blèmes post-trau­ma­tiques qu’ils avaient diag­nos­ti­qués. Oui, c’était vrai. Et avec la per­sé­cu­tion juri­dique et poli­tique, la tor­ture conti­nue. Même si j’ai beau­coup de res­sources et une forte volon­té de ne pas les lais­ser me détruire, je ne vais pas bien.

Cette année ma nou­velle vie a com­men­cé à prendre forme. Je suis arri­vée à me situer dans les luttes pour la jus­tice et les liber­tés, dans ce pays dont je fais par­tie. Je suis fran­çaise main­te­nant. De sur­croît, j’ai trou­vé mon nou­veau chez moi à Nice qui m’a offert l’amour et l’inspiration. J’ai fini l’écriture de mon nou­veau roman qui m’a fait l’effet d’une renais­sance. Le sou­tien du pro­gramme PAUSE m’a don­né plus d’opportunités pour me sta­bi­li­ser. Grâce à la com­pli­ci­té de mes col­lègues avec qui je par­tage les mêmes curio­si­tés et à la par­ti­ci­pa­tion de mes étudiant.e.s, j’avance dans mes recherches et mes ensei­gne­ments.

S’il n’y avait pas cette énorme soli­da­ri­té qui m’accompagne depuis que je suis arri­vée en France, je n’aurais pas pu recons­truire ma vie. Grâce à vous, mes ami.e.s, j’ai conti­nué à écrire, à enquê­ter, à ensei­gner et à mili­ter. Les menaces de tous les jours m’ont per­tur­bé mais à chaque fois je suis arri­vée à me sor­tir de ce film d’horreur. Je vais m’en sor­tir. Mais plus dif­fi­ci­le­ment. J’ai une flamme dans cha­cune de mes cel­lules.

Vous avez peut-être vu « Le rêve des Mon­tagnes », un spec­tacle de Yeraz, groupe des danses armé­niennes ? Il est extra­or­di­naire. Vers la fin on entend un cri : « Vous avez volé notre mon­tagne. Mais nous sommes les mon­tagnes ». Avec des larmes d’émotion, j’ai mur­mu­ré plu­sieurs fois : « Vous avez volé ma vie. Mais je suis la Vie ».

Les jours qui viennent sont sus­cep­tibles d’être plus durs pour moi. Mais je vous le pro­mets : je serai la Vie… qui coule et qui crée.
Avec vous.

Je vous embrasse.
Pinar


(Cette lettre que je vous ai écrit hier soir, sera lue par le comé­dien Robin Ren­nu­ci, ce 22 mars, lors de la com­mé­mo­ra­tion du mai 68, à l’Université de Nan­terre)





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