Lettre de Pinar Selek

Cher.es ami.es, cher.es col­lègues,

Je vou­drais par­ta­ger avec vous une chose impor­tante que je suis en train de réa­li­ser. Je la vis comme un acte de liber­té. Acte de réflexion, d’analyse, de recherche. Je sens que cet acte consti­tue­ra une char­nière dans mon his­toire per­son­nelle. Je vais faire naitre une œuvre déga­gée de la peur, en guise de réponse his­to­rique à l’audience du 29 sep­tembre 2023 à Istan­bul. Ce jour, plu­sieurs d’entre vous y seront présent.es, pour mon­trer que la liber­té de la recherche et d’expression est une valeur uni­ver­selle et que nous la défen­dons ensemble.

Il n’est pas besoin de vous dire com­ment, depuis le début, j’ai refu­sé d’être condi­tion­née par cet achar­ne­ment, com­ment j’ai essayé d’élargir mon espace de liber­té et conti­nué à réflé­chir, à enquê­ter, à pro­blé­ma­ti­ser, à ana­ly­ser et à écrire, le plus libre­ment pos­sible. Cela a pu être pos­sible grâce à la soli­da­ri­té solide d’innombrables per­sonnes de mul­tiples milieux, toutes atta­chées à la liber­té et à la jus­tice. En par­ti­cu­lier, les sou­tiens aca­dé­miques m’ont per­mis de pro­gres­ser dans mon métier. Mon pre­mier refuge struc­tu­rant en France fut l’Université de Stras­bourg qui m’a accor­dé la pro­tec­tion aca­dé­mique, comme l’exprima publi­que­ment Alain Beretz, son pré­sident de l’époque. Mon deuxième refuge fut l’ENS de Lyon qui me décer­na le titre de Doc­teur hono­ris cau­sa. Et aujourd’hui je tra­vaille en tant qu’enseignante-chercheuse au dépar­te­ment de Socio­lo­gie Démo­gra­phie et dans le labo­ra­toire URMIS d’Université Côte d’Azur, une uni­ver­si­té qui, par son sou­tien déter­mi­né, me fait sen­tir chez moi. De plus, de nom­breux comi­tés de sou­tien uni­ver­si­taires et les orga­ni­sa­tions dis­ci­pli­naires façonnent depuis le début cet enga­ge­ment ins­ti­tu­tion­nel fort.

Pour­tant je ne suis pas plei­ne­ment libre. Le man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal dont je fais l’objet m’empêche de sor­tir du ter­ri­toire fran­çais et d’exercer libre­ment mes recherches. Je ne peux même pas tra­ver­ser la fron­tière fran­co-ita­lienne alors que je suis co-coor­di­na­trice de l’Observatoire des Migra­tions dans les Alpes-Mari­times. Je ne peux pas non plus répondre aux nom­breuses invi­ta­tions que je reçois. Comme l’atteste la Ministre de l’Eu­rope et des Affaires étran­gères dans sa réponse à la ques­tion écrite d’une séna­trice, cet achar­ne­ment entrave mon tra­vail : « La France, atta­chée à la liber­té de la recherche, apporte tout son sou­tien à la socio­logue Pinar Selek, recon­nue inno­cente à plu­sieurs reprises par les juri­dic­tions turques des faits dont elle a été accu­sée. La pro­cé­dure judi­ciaire dont elle fait l’ob­jet en Tur­quie et le risque d’ar­res­ta­tion encou­ru entravent son tra­vail. (…) Mme Selek a trou­vé en France un espace pour s’ex­pri­mer, ensei­gner la socio­lo­gie et les sciences poli­tiques en tant que maître de confé­rences à l’U­ni­ver­si­té Côte d’A­zur et pour­suivre son tra­vail de recherche en toute liber­té et sécu­ri­té. »

Oui, je pour­suis mes tra­vaux. Juste avant l’audience de 29 sep­tembre à Istan­bul paraî­tra un nou­veau livre. Quand, en avril 2009, j’ai dû fuir la Tur­quie, mena­cée d’une peine de pri­son à per­pé­tui­té, je venais de publier les résul­tats d’une recherche sur le rôle du ser­vice mili­taire dans la struc­tu­ra­tion de la vio­lence mas­cu­line. Avec mon départ, l’ouvrage, ayant son exis­tence auto­nome, s’est déta­ché de son autrice et a cou­lé comme une rivière vive. Il vient d’atteindre sa neu­vième édi­tion en Tur­quie et a été tra­duit en alle­mand et en fran­çais. Mon livre qui va paraître dans quelques semaines, com­mence par un dia­logue avec ce tra­vail, en essayant d’ aller plus loin dans l’analyse, en avan­çant dans des ques­tion­ne­ments plus larges et plus actuels sur les nou­veaux dis­po­si­tifs de l’oppression et méca­nismes de bana­li­sa­tion de la vio­lence, sur l’exemple du contexte turc.

Je sais que la réponse de ces méca­nismes, sur­tout para­mi­li­taires, que j’ai ana­ly­sé dans ce livre, pour­rait être vio­lente. Mais je veux conti­nuer à vivre comme cher­cheuse, pen­seuse et écri­vaine libre. Ma mai­son d’édition annonce ce livre avec le ban­deau sui­vant : « Pinar Selek per­siste et signe ».

Pour per­sis­ter encore et tou­jours, j’ai besoin de votre per­sé­vé­rance.

Pinar Selek





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