
Conseil des droits de l’homme
Soixantième session
8 septembre – 3 octobre 2025
Point 3 de l’ordre du jour
Promotion et protection de tous les droits de l’homme, civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, y compris le droit au développement
Le Secrétaire général a reçu l’exposé écrit suivant, qui est distribué conformément à la résolution 1996/31 du Conseil économique et social.
[3 août 2025]
Türkiye : mettre au terme au harcèlement judiciaire contre Pinar Selek
Le cas de Pinar Selek, féministe, professeure à l’Université de Nice (France) et chercheure en sociologie est emblématique du système judiciaire turc souvent accusé d’être sous le contrôle du pouvoir exécutif, notamment après la tentative de coup d’état de 2015.
Arrêtée le 1er juillet 1998 alors qu’elle menait des recherches universitaires sur la place des minorités (ethniques, religieuses et de genre) dans la société turque, elle a été soumise à des séances de torture afin qu’elle délivre les noms des personnes qu’elle avait interviewé, notamment dans la communauté kurde.
Nue et les yeux bandés, elle était battue jour et nuit. Ses tortionnaires lui infligeaient des décharges électriques sur les oreilles, les seins et la tête. Un pistolet pointé sur la tempe, elle résistait et s’évanouissait parfois.
Elle a résisté, et une nouvelle forme de torture a été utilisée contre elle pendant son séjour en prison : elle a été accusée d’être responsable d’une explosion qui, le 9 juillet 1998, a tué sept personnes et blessé plus d’une centaine d’autres au marché aux épices d’Istanbul. Malgré plusieurs rapports d’experts certifiant qu’il ne s’agissait pas d’une bombe mais de l’explosion accidentelle d’une bouteille de gaz, cela a marqué le début d’une persécution politico-judiciaire qui en est maintenant à sa vingt-septième année.
Elle a passé deux ans et demi en prison, période pendant laquelle elle a beaucoup écrit. Tous ses écrits, à l’exception d’un seul qui a été sauvé par une codétenue, ont été confisqués et brûlés. En décembre 2000, elle a finalement été libérée et a mis à profit sa notoriété pour organiser une grande « Rencontre des femmes pour la paix » à Diyarbakir. Cette première mobilisation a été suivie d’autres rencontres à Istanbul, Batman et Konya.
En 2006, elle a finalement été acquittée, toutes les accusations fondées sur de faux témoignages, obtenus sous la torture, et sur la fabrication de fausses preuves ayant été rejetées une à une. Mais le procureur général a fait appel du verdict et, en avril 2007, la Cour de cassation a donné raison au procureur et a annulé l’acquittement.
Elle a été acquittée à nouveau en 2008, mais un nouvel appel de la Cour de cassation a annulé le verdict et l’a contrainte à quitter la Türkiye. En février 2011, elle a été acquittée une troisième fois mais, fait extrêmement rare dans la jurisprudence turque, le procureur a fait appel devant la Cour de cassation, également pour la troisième fois.
En janvier 2013, le 12ème Tribunal d’Istanbul, qui avait été réorganisé, a annulé sa propre décision d’acquittement et l’a condamnée à la prison à vie. Ses avocats ont fait appel, dénonçant l’illégalité de la procédure et ont obtenu l’annulation de la condamnation par la 9ème Chambre de la Cour de cassation en juin 2014. Le procès, qui a repris devant la 15ème Chambre pénale, a abouti à un quatrième acquittement en décembre 2014.
Mais le procureur a fait appel une nouvelle fois.
Cela a marqué le début d’une longue période d’incertitude, alors qu’elle attendait la décision de la Cour suprême qui est finalement tombée huit ans plus tard. En juin 2022, la Cour de cassation a annulé le quatrième acquittement et a requis la prison à perpétuité. En janvier 2023, la cour d’assises d’Istanbul a émis un mandat d’arrêt avec incarcération immédiate.
Un nouveau procès devait s’ouvrir en mars 2023 à Istanbul, mais compte tenu de la forte mobilisation internationale et de l’approche des élections présidentielles en Türkiye, la justice a reporté la date au mois de septembre, puis en septembre, le procès a de nouveau été reporté à juin 2024.
Quelques jours avant l’audience de juin, un document fictif a été ajouté au dossier, accusant faussement Pinar Selek d’avoir participé à une conférence prétendument organisée par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), alors qu’il s’agissait en réalité d’une conférence universitaire organisée par deux universités françaises et deux organismes de recherche publics français.
De fait, après avoir fabriqué de toutes pièces des soi-disant preuves à charge, après avoir suscité de faux témoignages, après avoir attaqué directement la liberté académique en France en fabriquant une incrimination de terrorisme contre l’Université Côte d’Azur, après que des documents essentiels produits par la défense n’ont pas été intégrés au dossier, la justice turque semble n’avoir plus rien d’autre à inventer que la répétition sans fin d’une demande de mandat d’arrêt international et de comparution de Pinar Selek en Türkiye.
Le 7 février, après quelques minutes de délibérations, le tribunal d’Istanbul a ainsi annoncé un 5me report d’audience, fixé au 25 avril 2025.
Lors de l’audience du 25 avril 2025, le juge en charge du dossier s’est fait porter pâle arguant du tremblement de terre qui avait frappé Istanbul deux jours auparavant. Le juge remplaçant, appelé le matin même, a fait valoir que la Cour attendait la réponse d’Interpol au mandat d’arrêt international émis en janvier 2023 par la Cour d’assise d’Istanbul. En réalité la réponse − négative − était déjà en possession des avocats de Pinar Selek et donc, fort probablement, de la Cour aussi.
Le juge a fait savoir que la Cour attendait également la réponse à la requête adressée aux autorités françaises d’application de la Convention européenne d’extradition et a ajourné l’audience au 21 octobre 2025.
Sachant que Pinar Selek a entretemps acquis la nationalité française et que, de ce fait, les autorités françaises donneront forcement une réponse négative à la requête, on peut imaginer que l’audience du 21 octobre sera une nouvelle occasion pour les autorités turques de prolonger encore la torture psychologique endurée par Pinar Selek, qui est également victime de menaces de mort de la part de Loup Gris (mouvement d’extrême droite turque).
Conclusion et recommandation
La nouvelle phase de dialogue entre les autorités turques et le chef du PKK, Abddullah Öcalan, ouverte au mois de décembre 2024 pour trouver une solution pacifique à la question kurde, tant en Türkiye comme en la République arabe syrienne et Iraq, pourrait donner l’opportunité pour mettre également un terme au harcèlement judiciaire subi par Pinar Selek.
Le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) appelle la Rapporteuse spéciale contre la torture, la Rapporteuse spéciale sur l’indépendance des juges et des avocats, le Rapporteur spécial sur les questions relatives aux minorités et la Rapporteuse spéciale sur la liberté d’opinion et d’expression à apporter, chacun(e) dans le cadre de son propre mandat, une attention particulière au cas de Pinar Selek.
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