Conférence organisée par Amnesty International, le 21 avril 2018.
Te présenter, en deux mots, c’est difficile tant tu mènes et depuis si longtemps, des combats sans répit pour la cause des minorités opprimées, dans ton pays et ailleurs, car l’oppression sévit partout. Rebelle agissante déjà dans tes très jeunes années, au Collège, au Lycée, puis à l’Université.
Tu es libertaire, féministe, antimilitariste… Militante engagée. Toujours sur le terrain des luttes. Sociologue-docteure en sciences politiques, Enseignante-chercheuse au Département de Sciences Politiques à Sophia Antipolis et Directrice de Programme de recherche au Collège International de Philosophie. Ai-je oublié quelque chose ? Pour tes idées, pour tes recherches, pour tes combats, tu as été emprisonnée et torturée et tu as dû fuir ton pays, ta ville d’Istambul, si chère à ton cœur, car tu y as encore ta famille, des amis. Une épée de Damoclès est toujours au-dessus de ta tête et la nationalité française que tu as obtenue il y a quelques mois, n’est peut-être (j’espère bien que non !) qu’une protection fragile. Des questions viendront tout à l’heure.
Quant à ton livre « Parce qu’ils sont arméniens », qui est l’objet de ta causerie ce soir, il est difficile de le résumer en quelques mots.
Tu t’y interroges sur l’oubli et sur le témoignage.
Sur l’oubli : Quel est le prix de l’oubli ? Que devient-on lorsqu’on oublie ? Et tu ajoutes : Quand on oublie on s’habitue au mal. Il y a donc une banalité du mal.
Un peu plus loin : Il est désormais exclu de passer les Arméniens par le fil de l’épée. Mais il y a mille manières de tuer. Et si […] on te rappelle chaque jour que tu es le maître des lieux, une cuirasse d’assurance enveloppe ton âme. L’armure du maître de maison. Je ne peux mentir. J’ai porté cette cuirasse.
Lorsque tu en prends conscience, tu prends aussi conscience de l’importance de témoigner. Très important, pour toi, le témoignage. Car témoigner est une responsabilité. Témoigner avec les mots du cœur, en étant maître de sa parole, dis-tu. Ton travail de sociologue, de chercheur, n’y est pas étranger et t’a donné cette maîtrise de la parole, cette liberté. Car, ne pas bien nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde, disait Camus. (je cite de mémoire)
C’est Madame Talin qui, la première dessille tes yeux. Et dès lors, tu découvres une nouvelle Istambul, que tu ignorais, car elle se dissimule, se cache, par peur… et tu erres sur les traces d’une justice absente.
Septembre 1998. Tu as 27 ans et tu es emprisonnée depuis deux mois et demi. Je laisse les lecteurs aller à la p. 41, c’est trop douloureux pour moi de lire ce que tu écris sur la déchéance physique que t’a infligée la torture. Oui, mais d’autres femmes, elles aussi torturées, sont là, près de toi, qui te soutiennent. Vous chantez « la dignité humaine vaincra la torture». Vous faites la grève de la faim. Et tu dis « des lettres nous parviennent » qui sont des témoignages de solidarité. C’est pour ça, qu’Amnesty écrit, pour que l’on sache que la solidarité existe, pour lutter contre l’oubli. C’est sa mission. Parmi les lettres que tu as reçues, tu parles de celles de Nişan AMCA, ce vieil homme qui t’a redonné l’espoir. Avec lequel, plus tard, tu bavarderas longuement, un verre de vin à la main. Et je sais que tu aimes bien le vin. Et que dire de ton amitié avec Hrant Dink, fondateur du journal en langue arménienne et turque, Agos ? Je n’en dirai rien, tu en parleras.
Je veux aller pages 42 et 43 : décembre 2000. La police attaque votre prison, comme tant d’autres, dans une opération surnommée « Retour à la vie » pour mater les grèves de la faim. Ce que tu écris-là me fait penser à ce qu’avait écrit Goliarda Sapienza dans des conditions similaires. Lorsque son texte a été publié, l’Italie en a été bouleversée. Il y a maintenant un Prix Goliarda Sapienza.
Tu écris : La vie est faite de multiples histoires […] indissociables et pourtant uniques. La sauvagerie de ce « Retour à la vie » est unique, elle aussi. Je rassemblerai peut-être un jour suffisamment de forces pour l’écrire.
Qui en douterait ? Car même dans les pires moments, tu convoques l’espérance, l’espoir, qui t’insufflent la force de poursuivre ton combat. Tu es de ces êtres, de ces femmes exceptionnelles, admirables. Et c’est pour ça, aussi, que je t’aime.
Mais j’ai assez parlé, c’est à toi maintenant.