Pinar Selek, l’honneur de la Turquie…

Le 9 février pro­chain, Pinar Selek, pour­sui­vie, sans aucune preuve, sur le même chef d’accusation que celui pour lequel elle a été, à deux reprises, for­mel­le­ment inno­cen­tée doit être jugée devant la 12 ème Cour d’Assises d’Istanbul. Elle est mena­cée d’une condam­na­tion de pri­son à vie pour com­pli­ci­té avec le mou­ve­ment dit « ter­ro­riste » du PKK (Par­ti des Tra­vailleurs du Kur­dis­tan). Mais la vraie signi­fi­ca­tion de ce pro­cès est de per­pé­tuer — ou de faire ces­ser — la ter­reur que l’Etat lui impose de puis plus de 12 ans, et de faire taire tous ceux qui défendent ses droits, leurs droits bafoués. [1]

Pinar Selek est femme et fémi­niste ; je par­tage avec elle et tant d’autres le vécu de la mil­lé­naire his­toire de l’oppression patriar­cale, sur laquelle tous les Etats, qu’ils soient qua­li­fiés de poli­ciers, de démo­cra­tiques, de religieux…se sont consti­tués.

Pinar Selek est socio­logue ; je par­tage avec elle, moi qui suis aus­si une cher­cheuse, l’analyse selon laquelle la socio­lo­gie, comme l’ensemble des sciences sociales, ne peut être que cri­tique. Plus encore, ne pas prendre en compte des sys­tèmes de domi­na­tions qui struc­turent toutes les socié­tés, c’est les légi­ti­mer et s’en faire les com­plices agis­sant-es.

Pinar Selek est donc une intel­lec­tuelle enga­gée ; je par­tage avec elle l’analyse selon laquelle un‑e intel­lec­tuel-le ne peut dis­so­cier la théo­rie et la pra­tique, la réflexion et l’action. Plus encore, ne pas s’engager c’est de fac­to cau­tion­ner toutes les injus­tices.

La dif­fé­rence entre nous – mon iti­né­raire per­son­nel et poli­tique [ce qui ne signi­fie pas ana­lo­gie de pen­sées] étant très proche du sien – est qu’elle est Turque et que je suis Fran­çaise, et que, du fait de cette seule dif­fé­rence, elle risque la pri­son à vie et que je suis libre.

Je suis soli­daire de ses com­bats.

Et si je suis libre, elle doit l’être aus­si.

Je ne repren­drai pas les argu­ments déjà si clai­re­ment expli­ci­tés, démon­trés par ceux et celles qui le sou­tiennent dans son si long, si tenace et si cou­ra­geux com­bat. [2]

Ce que j’en retiens ici, ce qui est, pour moi, l’essentiel, est ceci :

* Pour qui­conque d’un tant soit peu de bonne foi, il est évident, il est même aveu­glant, en la regar­dant, en l’écoutant cinq minutes, en la lisant, tant elle est trans­pa­rente, que Pinar Selek ne peut avoir dépo­sé une bombe.

La sen­si­bi­li­té, la richesse, la pro­fon­deur d’analyse, le cou­rage qui est le sien, seule une parole de véri­té per­met de les révé­ler.

* Tout ce dont la jus­tice l’accuse depuis plus de 12 ans relève des plus gros­sières mani­pu­la­tions qui sont, par ailleurs, autant d’insultes à l’intelligence.

* Et, enfin, com­ment la jus­tice d’un Etat peut-elle, sans honte, oser pré­tendre dire le droit et pour­suivre de sa vin­dicte une femme tor­tu­rée par la police de ce même Etat ?

Pinar Selek a rai­son de refu­ser de répondre à la ques­tion qui lui est si sou­vent posée : « Mais pour­quoi toi ? », au même titre qu’elle a rai­son de refu­ser de se jus­ti­fier.

Ce n’est pas de son res­sort.

C’est en effet à l’Etat d’expliciter pour­quoi, avec et après tant d’autres, elle fut choi­sie en tant que sym­bole de la liber­té d’expression, hors des normes impo­sées par l’Etat, sym­bole de la liber­té de la recherche (celle de ne pas dévoi­ler ses sources en étant le fon­de­ment), sym­bole des luttes fémi­nistes, sym­bole des luttes de libé­ra­tion contre toutes les domi­na­tions.

Et d’en tirer les consé­quences.

Pinar Selek doit être défi­ni­ti­ve­ment lavée de toutes les accu­sa­tions dont elle a été l’objet.

Mais ce ne serait pas suf­fi­sant.

Je consi­dère pour ma part que :

* La jus­tice doit recon­naître ces men­songes, ces tor­tures, ce vol d’une par­tie de sa vie, ces épreuves que l’Etat lui a, comme à tant d’autres, infli­gés : vol de ses écrits, men­songes, fal­si­fi­ca­tions d’informations, fabri­ca­tions de fausses preuves, mani­pu­la­tions, menaces, calom­nies, pri­son, tor­tures…. Sans évo­quer ce qu’elle a si bien ana­ly­sé à savoir le coût humain, le coût intel­lec­tuel ter­rible d’être accu­sée d’« être cou­pable de quelque chose contre laquelle tu as pas­sé ta vie entière à lut­ter et à battre ».

* La jus­tice, l’Etat doit, en outre, après avoir posé les res­pon­sa­bi­li­tés de cha­cun, s’excuser auprès d’elle et lui offrir les répa­ra­tions aux­quelles elle a, comme tant d’autres, droit. [3],

Ces exi­gences seraient alors par­ties pre­nantes des luttes actuelles dans le monde, en France, en Tur­quie, en Tuni­sie, en Egypte…pour construire, par­tout dans le monde, les pro­fondes alter­na­tives poli­tiques dont nous avons tant besoin.

Mettre un terme défi­ni­tif à toutes les formes de tor­tures, à tous les chefs d’accusations de « ter­ro­risme » de « ter­ro­riste », tant ces termes sont inter­pré­tables au gré des inté­rêts des Etats, comme à l’existence même de pri­son­niers-ères poli­tiques en sont des préa­lables.

Faut-il rap­pe­ler qu’ils/elles viennent d’être tous et toutes libé­ré-es par le nou­veau gou­ver­ne­ment Tuni­sien ?

Pinar Selek, l’honneur de la Tur­quie.

Pour que ne se com­mette pas à nou­veau à son encontre « un crime contre [son] huma­ni­té ».

Je serai, avec tant d’autres, à Istan­bul le 9 février.

Marie-Vic­toire Louis

Paris, le 29 jan­vier 2011



[1] Arrê­tée le 11 juillet 1998, tor­tu­rée pour avoir refu­sé de don­ner le nom des per­sonnes inter­viewées dans le cadre d’une recherche sur les Kurdes, consi­dé­rée de ce seul fait comme un sou­tien du PKK (Par­ti des Tra­vailleurs du Kur­dis­tan), elle a ensuite été accu­sée d’avoir fait explo­ser, le 9 juillet 1998, une bombe dans le bazar d’Istanbul.

Après deux ans et demi de pri­son, alors que le prin­ci­pal témoin à charge, celui qui avait décla­ré avoir dépo­sé la bombe avec elle, se soit rétrac­té, ait décla­ré qu’il ne la connais­sait pas et qu’il avait été lui même tor­tu­ré ; alors que six rap­ports d’experts, incluant des rap­ports de police ont démon­tré que l’attentat dont elle était accu­sée n’a pas été pro­vo­qué par une bombe, mais par une fuite de gaz , elle a été libé­rée sous cau­tion en décembre 2000, puis acquit­tée en juin 2006 par la 12 ème Cour d’assises d’Istanbul. Depuis lors, une longue bataille juri­di­co-poli­tique a lieu, au cours de laquelle elle fut, par deux fois, acquit­tée en pre­mière ins­tance. Elle risque à nou­veau le 9 février 2011, la pri­son à vie : elle est tou­jours accu­sée « d’être membre du PKK et d’avoir com­mis cet acte (l’attentat à la bombe)».

 

[2] Cf., notam­ment le dos­sier consti­tué par le Comi­té de sou­tien fran­çais, ain­si que le texte inti­tu­lé : « Why was Pinar Selek cho­sen a tar­get ? »

[3] Le 30 décembre 2010, Mme Demir d’A­za­diya Welat, ancienne rédac­trice d’A­za­diya Welat, seul quo­ti­dien en langue kurde de Tur­quie, à été condam­née à une mons­trueuse peine de 138 ans de pri­son pour « pro­pa­gande en faveur des rebelles kurdes » et « appar­te­nance à une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste ». Mon sou­tien à Pinar Selek la concerne donc bien évi­dem­ment.

 





© copyright 2016  |   Site réalisé par cograph.eu