Pınar Selek : Nous sommes témoins !

Lors de son pre­mier pro­cès, elle a décla­ré : « Si l’ex­plo­sion du Mar­ché Egyp­tien est due à une bombe, c’est un crime contre l’hu­ma­ni­té. Mais les accu­sa­tions dont je suis vic­time sont éga­le­ment un crime contre l’hu­ma­ni­té. »

Pınar Selek : prin­ci­pale vic­time d’une saga judi­ciaire tra­gi-comique. On a dési­gné la cible, elle a été arrê­tée, tor­tu­rée, jetée en pri­son, acquit­tée trois fois, mais le pro­cès n’est pas ter­mi­né.
Sa vie est deve­nue un cau­che­mar depuis l’événement du Mar­ché Egyp­tien, en 1998. Sept ans plus tard, elle écri­vait :
« Voi­ci sept ans, alors que je pour­sui­vais mes recherches [de socio­lo­gie], je me suis retrou­vée dans un scé­na­rio de film qui pour­rait s’in­ti­tu­ler « L’af­faire du mar­ché Egyp­tien ». Un endroit, d’ailleurs, où je me sens bien. Un jour, on a appris sou­dain qu’il avait été détruit. Puis, que c’é­tait un atten­tat du PKK. Puis, j’ai appris que c’é­tait moi qui avais fait cela ! Je n’é­vo­que­rai pas le choc que cet évé­ne­ment a pro­vo­qué en moi. Mais aujourd’­hui, il est impor­tant de s’in­ter­ro­ger sur les rai­sons qui ont don­né nais­sance à un tel scé­na­rio, alors qu’il a été démon­tré qu’il ne s’a­gis­sait pas d’une bombe. A qui aura pro­fi­té cet « atten­tat » du Mar­ché Egyp­tien ? »
Sept ans ont pas­sé en vain. La ques­tion posée par Pınar est res­tée sans réponse, et aucun d’entre nous ne s’est réveillé de ce cau­che­mar.
Ce mer­cre­di 1er août, un pro­cès de qua­torze ans va conti­nuer, à la 12e cour pénale de Çaglayan. Je ne vais pas reve­nir sur ce qui s’est pas­sé au cours du pro­cès, c’est une chose connue de tous. Des dizaines de rap­ports d’ex­perts, trois acquit­te­ments, les objec­tions de défen­seurs des droits de l’Homme venus du monde entier, tout cela en vain. Le minis­tère public n’est pas convain­cu. Que tout le monde ne soit pas convain­cu n’a d’ailleurs pas d’im­por­tance et ne peut empê­cher la jus­tice de se mani­fes­ter.
Au point où en est Pınar, c’est à nous de poser cette ques­tion : à qui pro­fite ce pro­cès ? Si vous n’êtes pas au ser­vice de la jus­tice, qui ser­vez-vous ? Vous avez sans doute des pré­ju­gés, des convic­tions, des croyances ; sinon , qu’est-ce que vous essayez de nous prou­ver ?
Pınar tourne en rond dans ce laby­rinthe depuis qua­torze ans. Pas d’is­sue. La Jus­tice aux yeux ban­dés ne tente pas de débrouiller cette toile d’a­rai­gnée, elle ne bouge même pas le petit doigt pour essayer de répa­rer les dégâts com­mis. Il n’y a pas la moindre petite preuve tan­gible, il n’y a pas le moindre élé­ment ration­nel qui puisse convaincre de la culpa­bi­li­té de Pınar, mais ils ne renoncent pas.
Pour­quoi ?
Il faut bien qu’il y ait une rai­son pour que cet enfer dure depuis qua­torze ans. Il faut bien que la sagesse de la rai­son, d’une cer­taine manière, ait agi pour qu’on ait pié­ti­né de manière si ouverte des faits rele­vant de l’in­tel­li­gence, de la logique, de la conscience, de la jus­tice.
Mais nous ne le savons pas. Nous ne pou­vons péné­trer dans les secrets. Depuis des années, nous crions « Nous sommes tous témoins, nous connais­sons Pınar », mais nous sommes bien obli­gés encore une fois d’être les spec­ta­teurs d’un nou­veau pro­cès. Simul­ta­né­ment, nous sommes témoins d’une chasse aux sor­cières digne du moyen-âge.
Voi­ci plus de cinq cents ans que des hommes de l’ombre, à la tête pleine de non-sens et au cœur hai­neux ont règné sur l’his­toire humaine en tor­tu­rant de pré­ten­dus « héré­tiques ».
Voyons ce qu’a endu­ré Pınar Selek pen­dant qua­torze ans. Que est-ce qui a chan­gé par rap­port à cette époque ?
« La plus grande tor­ture que j’ai subie était la menace, si je ne fai­sais pas ce qu’ils vou­laient, que soient arrê­tés les enfants des rues et les tra­ves­tis, qu’ils soient tor­tu­rés et expo­sés aux médias. Moi-même, pour me tirer de leurs griffes et conti­nuer mon com­bat dans des condi­tions phy­siques accep­tables, et sur­tout pour ne faire aucun tort à mes proches, j’ai accep­té de signer une décla­ra­tion qui ne pou­vait faire de tort qu’à moi-même. Je savais très bien que cette décla­ra­tion ren­drait évi­dente l’ab­sur­di­té de ce qu’on me repro­chait : avoir col­la­bo­ré avec les per­sonnes [du PKK] que j’a­vais inter­viewées pour mes recherches. En pri­son, je ne me sou­viens de l’ins­truc­tion que comme d’un cau­che­mar assez vague. Mais ce sen­ti­ment de m’être tirée de leurs griffes m’est res­té clai­re­ment en mémoire. »
Et aujourd’hui, les mêmes tri­bu­naux, les mêmes méthodes d’ac­cu­sa­tion, les mêmes peines.
Quel rôle la chasse aux sor­cières joue-t-elle dans les méca­nismes moraux de la socié­té ? Com­ment répond-elle à un besoin de la socié­té ? Résulte-t-elle du désir de quel­qu’un de don­ner un sens à nos vies en en rui­nant d’autres ?
Notre vision de l » « autre » est celle d’un être qui menace nos croyances sociales et nous inquiète ; nous nous effor­çons de le détruire, mais en même temps nous sen­tons que son exis­tence répond à un besoin qui est en nous. Cela jus­ti­fie que nous ayons besoin de créer l’al­té­ri­té, nous avons même besoin du mal que nous croyons qu’il porte, car son exis­tence démontre notre propre bon­té.
Jer­zy Kosins­ki a par­fai­te­ment décrit ce rituel san­glant dans son Oiseau bario­lé.
Celle qui sacri­fie l’Oi­seau bario­lé, c’est l » « autre », c’est la sor­cière stig­ma­ti­sée, mena­cée, mau­dite. Elle sym­bo­lise l’é­tran­ger, le bouc émis­saire. Celui ou celle qui ne res­semble pas au trou­peau en est vite reti­ré et éli­mi­né. C’est la pire des stra­té­gies : dis­cri­mi­ner, expul­ser, stig­ma­ti­ser. C’est la pire des chasses aux sor­cières ; on com­mence par cher­cher des dif­fé­rences pour sépa­rer l » « autre » du reste des hommes ; on les trouve, et sinon, on les crée, puis on stig­ma­tise. Ain­si l » « homme nor­mal » peut trou­ver un exu­toire com­mode à son déses­poir, à ses décep­tions, à ses colères, mais il y par­ti­cipe aus­si.
C’est avant tout le confor­misme qui est exi­gé de l’in­di­vi­du, car suivre sa propre voie signi­fie vio­ler les règles de la socié­té.
Par­fois, à la demande de l’E­tat, on attri­bue à l’in­di­vi­du consi­dé­ré comme « nocif » une fonc­tion sociale « dégra­dante », « inac­cep­table » ; on va alors lui assi­gner un des rôles, tou­jours dis­po­nibles, de « traitre à la patrie » ou de « ter­ro­riste ». Les consé­quences du stig­mate, ensuite, sont sans limite.
Si, sans relâche, nous ne fai­sons pas face à cette réa­li­té, si nous ne por­tons pas témoi­gnage de ce qui se passe, com­ment pour­rions-nous com­prendre la force de quel­qu’un ? Com­ment pour­rions-nous com­prendre nos limites ?
D’un côté, il y a un Etat puis­sant et pater­na­liste, qui veut nous rap­pe­ler à chaque occa­sion qui nous sommes et ce que nous sommes.
De l’autre, une femme dont les yeux brillent, mal­gré tout ce qu’on lui a fait subir. La femme la plus douce, la plus naïve du monde, qui a pré­ten­du aimer et aider les autres femmes, les enfants des rues, les gitans, les mar­gi­naux, les homo­sexuels et tous les « autres », d’une manière qui nous touche tous.
Si vous aviez été témoins comme moi de la façon dont ces enfants « irré­cu­pé­rables », qui vivaient une vie impos­sible, ont obser­vé la voie de Pınar, com­ment ils s’ac­cro­chaient à Pınar comme à une mère, vous com­pren­driez d’où vient la lumière qui brillait dans leurs yeux, une lumière qu’au­cune vio­lence ne pour­rait éteindre.
Voi­ci qua­torze ans, Pınar était une jeune femme qui rêvait d’un monde idéal. Mais elle n’en est pas res­tée au rêve. Se mêlant à ces gosses mépri­sés par la socié­té, elle les invi­tait à un ave­nir plein d’es­poir. Ses idées leur don­naient le cou­rage de reve­nir à la vie, ensemble.
Ain­si a été créé l » « Ate­lier des Artistes de Rue ». Mais cela ne pou­vait pas durer, on ne pou­vait pas lais­ser faire.
La socié­té ne pou­vait lais­ser cette jeune femme, consi­dé­rée comme « conforme », faire un tra­vail envers ceux pour les­quels cette même socié­té nour­rit un sen­ti­ment d’hos­ti­li­té, parce qu’ils sont dif­fé­rents. Une femme qui s’oc­cu­pait sans aucune méfiance de tous les mar­gi­naux qui vivent à nos cotés, enfants des rues, clo­chards, homo­sexuels, et qui en plus écri­vait et des­si­nait. Quelle pou­vait être la source de son audace ?
Sor­tir des rôles défi­nis par la socié­té. Fran­chir les lignes. En s’é­car­tant d’un rôle social, éta­blir des contacts à ce point proches avec des indi­vi­dus de la marge, des êtres « nocifs » cou­pés de la majo­ri­té domi­nante, et par-des­sus le mar­ché par­ta­ger leur vie…
Pınar s’est ren­due cou­pable de ce ter­rible péché contre la socié­té : elle paie le prix de sa droi­ture, depuis qua­torze ans.
Bien sûr, notre Etat, dont le rôle prin­ci­pal est de main­te­nir la cohé­sion de la socié­té, ne pou­vait voir d’un bon œil ce genre d » « excès » ; l’E­tat a donc dis­per­sé l » « Ate­lier des Artistes de Rue » fon­dé par Pınar, et qui était sa vie.
L’un de ces artistes, visi­tant Pınar en pri­son, a dit à la suite de la des­truc­tion de l’A­te­lier qu’ils avaient fon­dé ensemble :
« Notre rêve conti­nue mal­gré tout. Cela a duré. Je disais qu’il se pas­se­rait quelque chose. Je répé­tais que la vie n’est pas si facile. Mais je ne pen­sais pas que ça se pas­se­rait comme cela. J’ai vécu beau­coup de choses, je pen­sais m’être habi­tué à bien des choses mais je ne vois pas d’autre évé­ne­ment qui m’ait affec­té aus­si for­te­ment. Ils ont sali ce que nous avions fait de plus beau, comme s’ils avaient assas­si­né notre bébé. Comme la vie est dure ! On réa­lise une belle chose, ils la salissent. On ne peut ni s’en­fuir ni se pro­té­ger. J’ai eu très peur… »
Ce pro­cès ne menace pas que Pınar, il nous menace tous. Il menace ce à quoi nous tenons comme à la pru­nelle de nos yeux : nos plus fer­vents espoirs, nos plus beaux sou­rires, ce que nous avons de plus aimable, notre amour de la vie, notre ave­nir.
En êtes-vous conscients ?
Sibel Yer­de­niz




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