Rencontres Concertina à Dieulefit — 2025

Les Ren­contres Concer­ti­na  à Dieu­le­fit viennent de s’a­che­ver. Elles ont ras­sem­blé nombre d’intervenant·e·s autour des luttes contre les logiques de l’en­fer­me­ment. Et Pınar Selek pré­si­dait cette édi­tion. Voi­ci son dis­cours d’in­tro­duc­tion des Ren­contres.

 

Dis­cours de clô­ture

 

Dis­cours d’ou­ver­ture :

Éthique du soin poli­tique

27 juin 2025, Dieu­le­fit

Je vous salue avec une grande émo­tion. Une émo­tion qui naît de plu­sieurs sen­ti­ments contra­dic­toires : l’enchantement de la ren­contre et du par­tage, la joie de retrou­ver en France une lutte qui m’est chère, contre les poli­tiques car­cé­rales, mais aus­si la colère et l’indignation face aux crimes des guerres pilo­tées par les grands pou­voirs cri­mi­nels qui, dans l’impunité totale, se per­mettent de tuer, bles­ser, enfer­mer, déshu­ma­ni­ser.

Il y a quelques jours, une par­tie de ces res­pon­sables des grands mal­heurs de la pla­nète s’est réunie à La Haye pour orga­ni­ser les crimes, affi­ner les outils de contrôle et d’enfermement. Deux jours plus tard, à Dieu­le­fit, com­mence notre réunion. Une ren­contre fes­tive, por­tée par le désir du par­tage et de la réflexion col­lec­tive.

Et je me demande : sommes-nous en déca­lage avec le mal­heur du monde ? Alors que les guerres dévastent les vies, que tout semble som­brer ? Com­ment par­ler d »« appé­tits » quand la mort s’im­pose ? Quand les Gazaouis meurent en silence, au milieu des dis­tri­bu­tions ali­men­taires ? Quand le deuil et le res­pect nous appellent ? Quand l’en­vie d’a­gir, plus que jamais, nous habite au nom de la jus­tice et de la vie ?

Nous sommes ici pour échan­ger, par­ta­ger, nous ren­con­trer. Car nous savons que pour trans­for­mer cette his­toire injuste et vio­lente, impo­sée par la pieuvre des pou­voirs imbri­qués, il nous faut arti­cu­ler les luttes — poli­tiques, sociales, artis­tiques, réflexives — sans en sacri­fier aucune.

Si nous ne réa­li­sons pas des actions per­cu­tantes qui dépassent la pro­tes­ta­tion, si nous res­tons dans les applau­dis­se­ments et l’au­to­sa­tis­fac­tion, nous ne pour­rons jamais mettre fin aux atro­ci­tés actuelles. Ces actions exigent du cou­rage, mais aus­si une grande concen­tra­tion, un enga­ge­ment sin­cère, une vision lucide, et une forte capa­ci­té d’al­liance. Si nous vou­lons ouvrir des che­mins nou­veaux, il nous faut aus­si auto­no­mi­ser notre pen­sée, appro­fon­dir nos ana­lyses, les nour­rir par diverses formes d’ex­pres­sion, réunir les mul­tiples intel­li­gences. Car comme le disait Han­nah Arendt, on ne crée pas de miracles en lais­sant le pou­voir défi­nir notre agen­da.

Ce n’est pas facile d’a­gir dans l’ur­gence tout en pre­nant le temps de pen­ser. Et pour­tant, ces deux mou­ve­ments doivent coexis­ter, s’ar­ti­cu­ler, se nour­rir.

C’est pour­quoi je suis si émue d’ou­vrir cette cin­quième édi­tion des Ren­contres Concer­ti­na, qui s’ins­crivent dans les longues luttes contre les logiques d’en­fer­me­ment, en croi­sant résis­tances mili­tantes, créa­tion artis­tique et réflexion sur les droits des per­sonnes pri­vées de liber­té. À par­tir de ces lieux d’en­fer­me­ment, nous allons prendre le temps de pen­ser ensemble, pour mieux sai­sir les dis­po­si­tifs de pou­voir qui nous entourent, mais aus­si pour arro­ser, nour­rir, embel­lir le monde poé­tique que nous bâtis­sons depuis si long­temps.

Quand j’ai appris que cette édi­tion se dérou­le­rait sous le prisme des « Appé­tits », une chan­son m’a tra­ver­sé l’esprit : la vie résiste à la mort. La chan­teuse res­sem­blait à une rivière. J’ai fer­mé les yeux, j’ai vu les herbes et les fleurs per­cer le béton, les insectes naître dans la boue, les ani­maux mer­veilleux, les petits vivants. Tour­ner notre regard vers l’appétit, c’est aus­si se pen­cher vers la vie qui résiste. Car la machine de mort tente aus­si de tuer nos appé­tits. Car pen­ser à nos rêves, c’est déjà refu­ser d’être condamné.es à la pri­va­tion. Rendre visibles nos appé­tits, c’est reven­di­quer le par­tage des richesses, de la jus­tice, de la liber­té. L’appétit est le signe même de la vie qui s’obstine. Le désir de vivre, de mou­ve­ment, d’espace, de choix. Refu­ser de perdre l’appétit, c’est récla­mer notre part du monde. C’est dire que nos dési­rs devraient deve­nir la bous­sole d’une civi­li­sa­tion. Nos mul­tiples dési­rs : de liber­té, de digni­té, de jus­tice par exemple.

Aban­don­ner les véri­tés impo­sées, tour­ner le regard vers les appé­tits des autres, en prendre soin, en pri­vi­lé­giant le bien-être de chacun·e, c’est sub­ver­tir les sys­tèmes domi­nants. Et lorsque cela devient une pra­tique col­lec­tive, toute la logique de l’ordre social s’en trouve bou­le­ver­sée. Une orga­ni­sa­tion poli­tique et sociale fon­dée sur le soin de l’autre est un pro­jet anti­ca­pi­ta­liste, anti­pa­triar­cal, anti­ra­ciste, anti­va­li­diste, anti­sexiste. Un pro­jet poé­tique.

Les opprimé.es le connaissent à divers degrés. Car dans les expé­riences des vio­lences col­lec­tives, la vie résiste avec et par le soin. C’est en pri­son, par­mi les torturé·es, que j’ai appris à pla­cer le soin au cœur de la résis­tance. Quand mon corps détruit par la tor­ture, réduit à l’état de cadavre, fut jeté dans le dor­toir, ce sont les mains tendres des pri­son­nières poli­tiques qui m’ont redon­né la vie. Dans un contexte où la vio­lence nous broyait, où la méde­cine car­cé­rale nous trai­tait en enne­mis, les prisonnier·es pre­naient soin les un·es des autres. Dès que mes mains ont pu bou­ger de nou­veau, j’ai fait comme elles. J’ai décou­vert la fra­gi­li­té de tous les corps. Notre inter­dé­pen­dance. Le soin était la seule voie de sur­vie : prendre soin de la vie entière. Cette conscience ne per­met pas seule­ment de résis­ter, elle cultive aus­si le bon­heur.

Les mas­sages fai­saient par­tie de notre quo­ti­dien. Pen­dant les repas, les dis­cus­sions… en conti­nu. Sans même y pen­ser. Nous avons eu la chance de pas­ser plu­sieurs années ensemble, ce qui a per­mis de créer un mode de vie, un fonc­tion­ne­ment, une culture fon­dée sur une éthique du soin — née de la recon­nais­sance de notre inter­dé­pen­dance, de notre vul­né­ra­bi­li­té par­ta­gée.

À par­tir de cette expé­rience, j’ai com­men­cé à per­ce­voir l’appétit comme une méta­phore de la fra­gi­li­té. Qu’il soit phy­sique, affec­tif, ou aspi­ra­tion à la liber­té, l’appétit exprime une dépen­dance vitale. L’éthique du soin, ou poli­tique du soin, est une réponse à ce besoin, à cet appé­tit.

Quand je suis sor­tie de pri­son, j’ai été frap­pée par les regards éton­nés quand je mas­sais des ami·es, col­lègues ou cama­rades dans les réunions. J’ai com­pris alors que ce qui m’était deve­nu natu­rel ne l’était pas pour d’autres. J’ai alors com­men­cé à inter­ro­ger nos pra­tiques, nos prio­ri­tés dans les luttes pour la jus­tice et les liber­tés où je me suis enga­gée. Com­ment prê­ter atten­tion à l’invisible ? Dans une socié­té fon­dée sur des fron­tières mul­tiples, com­ment dépas­ser les hié­rar­chies entre les appé­tits ? Et si le soin demande du temps, de la patience, de l’écoute, com­ment le rendre concret dans les contextes de guerre, de répres­sion, d’enfermement géné­ra­li­sé, quand l’urgence domine ? Com­ment conci­lier rapi­di­té, effi­ca­ci­té et atten­tion au vivant, aux rela­tions, à la ten­dresse ?

C’est dans ces inter­ro­ga­tions que j’ai décou­vert les théo­ries fémi­nistes du care, notam­ment celles de Carol Gil­li­gan, nées aux États-Unis dans les années 1980, sous Rea­gan. Ces approches pro­posent une éthique du soin poli­tique qui n’est pas moins morale que la jus­tice abs­traite mais qui part de la vie vécue, des dilemmes ordi­naires : une morale fon­dée non sur des prin­cipes abs­traits, mais sur l’attention por­tée aux besoins concrets et aux rela­tions inter­per­son­nelles. Le soin devient ain­si un pilier pour repen­ser la jus­tice, l’économie, la poli­tique. Contre l’idéal libé­ral d’un indi­vi­du auto­nome,  l’éthique de soin pri­vi­lé­gie la sol­li­ci­tude et l’attention à l’autre.

J’ai uti­li­sé ces outils pour avan­cer dans mes réflexions, mais aus­si pour esquis­ser des réponses.

Même si cette éthique naît des résis­tances des opprimé·es, ne pen­sons pas le soin uni­que­ment depuis la bles­sure. Ima­gi­nons plu­tôt une vie où les soins pré­ven­tifs se donnent sans attendre la demande. Il devient alors un outil de trans­for­ma­tion, un para­digme alter­na­tif qui remet en cause l’individualisme com­pé­ti­tif des sys­tèmes domi­nants. Pour dépas­ser les modèles libé­raux et patriar­caux qui déva­lo­risent le soin en le fai­sant peser sur les plus vul­né­rables, nous pou­vons créer des sys­tèmes de rela­tions qui le reva­lo­risent, le géné­ra­lisent, et le placent au centre. Nous pou­vons pla­cer la digni­té, l’interdépendance, la sol­li­ci­tude, et l’attention aux vul­né­ra­bi­li­tés au cœur de toute poli­tique.

Sans place pour les sen­ti­ments, sans sou­ci de l’autre, du monde, sans soin pour la terre, il est impos­sible de résis­ter aux guerres et aux vio­lences struc­tu­relles. Pour sur­vivre, pour vivre, pour créer une vie poé­tique, nous avons besoin de nous écou­ter avec atten­tion.

Nous ne sommes pas impuissant.es. Mais nous sommes fra­giles, et interdépendant.es.

« Femme, Vie, Liber­té », crient les femmes kurdes et ira­niennes. Conti­nuons avec elles, et ajou­tons d’autres dia­mants à la vie — aus­si sub­ver­sifs que les trois pre­miers : Amour, Ten­dresse, Atten­tion, Dis­po­ni­bi­li­té…

La suite ? Nous l’écrirons ensemble.

Pinar Selek





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