Plaidoirie de Pinar Selek à la 12ème Cour d’Assises d’Istanbul en date du 17 mai 2006

Je vous pré­sente ce texte appe­lé « défense » dans le jar­gon juri­dique, non pas dans le but de me défendre contre les diverses allé­ga­tions à mon encontre mais plu­tôt pour expli­quer com­ment je me suis bat­tue pour ma digni­té, ma per­sonne, ma quête de la liber­té et mon lien à la vie, contre la cabale que je subis depuis extrê­me­ment long­temps.
Oui, il est vrai que j’ai été dans une posi­tion de défense depuis que le com­plot du Bazar à Épices1 a mis ma vie entre paren­thèses. A pré­sent, je vais­ten­ter d’expliquer ce pour quoi je me suis défen­due et com­ment.

Depuis mon enfance, j’ai essayé d’imaginer com­ment il était pos­sible de mener une vie libre, morale et heu­reuse. J’ai étu­dié la socio­lo­gie pour trou­ver des réponses à ces ques­tions, pour me com­prendre moi-même et la socié­té, et pour étendre mon champ de liber­té. Pen­dant mes années uni­ver­si­taires, à la pour­suite de cette quête infi­nie, j’ai essayé de créer mon propre che­min en ques­tion­nant les rap­ports entre le savoir et le pou­voir, la manière dont la science est ins­tru­men­ta­li­sée, les modes com­por­te­men­taux et lan­ga­giers, bref, en ques­tion­nant tout ce qui était trop sacré pour être abor­dé. Comme je m’étais don­né énor­mé­ment de mal pour trou­ver les réponses à mes ques­tions et avais ana­ly­sé le moindre mot que j’avais appris, je fus reçue comme major de ma pro­mo­tion.

Au cours de ma défense pen­dant le pro­cès du 14 avril 1999, j’ai fait une réfé­rence à Bour­dieu, qui avait écrit : « je veux péné­trer plu­sieurs vies, c’est à dire m’entretenir et dis­cu­ter avec les gens qui ont l’expérience de ces vies et construire des rela­tions entre les sub­jec­ti­vi­tés », sui­vant ain­si la for­mule de Flau­bert : « un socio­logue péné­tre­ra et tou­che­ra cer­tai­ne­ment de nom­breuses vies, essaie­ra de com­prendre des gens qui ont des émo­tions et des expé­riences dont il/elle n’a jamais fait l’expérience ». J’ai pas­sé le début de mes années uni­ver­si­taires, non pas dans les cou­loirs ni dans les réfec­toires, mais à l’intérieur même de la vie, avec cette pro­fonde moti­va­tion, cher­chant encore et tou­jours. J’essayais tou­jours de son­der l’insondable, et ain­si, à ma façon, d’éclairer les ténèbres.

Je pen­sais que les socio­logues, tout comme les méde­cins, devaient être capables de gué­rir les bles­sures de la socié­té. Après avoir ache­vé mes recherches sur la manière dont les trans­sexuels avaient été expul­sés d’Ulker Street2 et avoir vali­dé ma thèse, je ne

1. Le 7 juillet 1998, une explo­sion a eu lieu dans le Bazar à Épices, tuant 7 per­sonnes et en bles­sant 120. Les rap­ports des experts ont conclu que la cause de cette explo­sion était une bom­bonne de gaz mais Pinar Selek a été accu­sée d’avoir posé une bombe dans le Bazar et le pro­cès est encore en cours.

pou­vais tout sim­ple­ment pas aban­don­ner les per­sonnes dont j’avais par­ta­gé les pro­blèmes, sous pré­texte d’avoir obte­nu ce que je dési­rais. Et donc je ne les ai pas aban­don­nées. J’ai par­ti­ci­pé à un ate­lier avec les per­sonnes que j’avais ren­con­trées au cours de diverses enquêtes et qui avaient toutes subi une forme ou une autre d’exclusion et d’isolement. Nous l’avions appe­lé « l’Atelier des Artistes de Rue ».

C’est hor­rible de voir cet ate­lier pré­sen­té comme une fabrique de bombes. Non, jamais une bombe n’aurait pu péné­trer dans notre ate­lier. Au contraire, dans ce tout petit espace qui nous appar­te­nait, nous ten­tions de sur­mon­ter toutes sortes de vio­lences, essayant au contraire de soi­gner les bles­sures cau­sées par la vio­lence. Nous devons laver la répu­ta­tion de cette expé­ri­men­ta­tion qui en valait la peine, pas seule­ment pour moi mais pour toutes les per­sonnes de l’atelier, mais aus­si pour la socié­té. Notre ate­lier, qui a été calom­nié par d’horribles accu­sa­tions, était en réa­li­té un lieu d’amour.

Dans cet endroit, les per­sonnes qui avaient été mises au rebut de la socié­té, allaient récu­pé­rer des maté­riaux utiles qu’elles extir­paient des déchets pour les trans­for­mer en oeuvres d’art. Pour un groupe de gens qui, tout d’abord, ne savaient pas com­ment être unis et faire face à l’isolement et à l’état de siège que nous subis­sions, nous sommes reve­nus à la vie à tra­vers l’art, nous nous sommes épa­nouis et avons même com­men­cé à nous enra­ci­ner. Dans cet espace minus­cule où nous réa­li­sions des masques, des vases fait de boue, des sta­tues de plâtre et des pein­tures, nous avons créé un théâtre de rue. Et dans un laps de temps très court, nous avons été invi­tés pour faire des repré­sen­ta­tions dans de nom­breux lieux. Nos oeuvres ont com­men­cé à être expo­sées dans les rues. Nous avons éga­le­ment publié une revue. Cette revue, qui comp­tait de nom­breux auteurs et reven­deurs, s’appelait : « l’Invité ». Tout le monde s’évertuait à répé­ter : « le sens de l’hospitalité est mort…la télé et la vie cita­dine ont tué le sens de l’hospitalité ». Mais nous, nous avons réus­si à invi­ter des per­sonnes dont les voix n’étaient jamais enten­dues dans les mai­sons d’autres per­sonnes, et, dans un sens, à faire revivre le sens de l’hospitalité. Grâce aux liens solides créés dans la rue, nous avons très rapi­de­ment dis­tri­bué les 3000 exem­plaires que nous avions impri­més.

Notre ate­lier était minus­cule mais son impact gran­dis­sait en même temps que sa pro­duc­ti­vi­té. Cet ate­lier, avec sa poli­tique d’ouverture, où des dizaines de per­sonnes pas­saient chaque jour, et où des trans­sexuels sans domi­cile et des enfants venaient par­fois trou­ver refuge, était aus­si un endroit où on pou­vait s’impliquer et se mêler aux autres. Donc, toute per­sonne ayant des pro­blèmes pou­vait nous rendre visite. Ceux qui avaient l’habitude de deve­nir agres­sifs à cause de la vio­lence et de l’exclusion dont ils souf­fraient appre­naient à se faire confiance et à faire confiance aux autres au sein de l’atelier. Cer­tains ont même aban­don­né la pros­ti­tu­tion et les drogues grâce au pou­voir de l’art et du par­tage.

Et c’est alors que tout s’est écrou­lé. Juste au moment où nous com­men­cions à nous enra­ci­ner, je me suis retrou­vé au beau milieu de ce com­plot infâme et en suis deve­nu le per­son­nage cen­tral, son actrice prin­ci­pale. Le com­plot du Bazar à Épices a été, avant tout, une atteinte contre l’Eden que nous avions extir­pé de terre, contre notre oasis dans le désert. Notre ate­lier, qui était situé au milieu de Beyo­glu3 et dont les portes étaient en per­ma­nence ouvertes à tous, de façon à ce tous puissent entrer et venir à leur guise, a été cata­lo­gué « fabrique de bombes », et la femme la plus active de ce lieu décrite comme une ter­ro­riste. Quand ceci est arri­vé, les espoirs des per­sonnes qui fré­quen­taient ce lieu, et qui, de toute façon, devaient constam­ment faire face à des pro­blèmes, ont volé en éclat.

Ces per­sonnes, qui subis­saient la vio­lence de façon quo­ti­dienne, mais qui construi­saient ensemble l’expérience col­lec­tive d’une forme d’existence non-vio­lente, n’ont pu que s’effondrer face à une telle attaque contre notre ate­lier.

Un tra­ves­ti qui me ren­dait visite lorsque j’étais en pri­son me dit : « un rêve ne peut per­du­rer aus­si long­temps. Le nôtre n’avait que trop duré. Je répé­tais sans arrêt que quelque chose tour­ne­rait mal ; je répé­tais sans arrêt que c’était trop beau pour être vrai, que la vie ne pou­vait déci­dé­ment pas se pas­ser aus­si bien. Mais ça, c’est allé au-delà de ce que je pou­vais ima­gi­ner. J’ai tra­ver­sé beau­coup de choses. Je pen­sais m’être habi­tué à tout et à n’importe quoi, mais je ne me sou­viens de rien qui ne m’ait autant affec­té que ça. Ils ont sali la chose la plus inno­cente et pure que nous ayons construite. C’est comme s’ils avaient tué notre bébé. Quelle vie ter­rible ! Même quand tu fais tout ce qu’il faut, ils s’arrangent pour tout salir. Tu ne peux pas t’enfuir, tu ne peux pas t’échapper. J’ai vrai­ment été trau­ma­ti­sé. »

Les condi­tions de vie et de tra­vail de cet ami tra­ves­ti ne tenaient qu’à un fil. Il aurait pu être tué d’un coup de cou­teau, au beau milieu de la nuit, sur l’autoroute E5 ou autre part, et il aurait été aban­don­né là. Pour­tant, mal­gré ce risque, mes amis tra­ves­tis sont tou­jours res­tés à mes côtés. N’y avait-il qu’eux ? Les enfants des rues, qui avaient tou­jours été les tra­vailleurs les plus actifs au sein de l’Atelier des Artistes de Rue, venaient constam­ment au tri­bu­nal, et ce, dès le tout pre­mier pro­cès. Ce n’était pas chose facile pour eux. Ces enfants, qui sont conti­nuel­le­ment assas­si­nés par des tueurs ano­nymes, passent leur temps, tout comme les tra­ves­tis, à fuir la police. Pour­tant, ils sont venus témoi­gner dans un pro­cès où les auto­ri­tés de police elles-mêmes m’accusaient. Ils ont expli­qué : « notre grande soeur Pinar ne vou­lait même pas nous lais­ser rame­ner du sol­vant dans l’atelier. » Je leur envoyais encore et tou­jours des mes­sages pour qu’ils ne viennent pas au tri­bu­nal ; parce que j’avais peur qu’ils soient punis pour cela. Mais ils ne m’écoutaient tout sim­ple­ment pas. En fait, ils ne fai­saient pas que me défendre, ils défen­daient leur ate­lier aus­si. Ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour empê­cher que l’amour que nous avions créé ne soit sali. Notre amour n’a pas été sali, mais notre ate­lier a volé en éclats.

Je n’arrête pas de pen­ser à ce que le com­plot du Bazar à Épices a le plus détruit. Mes plus belles années ou celles à venir ? Avant tout, ce com­plot m’a coû­té la mort de ma mère. Ensuite, il a fait explo­ser l’Atelier des Artistes de Rue en tant de mor­ceaux qu’il est à jamais impos­sible de le répa­rer.

Et, en ce qui me concerne, que s’est-il pas­sé ?

J’ai appris que telle était la règle du jeu. Si tu tentes de révé­ler le mot de passe à haute voix, tu es décla­ré cou­pable. De plus, tu n’es pas puni d’avoir révé­lé le mot de passe à voix haute, mais, tu es plu­tôt ren­du cou­pable de quelque chose contre laquelle tu as pas­sé ta vie entière à lut­ter et à te battre. Par exemple, si tu es une bonne soeur, on t’accuse de pros­ti­tu­tion. Si tu es quelqu’un qui a voué sa vie à per­pé­tuer les valeurs de l’Islam, on te stig­ma­tise comme dea­ler d’alcool ou de drogues. Ou bien, si tu es anti­mi­li­ta­riste, on t’accuse d’’être un ter­ro­riste. Et c’est fait d’une façon si insi­dieuse, que tu n’as pas d’autre alter­na­tive que de te défendre. Donc, au fur et à mesure que tu deviens le centre de l’attention, petit à petit, tu es contraint de com­men­cer à te foca­li­ser sur toi-même. Les accu­sa­tions se suc­cèdent les unes aux autres et se répètent encore et encore. Même si ces accu­sa­tions consti­tuent prin­ci­pa­le­ment des allé­ga­tions, la boue qu’on t’a jetée au visage laisse son empreinte et tous ceux qui te regardent se rap­pellent de ces accu­sa­tions. A par­tir de ce moment, il t’est impos­sible de conser­ver ton ancienne iden­ti­té. Tu n’es pas accu­sé d’un crime pré­mé­di­té, non. Tu n’es pas non plus décla­ré « cri­mi­nel de guerre ». L’organisation pro-guerre te « ter­ro­rise », te trans­forme en ter­ro­riste et te pré­sente à des mil­lions de gens sous cette nou­velle iden­ti­té.

J’ai éga­le­ment été pié­gée par les règles du jeu. En fait, je m’attendais à avoir des pro­blèmes et à éven­tuel­le­ment me retrou­ver face à vous à cause des recherches que j’avais menées, et j’ai pris ce risque consciem­ment. Mais je n’aurais jamais pu ima­gi­ner me retrou­ver au milieu d’une conspi­ra­tion si ter­rible et inhu­maine.

Quand j’ai été pla­cée en garde à vue, la pre­mière chose qu’ils ont vou­lu savoir a été les noms de toutes les per­sonnes que j’avais eues en entre­tien au cours de mes recherches. J’ai refu­sé de répondre à leurs exi­gences car j’avais effec­tué mes enquêtes sur des per­sonnes qu’on avait pous­sées au crime pen­dant des années, et que je n’avais encore jamais révé­lé à la police aucune infor­ma­tion à leur pro­pos. Entre temps, ils ont pas­sé mes recherches au peigne fin. Puis, tout à coup, ils ont fait dis­pa­raître ma thèse et l’ont rema­niée pour en faire un sujet explo­sif. Ils ont décla­ré que j’avais aidé des mili­tants à cacher leurs bombes pen­dant que je menais mes enquêtes. C’est ain­si qu’ils ont fait de ma thèse anti­mi­li­ta­riste une bombe. Ils ont inten­si­fié la tor­ture, arguant qu’ils avaient trou­vé des explo­sifs sur moi ain­si que dans l’atelier, qu’ils soup­çon­naient être mon « ate­lier de fabri­ca­tion ». Il est extrê­me­ment pénible pour qui­conque de racon­ter la tor­ture qu’il a dû sup­por­ter. Mais je sup­pose que je suis obli­gée de la men­tion­ner ici : si vous vous sou­ve­nez tout sim­ple­ment de ce que vous res­sen­tez quand vous vous cou­pez à la main ou quand vous vous fou­lez la che­ville, vous com­men­cez alors à sai­sir ce que l’on endure sous la tor­ture. J’ai été sou­mise à une tor­ture par­ti­cu­liè­re­ment intense et insup­por­table. J’ai eu le bras déboî­té alors que j’étais sus­pen­due par les mains et ils l’ont remis en place d’une manière réel­le­ment hor­rible. J’ai été qua­si­ment pri­vée de som­meil. La façon dont ils m’ont tor­tu­ré le cer­veau en criant des choses comme : « on va en faire de la bouillie ! » n’était pas sans rap­pe­ler la lobo­to­mie que subissent les malades men­taux dans les hôpi­taux psy­chia­triques. Cela res­semble peut-être à une his­toire tout droit sor­tie d’un roman de science-fic­tion, qu’une femme qui serait extrê­me­ment docu­men­tée à pro­pos des ques­tions de san­té men­tale et de folie aurait pu uti­li­ser afin de cho­quer. Mais c’est en réa­li­té une chose extrê­me­ment dif­fi­cile à endu­rer. Le plus grand des sup­plices a été de mena­cer de tor­tu­rer les enfants des rues et les tra­ves­tis, et de les livrer en pâture aux médias si je ne fai­sais pas ce qu’ils me deman­daient.

Et donc, afin d’être débar­ras­sée d’eux et de pou­voir pour­suivre ma lutte dans des condi­tions plus saines aus­si vite que pos­sible, et plus que tout, pour évi­ter que qui­conque dans mon entou­rage ne soit bles­sé, j’ai signé une dépo­si­tion. Cette dépo­si­tion était uni­que­ment à ma charge, décla­rant que j’avais aidé les per­sonnes sur les­quelles j’avais effec­tué mes recherches ; et l’absurdité de cette dépo­si­tion était telle que je savais que cela se remar­que­rait. Je me sou­viens vague­ment avoir été emme­née en pri­son puis devant le pro­cu­reur ; mais j’ai tou­jours pré­sent à l’esprit ce sen­ti­ment qui me sub­mer­geait alors : « j’ai enfin échap­pé à leurs griffes ! ». Parce que la totale absur­di­té des accu­sa­tions qui conti­nuaient de peser sur moi était aus­si lim­pide que la lumière du jour, j’avais tota­le­ment confiance dans le fait que la véri­té fini­rait par écla­ter au grand jour. L’atelier d’art n’était pas mon « ate­lier de fabri­ca­tion ». Il était impos­sible qu’une bombe se soit trou­vée là. D’ailleurs, dans un assez bref laps de temps, on révé­la que les explo­sifs qui avaient soi-disant été retrou­vés là avaient été aupa­ra­vant en la pos­ses­sion de la police. Mais les conspi­ra­teurs étaient achar­nés. Un mois après mon incar­cé­ra­tion, alors que j’étais occu­pée à pen­ser que je serais bien­tôt relâ­chée, je me suis sou­dain vue à la télé. Le scé­na­rio s’étoffait et j’en étais deve­nue l’actrice prin­ci­pale. Appa­rem­ment, l’explosion dans le Bazar à Épices avait été cau­sée par une bombe et cette bombe avait été posée par Pinar Selek. Je me sou­viens qu’alors que je me regar­dais à l’écran, je me suis sen­tie comme sus­pen­due au-des­sus du néant. Ensuite, les allé­ga­tions se sont enchaî­nées et de nom­breuses accu­sa­tions se sont accu­mu­lées. Du fait de témoi­gnages extor­qués à diverses per­sonnes, on ten­ta de m’accuser de nom­breux crimes tel ce meurtre mafieux qui avait eu lieu alors que j’étais en pri­son, d’autres explo­sions etc… Les per­sonnes qui ont signé ces dépo­si­tions contre leur volon­té, sous la tor­ture, ont expli­qué au tri­bu­nal de quelle façon on les y avait contraintes. Mais cela ne m’a pas empê­ché de devoir faire face à un imbro­glio total d’accusations. Cepen­dant, la par­tie la plus pitoyable du scé­na­rio a été la tra­gé­die qu’ont subie ces témoins. Nous avons tous sui­vi ce qui est adve­nu de ces per­sonnes au cours de l’instruction. Je crois que ce sont les prin­ci­pales vic­times de tout ce pro­ces­sus.

Cela m’a fait de la peine de voir ma thèse détruite. Mais le pire est qu’une telle puni­tion face à une démarche qui avait pour simple ambi­tion de ten­ter d’apaiser les plaies béantes de la socié­té, est deve­nue éga­le­ment une menace contre toute ten­ta­tive de diag­nos­tic ou de soin encore à inven­ter. Au tra­vers de ma per­sonne, un signal d’alarme a été envoyé à tous les hommes et toutes les femmes en recherche d’une indé­pen­dance d’esprit. Les socio­logues, les cher­cheurs en sciences sociales et les mili­tants ont été poin­tés du doigt. Et j’ai été choi­sie comme emblème.

Mais alors, com­ment ai-je pu résis­ter ? Com­ment ai-je pu me défendre ?

Les poli­ciers qui m’ont conduite en pri­son me rabâ­chaient sans cesse que je me sui­ci­de­rais bien­tôt et que ma mère allait mou­rir. Enfer­mée entre ces quatre murs, j’ai long­temps réflé­chi à ce que cela signi­fiait. A pos­te­rio­ri, tous les évé­ne­ments qui s’ensuivirent ont dévoi­lé très clai­re­ment les inten­tions der­rière les mots. A ce moment-là, pour­tant, ma mère et moi nous accro­chions à la vie de toutes nos forces. J’avais été mêlée à tant d’accusations, tant d’affaires cri­mi­nelles que, si je creu­sais trop pro­fon­dé­ment, je me noie­rai à coup sûr. Donc, je me suis abs­te­nue. Lors de la pre­mière audience, je me suis expli­quée : « si l’explosion dans le Bazar à Épices a été cau­sée par une bombe, il s’agit d’un crime contre l’humanité, mais les accu­sa­tions dont je fais l’objet consti­tuent elles-aus­si un crime contre l’humanité ». Aus­si, j’ai refu­sé toutes ces accu­sa­tions et ai pour­sui­vi mon tra­vail bien que j’étais pri­son­nière. Je suis par­ve­nue à sur­vivre sans m’effondrer sous la pres­sion psy­cho­lo­gique de ce pro­cès et des ques­tions affé­rentes. Je n’ai aucune idée de la façon dont qui­conque pour­rait expli­quer à quoi res­semblent deux années et demi d’emprisonnement dans le quar­tier des femmes. Je me sou­viens de mes nom­breux face-à-face avec moi-même ; ce dont j’avais besoin et ce que je vou­lais deve­nir m’apparaissait de plus en plus clai­re­ment ; j’expérimentais la confu­sion psy­chique et émo­tion­nelle, et, dans le même temps, la cla­ri­fi­ca­tion et la sim­pli­fi­ca­tion inté­rieure.

J’ai mis à pro­fit mes deux ans et demi de cap­ti­vi­té. Même si je n’ai pu faire par­ve­nir à l’extérieur que peu d’écrits réa­li­sés en pri­son et ne sais même pas ce qu’il en est adve­nu, écrire m’a per­mis de me recen­trer et de deve­nir plus forte. Je sais les affres par les­quelles sont pas­sés de nom­breux phi­lo­sophes et pen­seurs. Par­fois, il faut être puni pour avoir révé­lé la véri­té. Et il faut prendre ce risque, au nom de la véri­té ! L’Éminente Cour se rap­pel­le­ra que, dans les pre­mières audiences, je me suis com­pa­rée aux femmes qu’on a bru­lées au Moyen Age. Cepen­dant, c’est une chose vrai­ment hor­rible pour celui qui est paci­fiste et qui a voué sa vie à la lutte contre la vio­lence, le mili­ta­risme et toutes les guerres, d’être pré­sen­té à la socié­té comme le res­pon­sable d’un mas­sacre. Pire que tout, je suis deve­nue un per­son­nage média­tique. Devoir constam­ment se jus­ti­fier détruit notre liber­té, notre authen­ti­ci­té et notre rap­port à la véri­té. Mal­heu­reu­se­ment, en ce qui me concerne, ce genre de des­truc­tion s’est pro­duit…

A ma sor­tie de pri­son, je ne me suis pas mise à jouer à la « gen­tille fille » par culpa­bi­li­té. J’ai empê­ché ce pro­cès d’atteindre ma vie. Dès que j’ai été relâ­chée, aux portes même de la pri­son, j’ai décla­ré que je conti­nue­rai ma lutte pour la paix. Si ma petite contri­bu­tion pour la paix avait été punie de la sorte, je devais inten­si­fier et ampli­fier cet effort pour le rendre encore plus grand, avant tout par res­pect per­son­nel. Le che­min que j’avais pris dans la vie était façon­né par les quêtes que j’avais pour­sui­vies avant que ce com­plot ne m’atteigne. Cette fois, ils sont venus à moi avec des menaces directes et indi­rectes. Quand on a révé­lé, en votre pré­sence, que toutes les accu­sa­tions qu’ils me fai­saient por­ter étaient tota­le­ment infon­dées, la pas­sion qui les ani­mait pour me confondre d’une façon ou d’une autre a décu­plé mal­gré tout. Le der­nier exemple en est qu’ils ont pla­cé de fausses infor­ma­tions conte­nues dans le jour­nal Mil­liyet dans mon dos­sier. Pour­tant, dans ce même jour­nal, a été publié un article consé­quent qui dévoi­lait la fal­si­fi­ca­tion des infor­ma­tions men­tion­nées ci-des­sus, et dans lequel le rédac­teur en chef lui-même s’excusait de ne pas s’en être ren­du compte. Vous savez mieux que moi de quelle manière ces infor­ma­tions sont fabri­quées. Le fait que cet article, que même la rédac­tion du jour­nal avait recon­nu comme étant fal­si­fié et qui s’en était excu­sé, a été rapi­de­ment ajou­té à mon dos­sier, a ren­du cette conspi­ra­tion qui per­du­rait avec une incom­pé­tence sans fond, encore plus évi­dente.

Pour­tant, mal­gré tout cela, je ne cédai tou­jours pas dans l’affaire du com­plot du Bazar à Épices. Mon secret était l’amour. Tout d’abord, ma famille s’est tou­jours tenue à mes côtés, fai­sant preuve d’une confiance et d’un sou­tien sans faille. Mon père, tou­jours la pipe à la main, a tra­vaillé tel un détec­tive dès le pre­mier jour. J’imagine que la détresse res­sen­tie par les chi­rur­giens qui doivent opé­rer leur propre fille a aus­si pesé sur lui, mais jamais il n’en a mon­tré aucun signe. J’ai tou­jours sen­ti sa main sur mon épaule, m’apportant récon­fort et sou­tien. Ma mère était une femme typique de la période répu­bli­caine et c’est la rai­son exacte pour laquelle ce qui m’est arri­vé l’a tou­chée si pro­fon­dé­ment. Comme ils nous avaient mis sur écoute télé­pho­nique, ils connais­saient l’état de san­té de ma mère et c’est pour­quoi ils m’avaient dit qu’elle allait bien­tôt mou­rir. En dépit de sa grave mala­die de coeur, elle n’a jamais ces­sé de pro­té­ger sa fille contre cet assaut dévas­ta­teur. Elle est allée de porte en porte, deve­nant un relais entre la socié­té et sa fille en pri­son. Cepen­dant, sa mala­die car­diaque l’a empor­tée sur elle et elle est morte juste après ma libé­ra­tion. Pour­tant, elle n’était pas triste quand elle nous a quit­té et avait plu­tôt le sen­ti­ment que jus­tice avait fina­le­ment été ren­due, parce qu’elle n’avait pas enten­du les der­niers échos sur le pro­cès. D’un autre côté, ma soeur, qui était une femme d’affaires répu­tée, a chan­gé tota­le­ment de vie pour moi. Dès qu’elle a eu vent des accu­sa­tions à pro­pos du Bazar à Épices, elle m’a ren­du visite en pri­son et m’a annon­cé : « je vais prendre part à ta bataille juri­dique. Je serai ton avo­cate. » Et elle a réel­le­ment aban­don­né son emploi dans lequel elle avait consi­dé­ra­ble­ment réus­si ; elle a repas­sé l’examen d’entrée à l’université, a étu­dié le droit, a obte­nu son diplôme et est deve­nue avo­cate. Le pou­voir de l’amour nous donne la force de résis­ter même dans les pires dif­fi­cul­tés qu’on puisse ima­gi­ner. J’ai été en capa­ci­té de conti­nuer à résis­ter avant tout grâce à ma famille. Mais n’y avait-il que ma famille à mes côtés ? Mon père n’est jamais res­té seul au cours de cette bataille juri­dique. Les avo­cats qui m’avaient défen­due pen­dant sept ans se sont bat­tus avec énor­mé­ment de dévo­tion per­son­nelle et ont gar­dé intacte ma foi dans le sys­tème judi­ciaire. Par des­sus tout, j’ai tou­jours res­sen­ti la pré­sence d’un réseau pro­tec­teur autour de moi, com­po­sé avant tout de mes amies et de tout ceux qui m’ont sou­te­nue. La soli­da­ri­té dont j’ai été l’objet était si incroyable que ma foi en l’humanité est tou­jours demeu­rée inébran­lable. Même mes pro­fes­seurs ont fait part de leur impres­sion sur moi à la Cour. Après le der­nier pro­cès, des cen­taines de per­sonnes, dont des artistes et des pen­seurs très célèbres en Tur­quie, ont fait des décla­ra­tions telles que : « Nous témoi­gnons que Pinar Selek est contre la vio­lence. »

Par la pré­sente, j’exprime ma gra­ti­tude envers ma famille, mes avo­cats, mes amis, les femmes, et envers toutes les per­sonnes hon­nêtes qui m’ont aidé à tra­ver­ser ces huit der­nières années.

Je me suis pro­té­gée, j’ai défen­du mon exis­tence contre la cabale et la dam­na­tion dont j’ai fait l’objet. Ce com­plot ne m’a pas affai­blie mais, au regard de ce pays, il s’agit d’une récur­rence his­to­rique. La thèse qu’on m’a sub­ti­li­sée consis­tait, mal­gré toutes ces imper­fec­tions, en une recherche de moyens, de pers­pec­tives d’analyse de nos dif­fi­cul­tés, autres que ceux pour­sui­vis au tra­vers des poli­tiques natio­nales sécu­ri­taires. Avoir tort ou rai­son n’est pas la ques­tion. Mais si un phé­no­mène est réel, l’important est de décrire cette réa­li­té en pro­fon­deur. On ne devrait jamais oublier cette maxime : « si tout était lim­pide, la science ne serait pas néces­saire ». D’un point de vue scien­ti­fique, ce qui, au pre­mier abord, res­semble sim­ple­ment à la chute d’une pomme, se réfère à de nom­breuses réa­li­tés, des racines de l’arbre, au vent et à la terre. De façon ana­lo­gique, nous devons gérer l’ambiance de vio­lence dans laquelle nous vivons depuis vingt ans. Pour sur­mon­ter les dif­fi­cul­tés, nous devons tout d’abord les com­prendre ; et, pour les com­prendre, nous devons effec­tuer des recherches et mener des études. Je crois que nous pou­vons cica­tri­ser et nous réta­blir, même grâce à la plus modeste des contri­bu­tions, tant qu’elle est por­teuse de bonnes inten­tions. Mais nous ne sommes pas encore en capa­ci­té d’y par­ve­nir. Nous ne fai­sons encore qu’attendre et regar­der l’eau s’assombrir, len­te­ment dépour­vus d’air jusqu’à suf­fo­ca­tion.

Les évé­ne­ments qui ont eu lieu les 6 et 7 sep­tembre4 sont encore pré­sents dans nos esprits. A cette époque, on a blâ­mé les com­mu­nistes ; par­tout dans le pays, des com­mu­nistes ont été arrê­tés. A cause de cela, même Aziz Nesin5 a été arrê­té. On a com­pris plus tard, pen­dant les pro­cès de Yas­sia­da6 , que ces sévices avaient été orches­trés par les pou­voirs poli­tiques de l’époque. Par ailleurs, on a révé­lé que le poseur de bombe était Oktay Engin, un membre de l’Organisation de l’Intelligence Natio­nale ( Mil­li İst­ihb­ar­at Teş­ki­la­ri, MIT). Mais alors, que s’est-il pas­sé ? Les oppo­sants ont été contraints au silence pour un cer­tain temps, puis obli­gés de se défendre. A chaque fois, c’est ce qui arrive. Les groupes d’opposition sont constam­ment stig­ma­ti­sés, accu­sés à tort de façon à être tenus pour res­pon­sables. Ils ont tou­jours été for­cés de se jus­ti­fier, de se défendre, pour être consi­dé­rés. Comme l’a écrit Orhan Veli7 :

« Tu parles de famine

Alors, tu es un com­mu­niste

C’est toi, alors, qui incen­dies tous les immeubles

Ceux d’Istanbul, c’est toi

Et ceux d’Ankara, c’est toi

Ah quel salaud tu fais… »

Avec mon pro­fond res­pect,

PINAR SELEK.

Tra­duc­tion du Turque vers l’Anglais : Begum Acar, Derya Bay­rak­ta­roğ­lu, Feride Eralp, Yel­da Şahin Akıllı. Édi­té par : Emek Ergun, Feride Eralp

Tra­duc­tion de l’Anglais vers le Fran­çais : Julie Mil­ls.

1. Le 7 juillet 1998, une explo­sion a eu lieu dans le Bazar à Épices, tuant 7 per­sonnes et en bles­sant 120. Les rap­ports des experts ont conclu que la cause de cette explo­sion était une bom­bonne de gaz mais Pinar Selek a été accu­sée d’avoir posé une bombe dans le Bazar et le pro­cès est encore en cours.

2. Une rue d’Istanbul où des tra­ves­tis habi­taient et ont plus tard été expul­sés par des groupes fas­cistes, avec l’approbation offi­cieuse des forces de police et des auto­ri­tés de l’époque.

3. Un quar­tier du centre d’Istanbul.

4. Il s’agit d’événements ayant eu lieu en 1955, dont la cible des attaques était les mino­ri­tés musul­manes (sur­tout les Grecs).

5. Un écri­vain turque célèbre, né en 1915, qui a subi des pres­sions constantes et a été arrê­té par les pou­voirs poli­tiques à cause de ses écrits.

6. Pro­cès qui ont eu lieu sur une île dans la mer de Mar­ma­ra à Istan­bul après un coup d’état mili­taire. Des som­mi­tés du par­ti poli­tique en place furent jugées et trois per­sonnes, dont le Pre­mier Ministre de l’époque, pen­dues.

7.Un célèbre poète turque.





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