Arméniens, un siècle après le génocide

Dans le com­bat pour la jus­tice mené par les sur­vi­vants du géno­cide armé­nien de 1915, l’écriture a joué un rôle essen­tiel. Dif­fi­cile, en effet, de repré­sen­ter l’événement par la pho­to­gra­phie ou le docu­men­taire : non seule­ment les images manquent, mais sur­tout, comme le géno­cide a fait l’objet d’un déni, les ten­ta­tives visant à en rendre compte dans la culture popu­laire — au ciné­ma, par exemple — ont été cen­su­rées. Un siècle plus tard, les livres demeurent le prin­ci­pal moyen de se sou­ve­nir, et sur­tout d’essayer de com­prendre les condi­tions dans les­quelles s’exerce la des­truc­ti­vi­té humaine. Les publi­ca­tions en langue fran­çaise y contri­buent for­te­ment.

Hamit Bozars­lan, Vincent Duclert et Ray­mond H. Kévor­kian pro­posent un ouvrage unique, qui par­court le cycle entier du débat his­to­rio­gra­phique (1). Kévor­kian en signe la pre­mière par­tie, où le récit se place dans la pers­pec­tive des vic­times : la déchéance du sta­tut de la com­mu­nau­té armé­nienne otto­mane, les mas­sacres com­mis sous le sul­tan Abdul Hamid II en 1894 – 1896, les nou­velles tue­ries per­pé­trées à Ada­na en 1909, après la révo­lu­tion des Jeunes-Turcs, jusqu’à la radi­ca­li­sa­tion de ces der­niers après les guerres des Bal­kans, la déci­sion d’annihiler les Armé­niens otto­mans, puis les étapes du géno­cide lui-même. La deuxième par­tie, sous la plume de Bozars­lan, passe du côté des auteurs du crime. Elle montre com­ment les Jeunes-Turcs mettent fin à la tra­di­tion otto­mane qui, tout en accor­dant aux mino­ri­tés un sta­tut de citoyens de seconde zone, s’engageait néan­moins à les pro­té­ger. Enfin, Duclert pro­pose un récit appro­fon­di du géno­cide du point de vue de l’histoire glo­bale, qui rap­pelle que, si les grandes puis­sances pro­mirent bien sou­vent aux civils de les défendre, elles se mon­trèrent sys­té­ma­ti­que­ment inca­pables d’arrêter les crimes contre l’humanité — quand elles n’en furent pas à l’origine.

Kévor­kian signe éga­le­ment un autre essai, en col­la­bo­ra­tion avec Yves Ter­non (2). Tous deux y ras­semblent des docu­ments his­to­riques — échanges diplo­ma­tiques, témoi­gnages de pre­mière main et même pho­to­gra­phies — qui contex­tua­lisent les évé­ne­ments. On a ain­si l’impression de déte­nir une réponse indi­recte aux auto­ri­tés turques, qui réclament des preuves que les dépor­ta­tions et les mas­sacres ont bien été pla­ni­fiés. Le lec­teur dis­pose des élé­ments néces­saires pour par­ve­nir à ses propres conclu­sions. L’âpre com­bat mené par les mili­tants de la dia­spo­ra pour que le géno­cide soit recon­nu a tou­te­fois eu un prix : l’histoire et l’identité contem­po­raines armé­niennes subissent un réduc­tion­nisme de plus en plus pro­non­cé. Ain­si, Gaïdz Minas­sian (3), qui part du débat de 2012 sur les lois dites mémo­rielles en France, invite à redé­cou­vrir l’histoire et l’héritage cultu­rel d’avant le géno­cide, dans le cadre d’un pro­jet éman­ci­pa­teur pour l’avenir.

C’est enfin un récit à la pre­mière per­sonne que livre Pinar Selek, appor­tant le point de vue d’une intel­lec­tuelle turque qui « découvre » la ques­tion armé­nienne dans son pays (4). Elle entre­prend un voyage au fil de sa propre bio­gra­phie, où les souf­frances d’une com­mu­nau­té entrent en réso­nance avec les siennes. Mili­tante de gauche, cette socio­logue repré­sente la géné­ra­tion de l’après-coup d’Etat mili­taire de 1980, à la suite duquel jusqu’à cinq cent mille per­sonnes furent empri­son­nées. Elle explique les rai­sons de l’absence des Armé­niens dans la sphère publique turque : leur stig­ma­ti­sa­tion par les auto­ri­tés, qui les dési­gnent comme l’ennemi, l’incapacité idéo­lo­gique de la gauche à prendre leur cause en consi­dé­ra­tion… Ce voyage, d’autres pen­seurs turcs l’ont entre­pris ces der­nières années, per­met­tant l’ouverture d’un débat interne.

(1) Hamit Bozars­lan, Vincent Duclert et Ray­mond H. Kévor­kian, Com­prendre le géno­cide des Armé­niens. 1915 à nos jours, Tal­lan­dier, Paris, 2015, 496 pages, 21,50 euros.

(2) Ray­mond H. Kévor­kian et Yves Ter­non, Mémo­rial du géno­cide des Armé­niens, Seuil, Paris, 2014, 498 pages, 30 euros.

(3) Gaïdz Minas­sian, Armé­niens. Le temps de la déli­vrance, CNRS Edi­tions, Paris, 2015, 530 pages, 25 euros.

(4) Pinar Selek, Parce qu’ils sont armé­niens, Lia­na Levi, Paris, 2015, 96 pages, 10 euros.

 

Vicken Che­te­rian

http://www.monde-diplomatique.fr/2015/10/CHETERIAN/53950





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