Bête noire d’Ankara depuis un quart de siècle, Pinar Selek risque de nouveau la perpétuité

Sociologue, écrivaine et militante turque, Pinar Selek dénonce un « acharnement » judiciaire depuis 25 ans. Réfugiée en France, cette infatigable défenseuse des droits humains et des minorités avait été arrêtée en 1998 pour ses travaux sur la communauté kurde, avant d’être accusée d’avoir participé à un attentat meurtrier dans un marché d’Istanbul. Son procès a repris vendredi en Turquie.

Défense des opprimés, combats écologistes, féministe et antimilitariste… Elle cristallise tout ce qui dérange Ankara. La sociologue et écrivaine turque Pinar Selek, réfugiée en France, est de nouveau jugée par contumace à Istanbul vendredi 29 septembre. Arrêtée en 1998 en Turquie pour ses travaux sur la communauté kurde, avant d’être accusée dans la foulée d’être liée à une explosion dans un bazar aux épices d’Istanbul, la militante a été acquittée quatre fois – en 2006, 2008, 2011 et 2014.

Mais en juin 2022, la Cour suprême turque a annulé tous ces acquittements et ordonné un nouveau procès, dont une première audience a eu lieu en mars. Aujourd’hui enseignante à Nice, Pinar Selek, 51 ans, dénonce un « acharnement » judiciaire depuis près d’un quart de siècle. Retour sur un parcours de vie marqué par la résilience.

Figure de lutte contre les oppressions

Née à Istanbul en 1971, Pinar Selek grandit au sein d’une famille militante. Son grand-père, Haki Selek, est l’un des fondateurs du Parti des travailleurs de Turquie. Sa mère, pharmacienne et féministe et son père, avocat défenseur des droits humains, lui transmettent leurs valeurs. Elle a 9 ans quand son père est emprisonné lors de la grande répression de la gauche dans les années 1980. Pinar Selek comprend rapidement que l’action et la réflexion sont indissociables.

Elle découvre dans les années 1990 la pensée de l’écologie sociale à travers les écrits de Murray Bookchin, renforçant son engagement pour la justice sociale et l’environnement. Dans le cadre de ses études, elle s’intéresse à la rue Ulkër à Istanbul, où elle passe du temps avec des enfants de la rue, dont certains sont des enfants de prostituées ou de jeunes homosexuels, menant sa recherche sur les personnes transgenres qui sont exclues de cette rue. Cette expérience, in vivo, influencera de manière significative ses recherches et sa pensée.

Accusée de liens avec le PKK

Son cauchemar commence le 11 juillet 1998. Elle est arrêtée pour ses travaux sur la communauté kurde, avant d’être accusée d’avoir un lien avec un « attentat » ayant eu lieu deux jours plus tôt. La police lui reproche d’avoir participé à l’organisation de l’explosion d’une bombe dans le bazar aux épices à Istanbul qui a fait sept morts et une centaine de blessés. « J’avais créé un espace d’accueil et de création pour les personnes exclues à Taksim et la police a affirmé avoir trouvé du matériel pour fabriquer une bombe dans cet espace », relatait Pinar Selek en mars 2023 à France 24. « Mais ce n’était pas le cas. Mes avocats ont rapidement montré qu’il n’y avait aucune preuve d’une bombe ».

Pourtant, la police ne la lâche pas. Lors de ses interrogatoires, on lui demande de livrer le nom des personnes qu’elle a rencontrées pendant son enquête. Elle est accusée de liens avec le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK, considéré comme organisation terroriste par Ankara et ses alliés occidentaux). Malgré les actes de torture qu’elle subit, la jeune femme de 27 ans refuse de coopérer. Après la publication d’un rapport attribuant l’explosion à une fuite de gaz, elle est relâchée deux ans et demi plus tard.

Mais elle est de nouveau arrêtée en 2006 pour le même crime. Au cours du procès, un témoin clé se rétracte et admet que ses aveux ont été obtenus sous la torture. Pinar Selek est acquittée en 2008, une décision annulée par la Cour de cassation deux ans plus tard. Maintes fois menacée, elle est obligée de fuir son pays en 2009, après la publication de « Devenir un homme en rampant », un recueil de témoignages sur la construction de la masculinité dans le service militaire, succès d’édition en Turquie.

L’étudiante s’installe en Allemagne et obtient l’asile politique. En 2012, elle choisit la France, où elle bénéficie de l’asile académique. L’acharnement judiciaire se poursuit avec une condamnation à perpétuité par le tribunal d’Istanbul en 2013, annulée l’année suivante. Pas de quoi démotiver la doctorante en sciences politiques qui soutient sa thèse en 2014 à l’université de Strasbourg, portant sur les mouvements sociaux turcs. Elle publie plusieurs travaux de sociologie en Turquie, dont certains sont traduits en français. Son essai « Parce qu’ils sont Arméniens » (éd. Liana Levi, 2015) est un témoignage poignant sur le génocide arménien et ses conséquences. Elle obtient la nationalité française en 2017, et depuis 2022 elle occupe un poste pérenne d’enseignante-chercheuse à l’université Côte d’Azur à Nice.

Un symbole de liberté à abattre

Le 21 juin 2022, nouveau coup de théâtre : huit ans après le dernier jugement, la Cour suprême de Turquie annule l’acquittement de Pinar Selek et rend exécutoire une condamnation à perpétuité. La sociologue est alors sous le coup d’un mandat international qui lui interdit de quitter la France. L’audience du 31 mars est finalement interrompue et le procès renvoyé au 29 septembre.

Les accusations qui pèsent contre elle ont eu des conséquences dévastatrices sur sa vie personnelle. Elle a notamment perdu sa mère, décédée d’une crise cardiaque, qui « n’a pas supporté que sa fille soit torturée (en prison) de cette manière-là », affirme-t-elle. Malgré les épreuves qu’elle a dû traverser, elle jure de continuer à lutter pour ce en quoi elle croit. « En Turquie, la lutte des démocraties se passe dans des tribunaux, malheureusement », se désolait la sociologue sur France 24. « Mais je peux vous assurer que je vais continuer pour la justice. Toujours, toujours, toujours. »

Le cas de Pinar Selek est devenu emblématique de la répression sans précédent contre les libertés académiques et politiques, menée par le gouvernement turc depuis la tentative de coup d’État de 2016. « Des milliers d’enseignants ont été limogés et poursuivis en justice, des budgets de recherche ont été coupés et de nouveaux doyens, plus proches du parti au pouvoir, ont été nommés », rappelle Jenna Le Bras, correspondante de France 24 en Turquie. Une répression qui vise à museler les voix critiques et à consolider le pouvoir du président Recep Tayyip Erdogan. En cas de condamnation, Pinar Selek, représentée à Istanbul par son père et sa sœur, devenue avocate pour la cause, risque une peine de prison à perpétuité.





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