C’est la guerre qui gouverne en Turquie

Sous cou­vert de lutte contre les Kurdes, l’État turc assi­mile toute opi­nion contes­ta­taire à du ter­ro­risme. Un dur­cis­se­ment du régime qui envoie un nombre crois­sant d’étudiants et de jour­na­listes en pri­son.

“Le fait de mani­fes­ter nous emmène en pri­son. Le fait d’assister à un concert gra­tuit et légal nous emmène en pri­son. Le fait de se ras­sem­bler pour le 1er Mai nous emmène en pri­son (…) Quand je regarde la Tur­quie, je ne vois aucune démo­cra­tie.” En octobre, Sevil Sevim­li nous confiait son amer­tume et évo­quait son com­bat pour la liber­té d’expression en Tur­quie. Depuis le 9 mai, cette étu­diante fran­co-turque en jour­na­lisme à Lyon-II, en année d’Erasmus à Eski­se­hir dans l’Anatolie, est accu­sée de ter­ro­risme par la jus­tice turque. Pour un pique-nique, un concert et un col­lage d’affiches, elle encourt quinze à trente-deux ans de pri­son.

“Le pro­cu­reur a admis que tout ce que l’on repro­chait à Sevil Sevim­li repo­sait sur des actes légaux. Mais en Tur­quie, l’accumulation de ces actes légaux devient un ensemble illé­gal, iro­nise Étienne Copeaux, cher­cheur asso­cié au Groupe de recherches et d’études sur la Médi­ter­ra­née et le Moyen-Orient. Ce qui est arri­vé à Sevil se pro­duit tous les jours. Ça fait vingt ans qu’on empri­sonne les étu­diants parce qu’ils mani­festent pour la gra­tui­té de l’enseignement.”

En 2012, selon le minis­tère de la Jus­tice turc, on comp­te­rait 2 824 étu­diants empri­son­nés, dont près de 700 pour leurs opi­nions poli­tiques. “Mais les chiffres offi­cieux oscil­le­raient entre 5 000 et 10 000 incar­cé­ra­tions”, cor­rige Étienne Copeaux. Sous le gou­ver­ne­ment de l’AKP, diri­gé par le Pre­mier ministre Erdo­gan, les lois contre le PKK (Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan), recon­nu comme orga­ni­sa­tion ter­ro­riste par l’UE, trans­forment toute opi­nion contes­ta­taire en acte de ter­ro­risme.

“Aujourd’hui, si vous vous ren­dez à une mani­fes­ta­tion publique et auto­ri­sée, et que sou­dai­ne­ment le PKK décide de la sou­te­nir, vous pou­vez être com­plice de ter­ro­risme”, explique Vincent Duclert, cofon­da­teur du Groupe inter­na­tio­nal de tra­vail (GIT) “Liber­té de recherche et d’enseignement en Tur­quie”. “Le gou­ver­ne­ment de l’AKP était por­teur d’espoir. Mais la guerre contre les Kurdes s’est inten­si­fiée dès 2008, rap­pelle Étienne Copeaux. Depuis un an, c’est l’instauration d’un délit d’opinion à grande échelle. C’est la guerre qui gou­verne en Tur­quie. Et elle per­met de mettre en place des lois d’exception.”

La “plus grande pri­son du monde pour les jour­na­listes”

Dans les uni­ver­si­tés, chaque cours a son déla­teur. Un pro­fes­seur est condam­né à l’autocensure s’il veut assu­rer ses cours serei­ne­ment. Les termes “géno­cide armé­nien” sont un pré­texte légi­time de mise à pied. Un vête­ment aux cou­leurs rouge et verte du Kur­dis­tan, un motif légal d’emprisonnement. Le 22 novembre, s’ouvrira le pro­cès de Pinar Selek, une socio­logue accu­sée de ter­ro­risme depuis qua­torze ans pour ses recherches sur le peuple kurde et aujourd’hui exi­lée à Stras­bourg.

“Elle a été mise en pri­son et tor­tu­rée sous plu­sieurs gou­ver­ne­ments, dont un de centre-gauche, déplore Étienne Copeaux. Il n’y a pas plus de répres­sion sous Erdo­gan en par­ti­cu­lier. C’est valable pour tous les gou­ver­ne­ments depuis les années 70.”

Le 10 octobre 2012, la Com­mis­sion euro­péenne a ren­du public un rap­port sévère sur les droits de l’homme : “La Tur­quie a besoin d’amender son code pénal et ses lois anti­ter­ro­ristes, et ain­si faire une dis­tinc­tion pré­cise entre l’incitation à la vio­lence et l’expression d’idées non­vio­lentes”. Le Comi­té pour la pro­tec­tion des jour­na­listes, ONG basée à New York, qua­li­fie la Tur­quie de “plus grande pri­son du monde pour les jour­na­listes”.

Selon le site d’info indé­pen­dant turc Bia­net, 95 jour­na­listes étaient empri­son­nés fin juin dans le cadre des lois anti­ter­ro­ristes. Un record mon­dial, devant l’Iran ou la Chine. “Depuis 2008, avec la ques­tion kurde, on s’achemine vers des situa­tions de dic­ta­ture, alerte Vincent Duclert. “Je n’emploierais pas le terme de dic­ta­ture car il y a des élec­tions, estime Étienne Copeaux. Mais on peut com­pa­rer la Tur­quie d’aujourd’hui à la Rus­sie de Pou­tine.”

Mathieu Mar­ti­nière

http://www.lesinrocks.com/2012/11/28/actualite/cest-la-guerre-qui-gouverne-en-turquie-11325515/





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