Derrière le cas de Pinar Selek, la recherche en danger en Turquie et ailleurs dans le monde

La socio­logue turque Pinar Selek, réfu­giée en France, est per­sé­cu­tée dans son pays depuis 25 ans. Son cas est emblé­ma­tique des répres­sions visant les uni­ver­si­taires en Tur­quie – et ailleurs. Par Valé­rie Erlich, Uni­ver­si­té Côte d’Azur ; Fan­ny Jed­li­cki, Uni­ver­si­té Rennes 2 ; Pas­cale Labo­rier, Uni­ver­si­té Paris Nan­terre – Uni­ver­si­té Paris Lumières et Syl­vie Mon­chatre, Uni­ver­si­té Lumière Lyon 2.

Le com­bat de Pinar Selek se pour­suit : réunie le 31 mars 2023, peu avant l’é­lec­tion pré­si­den­tielle de mai 2023, la cour d’as­sises d’Is­tan­bul avait déci­dé de repor­ter l’au­dience au 29 sep­tembre pro­chain et confir­mé le man­dat d’ar­rêt émis contre cette citoyenne fran­çaise, l’en­tra­vant dans sa liber­té de cir­cu­ler et, de fait, dans sa liber­té de recherche et d’en­sei­gne­ment.

Pınar Selek n’est mal­heu­reu­se­ment pas la seule à être mena­cée par le pou­voir turc. Son com­bat pour obte­nir jus­tice, qui se pour­suit depuis plus de 25 ans, est plus que jamais emblé­ma­tique des risques qui pèsent sur la liber­té aca­dé­mique dans son pays d’o­ri­gine et ailleurs aus­si. Uni­ver­si­taires, étu­diants, per­son­na­li­tés du monde lit­té­raire, avo­cats, juristes, élus, jour­na­listes, mili­tants de tous pays conti­nuent à lui appor­ter un sou­tien sans faille auquel il est tou­jours pos­sible de contri­buer. Nous vous pro­po­sons de relire cet article que ses col­lègues lui avaient consa­cré peu avant l’au­dience du 31 mars 2023.

Ce 29 sep­tembre 2023 se tien­dra à Istan­bul le pro­cès contre Pinar Selek, socio­logue, écri­vaine, mili­tante fémi­niste, anti­mi­li­ta­riste et paci­fiste, exi­lée en France depuis fin 2011 et qui risque la pri­son à vie en Tur­quie.

Elle subit depuis 25 ans une per­sé­cu­tion judi­ciaire constante de la part du pou­voir turc. La moi­tié d’une vie. Motif : son refus de révé­ler l’i­den­ti­té des per­sonnes qu’elle a inter­ro­gées lors d’une enquête qu’elle a conduite sur les mou­ve­ments kurdes.

Arrê­tée en juillet 1998, elle est tor­tu­rée et empri­son­née pen­dant plus de deux années. Elle apprend en pri­son qu’elle est accu­sée d’a­voir dépo­sé une bombe qui aurait explo­sé sur le mar­ché aux épices d’Is­tan­bul, fai­sant 7 morts et 121 bles­sés.

Libé­rée fin décembre 2000, elle est acquit­tée en 2006, en 2008, en 2011 et en 2014, les exper­tises ayant toutes mon­tré que ce drame était dû à l’ex­plo­sion acci­den­telle d’une bou­teille de gaz. Bien que la jus­tice turque l’ait blan­chie à quatre reprises, le pro­cu­reur a dépo­sé un recours après chaque acquit­te­ment. Après un silence de près de neuf années, la Cour suprême de Tur­quie a annon­cé l’an­nu­la­tion de son der­nier acquit­te­ment et donc ce nou­veau pro­cès, qui se dérou­le­ra en son absence.

Avant même l’au­dience du 31 mars, Pinar Selek fait l’ob­jet d’un man­dat d’ar­rêt inter­na­tio­nal en vue de son empri­son­ne­ment immé­diat en Tur­quie. Dif­fi­cile de ne pas lier le « réveil » de la jus­tice turque, neuf ans après le der­nier acquit­te­ment de la cher­cheuse, au fait que l’an­née 2023 sera cru­ciale pour la Tur­quie, en rai­son des élec­tions pré­si­den­tielles et légis­la­tives pré­vues en mai et de la célé­bra­tion du cen­te­naire de la Répu­blique turque.

Au-delà du sort per­son­nel de Pinar Selek, cet épi­sode est révé­la­teur de la répres­sion dont les uni­ver­si­taires font l’ob­jet en Tur­quie depuis des années et qui s’est encore inten­si­fiée après la ten­ta­tive de coup d’É­tat de 2016.

La liber­té scien­ti­fique en dan­ger

« Je ne lâche­rai rien », pro­met la « cher­cheuse recher­chée » pour « crime de socio­lo­gie ».

Depuis son arri­vée en France en 2011, elle a sou­te­nu une thèse de doc­to­rat en sciences poli­tiques à l’U­ni­ver­si­té de Stras­bourg, publié de nom­breux tra­vaux scien­ti­fiques et enseigne à l’U­ni­ver­si­té Côte d’A­zur depuis 2016. Après l’aide du Pro­gramme natio­nal d’ac­cueil en urgence des scien­ti­fiques et des artistes en exil (PAUSE) les deux pre­mières années, l’U­ni­ver­si­té Côte d’A­zur a créé pour elle un poste pérenne d’en­sei­gnante-cher­cheure en 2022.

À tra­vers elle, c’est aus­si la liber­té aca­dé­mique qui est en jeu. Les pré­si­dences des uni­ver­si­tés Côte d’A­zur et de Stras­bourg, ain­si que de nom­breux labo­ra­toires de recherche et d’autres ins­tances uni­ver­si­taires et scien­ti­fiques ont publi­que­ment pris posi­tion en sa faveur. Des col­lec­tifs de sou­tien uni­ver­si­taires, étu­diants et mili­tants se sont éga­le­ment consti­tués. Elle a été nom­mée pré­si­dente d’hon­neur de l’As­so­cia­tion des Socio­logues de l’En­sei­gne­ment Supé­rieur. Une délé­ga­tion de près d’une cen­taine de repré­sen­tants fran­çais et étran­gers des mondes civils, asso­cia­tifs, cultu­rels, artis­tiques, poli­tiques, juri­diques, scien­ti­fiques, uni­ver­si­taires et étu­diants se ren­dront à Istan­bul pour assis­ter à son pro­cès, exi­ger la véri­té et deman­der offi­ciel­le­ment que jus­tice lui soit ren­due.

Enga­gée dans un mou­ve­ment d’ou­ver­ture des sciences sociales sur la socié­té et de cri­tique des pos­tures scien­tistes au ser­vice de l’ordre éta­bli, Pinar Selek est une « scien­ti­fique en dan­ger ». Même si elle a obte­nu la natio­na­li­té fran­çaise en 2017, elle conti­nue à subir la vio­lence poli­tique d’un régime auto­ri­taire qui s’at­taque à l’au­to­no­mie du monde aca­dé­mique — un phé­no­mène dont la Tur­quie n’a pas le mono­pole. Nombre d’u­ni­ver­si­taires ira­kiens, syriens, afghans, égyp­tiens, turcs, ira­niens et tant d’autres payent un lourd tri­but à la répres­sion d’É­tat.

Une situa­tion qui s’est enve­ni­mée en Tur­quie depuis 2016

La situa­tion de Pinar Selek reflète la mon­tée de l’au­to­ri­ta­risme en Tur­quie, par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible depuis le ren­for­ce­ment des pou­voirs pré­si­den­tiels consé­cu­tif au réfé­ren­dum d’a­vril 2017.

Suite à la ten­ta­tive de coup d’É­tat du 15 juillet 2016 au cours de laquelle des cen­taines de civils, de sol­dats, de poli­ciers ont per­du la vie, un grand nombre d’u­ni­ver­si­taires ont été dési­gnés comme cibles par le pré­sident de la Répu­blique, Recep Tayyip Erdoğan. Les signa­taires de la péti­tion des uni­ver­si­taires pour la paix ont été accu­sés de ter­ro­risme, vic­times d’os­tra­cisme pro­fes­sion­nel, de pour­suites judi­ciaires et de lyn­chage média­tique.

Par­mi eux, 549 uni­ver­si­taires ont été for­cés de démis­sion­ner ou de prendre leur retraite, licen­ciés, révo­qués et ban­nis de la fonc­tion publique en ver­tu des décrets-lois. Le cas des « sept de Gezi » est emblé­ma­tique de la répres­sion mas­sive des droits humains dans le pays. Par­mi eux, l’é­di­teur et mécène Osman Kava­la, empri­son­né en 2017, a été condam­né à la pri­son à vie pour avoir orga­ni­sé et finan­cé les mani­fes­ta­tions de Gezi en 2013, sans pos­si­bi­li­té de libé­ra­tion condi­tion­nelle après avoir été injus­te­ment recon­nu cou­pable de ten­ta­tive de coup d’É­tat. Même s’il y a eu une déci­sion de la Cour consti­tu­tion­nelle turque le 26 juillet 2019 les acquit­tant, ces uni­ver­si­taires ont per­du leur emploi et ont été vic­times de har­cè­le­ment dans leur milieu pro­fes­sion­nel. De plus, l’A­gence natio­nale de recherche turque bloque leurs publi­ca­tions. Les accu­sa­tions pour ter­ro­risme conti­nuent, en par­ti­cu­lier en lien avec la ques­tion kurde. Ain­si, en octobre 2021, l’é­cri­vaine Meral Sim­sek est condam­née à un an et trois mois d’emprisonnement pour « pro­pa­gande en faveur d’une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste ».

Les menaces pèsent éga­le­ment sur des cher­cheurs ins­tal­lés en France. En 2019, le mathé­ma­ti­cien Tuna Alti­nel, ensei­gnant-cher­cheur à l’U­ni­ver­si­té Lyon 1, accu­sé de pro­pa­gande ter­ro­riste pour avoir par­ti­ci­pé, à Vil­leur­banne, à une réunion publique sur les crimes de guerre de l’ar­mée dans le Sud-Est du pays, a été arrê­té en Tur­quie. Libé­ré au bout de trois mois, il n’a pu récu­pé­rer son pas­se­port et ren­trer en France qu’en juin 2021, à l’is­sue d’une longue bataille qui n’est pas ter­mi­née à ce jour.

Des cen­taines d’ar­res­ta­tions abu­sives, des acquit­te­ments pro­non­cés — le plus sou­vent annu­lés en appel par la Cour de cas­sa­tion -, des affaires reju­gées mal­gré les recom­man­da­tions de la Cour euro­péenne des droits de l’homme, émaillent ce sombre tableau. Mais les nom­breuses épreuves aux­quelles cher­cheurs et cher­cheuses ont dû faire face ont ren­for­cé leur soli­da­ri­té, ain­si qu’en témoignent leurs récits ras­sem­blés dans le docu­men­taire Living in truth d’Ey­lem Sen.

Au nom de l’in­con­di­tion­na­li­té de la liber­té d’ex­pres­sion des cher­cheurs

« En condam­nant Pinar Selek, c’est à l’in­dé­pen­dance de la recherche en sciences sociales que s’at­taque le gou­ver­ne­ment turc », titre une tri­bune d’un col­lec­tif d’u­ni­ver­si­taires parue dans Le Monde en juillet 2022. Le com­bat de Pinar Selek nous rap­pelle la vul­né­ra­bi­li­té des cher­cheurs et cher­cheuses face aux attaques qu’ils et elles subissent dans de nom­breux pays.

Les confé­rences et décla­ra­tions inter­na­tio­nales réaf­firment régu­liè­re­ment la pro­tec­tion des liber­tés aca­dé­miques, mais le main­tien de celles-ci néces­site des com­bats per­ma­nents de la com­mu­nau­té uni­ver­si­taire et elles ne sont, de fait, jamais pérennes : les étu­diants, pro­fes­seurs et cher­cheurs sont tou­jours au mieux sus­pec­tés ou mena­cés ; au pire arrê­tés, tor­tu­rés et tués, quand s’ins­tallent des pou­voirs forts aux­quels ils refusent de se sou­mettre.

« Mili­tante de la poé­sie », comme elle aime à se défi­nir, Pinar Selek, qui est aus­si l’au­trice de romans et de contes pour enfants, fait l’ob­jet d’une vio­lence poli­tique qui ne pour­ra être com­bat­tue que par la dénon­cia­tion et l’an­nu­la­tion de sa condam­na­tion à per­pé­tui­té. Son com­bat sans relâche contre les injus­tices, les oppres­sions, les atteintes à la liber­té aca­dé­mique aujourd’­hui fra­gi­li­sée en de nom­breux endroits du monde, illustre celui de tous les scien­ti­fiques mena­cés dans les pays auto­ri­taires, mais aus­si dans les démo­cra­ties. Notre soli­da­ri­té avec elle consti­tue plus qu’un devoir moral. Elle s’ins­crit dans une lutte par­ta­gée au ser­vice de la liber­té de la recherche et de l’exer­cice d’une citoyen­ne­té qui doit plus que jamais s’af­fir­mer comme trans­na­tio­nale.

Valé­rie Erlich, Fan­ny Jed­li­cki, Pas­cale Labo­rier et Syl­vie Mon­chatre

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