« Devenir homme en rampant » ! En Turquie et ailleurs

« L’ARMÉE vous pro­tège », tel est le slo­gan le plus faux, le plus cynique et le plus men­son­ger de la pro­pa­gande mili­taire. Les pre­mières vic­times des guerres, que sont les femmes et les enfants, démontrent tous les jours le contraire. Alors, quand les femmes s’expriment et disent leur véri­té, leur parole est forte et convain­cante. C’est le cas de Pinar Selek, socio­logue et fémi­niste, dans le docu­ment excep­tion­nel qu’elle nous livre sur le ser­vice mili­taire. Elle démontre dans son étude com­ment les vio­lences et les humi­lia­tions subies par de jeu — nes hommes pen­dant leur ser­vice mili­taire forment une socié­té mas­cu­line sou mise à l’autorité et tou­jours prête à guer royer.

Pour son étude Pinar Selek a inter­ro­gé plu­sieurs dizaines d’hommes qui ont fait leur ser­vice mili­taire en Tur­quie. Dans ce pays, d’après l’auteure, « pour accé­der à une mas­cu­li­ni­té hono­rable, il est impé­ra­tif de fran­chir quatre étapes essen­tielles. D’abord la cir­con­ci­sion, puis le ser­vice mili­taire, avoir un emploi et fon­der une famille… » Le ser­vice mili­taire est donc per­çu dans la popu­la­tion comme une épreuve indis­pen­sable dans la vie d’un homme. Il est obli­ga­toire en Tur­quie. Il dure, selon le niveau d’études, six ou dix­huit mois. Est décla­ré déser­teur tout homme qui n’a pas fait son ser­vice mili­taire à l’âge pré­vu. « Les objec­teurs de conscience, écrit Pinar Sélek, dont le refus de por­ter des armes est idéo­lo — gique, ne tentent pas de se sous­traire au ser­vice mili­taire, mais, une fois enrô­lés, ils orga­nisent des actions de déso­béis­sance et subissent la réclu­sion dis­ci­pli­naire pour refus d’obtempérer. Il y a aus­si ceux qui essaient de fuir à l’étranger pour des rai­sons poli­tiques. » Ces refus sont très mal per­çus dans la socié­té turque qui consi — dère que « l’on est pas un homme si l’on n’a pas fait son ser­vice mili­taire ».

Pinar Selek fait racon­ter à ses inter­lo­cu­teurs leurs expé­riences mili­taires, de — puis le rituel du départ, dans la famille et le vil­lage, jusqu’au retour. La socio­logue ana­lyse chaque décla­ra­tion de sol­dat à plu­sieurs niveaux, tout en la repla­çant dans un contexte his­to­rique et socio­lo — gique.

Dès leur arri­vée à la caserne, les sol­dats subissent, comme dans toutes les armées du monde, humi­lia­tions, vio­len ces et mau­vais trai­te­ments. Ils deviennent ra — pide­ment des « robots » contraints à se sou­mettre à la bru­ta­li­té et à la bêtise des chefs. Ceux qui ont fait leur ser­vice mili­taire – ce qui n’est pas mon cas – retrou­ve­ront, dans les cent cin­quante pages du livre, les com­por­te­ments des hommes qui se trans­forment peu à peu en êtres sou­mis. « Dans l’imaginaire col­lec­tif, ram­per, syno — nyme popu­laire de galé rer, repré­sente la pire des situa­tions… Dans l’armée, cepen­dant, ram­per est une expé­rience phy — sique humi­liante, par­ta gée par les ap — pelés du contin­gent… Aguer­rir un être à la vio­lence revient à insuf­fler un sen­ti­ment d’insuffisance, de manque de confiance en soi et de res­sen­ti­ment, note Pinar Selek. Au contact de la vio­lence dont ils n’arrivent pas à déchif­frer la logique et qu’ils qua­li­fient d’arbitraire, les jeunes apprennent la méfiance, l’obéissance et l’endu — rance. »

Dans le cha­pitre : « Ran­cune, sou­ve­nir de conscrip­tion », on peut lire ce témoi­gnage : « J’avoue que j’ai pleu­ré une fois… Moi je suis allé faire mon devoir patrio­tique, et, en récom­pense, je me fais gifler, j’essuie des insultes ! »

Pinar Selek com­mente : « Max Schel er défi­nit le res­sen­ti­ment comme une lutte atroce entre le désir et l’impuissance… Quant au refou­le­ment du désir de ven­geance, très pré­sent dans les témoi­gnages, il joue un rôle capi­tal dans l’apparition de la ran­cune, par­ti­cu­liè­re­ment chez ceux qui vivent en état de sou­mis­sion. »

Au retour dans leur famille, les hommes témoignent de leur sou­la­ge­ment, mais aus­si de la dif­fi­cul­té de la réadap­ta­tion à la vie civile. L’un d’eux déclare : « On n’a rien pu apprendre dans l’armée et on y a lais­sé notre jeu­nesse. » Les réfrac­taires à l’armée pensent que le ser­vice mili­taire a ébran­lé leur per­son­na­li­té. « D’après moi, le ser­vice pro­duit des monstres… Le ser­vice gomme ta per­son­na­li­té, il la for­mate comme sur un ordi­na­teur. On te vide et on te chan — ge… Quand le ser­vice se ter­mine, la vie reprend. Et on n’est pas tran­quille, il y a le chô­mage et tout le reste… »

Pinar Selek conclut : « Le ser­vice mili­taire par­ti­cipe ain­si au ren­for­ce­ment des valeurs patriar­cales domi­nantes dans la socié­té. » Et les hommes qui ont été for­més à ava­ler des cou­leuvres au nom de la rai­son deviennent les meilleurs gar­diens de l’ordre éta­bli.

Cette ana­lyse n’est pas propre à la Tur­quie. Elle est aus­si per­ti­nente pour tous les pays mili­ta­ri­sés, et, notam­ment, en France. En effet, comme l’écrit Jules Fal­quet, maî­tresse de confé­rences en so — cio­lo­gie à l’université Paris Dide­rot, dans sa pré­face : « Le ser­vice mili­taire n’est plus obli­ga­toire en France, mais l’armée comme ins­ti­tu­tion est loin d’avoir dis­pa­rue. » En France, la réac­tion des auto­ri­tés aux atten­tats contre nos amis de Char­lie Heb­do fait peser la menace d’un retour à un ser­vice obli­ga­toire enca­dré par des mili­taires.

Jules Fal­quet le rap­pelle : « L’armée pro­duit de la hié­rar­chie et défend des modèles sociaux qui vont radi­ca­le­ment à l’encontre des inté­rêts des femmes et des popu­la­tions civiles… Autre­ment dit, l’armée mixte ou mas­cu­line, de conscrip­tion ou de métier, fran­çaise ou turque, nous fait quo­ti­dien­ne­ment du tort, nous ap — pau­vrit, nous vio­lente et nous détruit, en temps de paix comme en temps de guerre. Aujourd’hui, en plus, elle le fait en notre nom. Com­bien de temps encore tolé­re­rons-nous ce men­songe, ce scan­dale ?… Vingt-six pays dans le monde ne pos­sède pas d’armée. C’est peu, mais c’est déjà un bon début vers la sor­tie de la bar­ba­rie. »

Nous conseillons donc la lec­ture de Deve­nir homme en ram­pant à tous ceux qui auraient la ten­ta­tion de rejoindre une orga­ni­sa­tion gérée par des mili­taires. Ce livre leur per­met­tra d’échapper à des moments très dou­lou­reux.

Ber­nard Bais­sat
Dans le men­suel Union Paci­fiste (mars 2015), www.unionpacifiste.org





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