En condamnant Pinar Selek, c’est à l’indépendance de la recherche en sciences sociales que s’attaque le gouvernement turc

« Une déci­sion de la Cour suprême de Tur­quie expose à une peine de pri­son à per­pé­tui­té la cher­cheuse fran­çaise, en butte à une fausse accu­sa­tion depuis 1998. Dans une tri­bune au « Monde », un col­lec­tif d’universitaires, par­mi les­quels Non­na Mayer, Fran­çois Héran et Eric Fas­sin, presse les auto­ri­tés de lui appor­ter la pro­tec­tion néces­saire »

Subis­sant une pro­cé­dure judi­ciaire qui dure depuis vingt-quatre ans, notre col­lègue Pinar Selek, socio­logue, ensei­gnante-cher­cheuse à l’université Côte d’Azur (UCA), est confron­tée à une déci­sion de la Cour suprême de Tur­quie qui a ren­du, le 21 juin 2022, un arrêt d’annulation de son acquit­te­ment ; une déci­sion inique qui ren­dra exé­cu­toire une condam­na­tion à la pri­son à per­pé­tui­té.

A la fin des années 1990, étu­diante à l’université d’Istanbul, Pinar Selek tra­vaille sur le trai­te­ment des mino­ri­tés en Tur­quie. Arrê­tée en juillet 1998, elle sera tor­tu­rée et empri­son­née pen­dant plus de deux ans pour avoir refu­sé de livrer les noms des mili­tants kurdes qu’elle avait inter­viewés dans le cadre de ses recherches socio­lo­giques. Offi­ciel­le­ment, Pinar Selek est accu­sée d’avoir com­mis un atten­tat sur un mar­ché d’Istanbul. Cette accu­sa­tion a été réduite à néant par plu­sieurs exper­tises qui ont mon­tré que l’explosion avait été occa­sion­née par une fuite de gaz. En outre, le seul témoin qui l’accusait a recon­nu avoir fait une fausse dépo­si­tion sous la contrainte de la tor­ture.

Pinar Selek a été acquit­tée à quatre reprises en 2006, 2008, 2011 et 2014 des charges qui pesaient contre elle. Exi­lée en France depuis fin 2011, la socio­logue a sou­te­nu sa thèse de doc­to­rat à l’université de Stras­bourg qui lui a accor­dé la pro­tec­tion aca­dé­mique. Elle a ensuite été accueillie à l’Ecole nor­male supé­rieure de Lyon où elle a été faite doc­teur hono­ris cau­sa, puis à l’UCA, d’abord sur le Pro­gramme natio­nal d’accueil en urgence des scien­ti­fiques en exil (Pause), avec le sou­tien du minis­tère de l’enseignement supé­rieur, de la recherche et de l’innovation, de l’Institut de recherche pour le déve­lop­pe­ment et du CNRS, puis comme cher­cheuse asso­ciée.

Cher­cheuse enga­gée

Désor­mais ensei­gnante-cher­cheuse au sein de cette uni­ver­si­té, elle y enseigne la socio­lo­gie et y mène des recherches sur les migra­tions à l’unité de recherche migra­tions et socié­té (Urmis). Pinar Selek a obte­nu le sta­tut de réfu­giée en 2013 et reçu la natio­na­li­té fran­çaise en 2017.

Cher­cheuse enga­gée en faveur du droit des per­sonnes et des mino­ri­tés natio­nales, reli­gieuses, sexuelles, poli­tiques, Pinar Selek affronte cette épreuve avec un cou­rage et une digni­té qui forcent l’admiration. Nous lui mani­fes­tons notre entière soli­da­ri­té face à l’injustice et à la per­sé­cu­tion dont elle est vic­time depuis plus de vingt ans. Comme c’est sou­vent le cas lors des pro­cès poli­tiques dans les régimes auto­ri­taires, les pour­suites à l’encontre de Pinar Selek se sont appuyées sur des chefs d’accusation qui ne sont fon­dés sur aucun élé­ment sérieux.

L’acharnement judi­ciaire dont elle est vic­time est un acte d’intimidation poli­tique. En condam­nant cette socio­logue, c’est bien à l’indépendance de la recherche en sciences sociales que s’attaque le gou­ver­ne­ment turc. Comme Fari­ba Adel­khah, Pinar Selek est une figure emblé­ma­tique de la répres­sion subie par les cher­cheuses et cher­cheurs dont les tra­vaux dérangent. Un nombre consi­dé­rable d’Etats et d’organisations inter­na­tio­nales, dont l’espace euro­péen de l’enseignement supé­rieur, se sont pro­non­cés sur l’importance essen­tielle de la liber­té de recherche, d’enseignement et de for­ma­tion. Au sein de l’espace euro­péen de l’enseignement supé­rieur, l’attachement à ces valeurs a été rap­pe­lé dans la Magna Char­ta Uni­ver­si­ta­tum, signée le 18 sep­tembre 1988 à Bologne et réaf­fir­mée le 12 mars 2020 par les repré­sen­tants des uni­ver­si­tés euro­péennes.

Indé­pen­dance de la recherche

A la suite de sa réunion annuelle accueillie en juin 2022 par l’UCA, l’alliance U7 + des uni­ver­si­tés mon­diales [coa­li­tion inter­na­tio­nale de pré­si­dents d’université] ont publié une décla­ra­tion exhor­tant les diri­geants du Groupe des sept (G7) à défendre la liber­té aca­dé­mique et à veiller à ce que les uni­ver­si­taires puissent mener leurs tra­vaux à l’abri des inter­fé­rences poli­tiques natio­nales et inter­na­tio­nales.

C’est sur la base de ces textes que nous appe­lons à une large mobi­li­sa­tion des acteurs du monde uni­ver­si­taire pour affir­mer, à tra­vers le sou­tien à Pinar Selek, leur déter­mi­na­tion à défendre la liber­té aca­dé­mique et l’autonomie de la recherche vis-à-vis de tout pou­voir poli­tique. Nous deman­dons aux auto­ri­tés fran­çaises, en par­ti­cu­lier aux ministres de l’enseignement supé­rieur et de la recherche, de l’Europe et des affaires étran­gères ain­si qu’au ministre de l’intérieur, de bien vou­loir appor­ter toute la pro­tec­tion néces­saire à notre col­lègue et de prendre au plus vite les ini­tia­tives, notam­ment auprès du Conseil de l’Europe – dont la Tur­quie est membre –, pour faire res­pec­ter les droits de Pinar Selek et, plus glo­ba­le­ment, l’indépendance de la recherche, quel que soit le pays où elle s’exerce.

Par­mi les signa­taires : Michel Agier, anthro­po­logue, direc­teur d’études à l’EHESS-IRD ; Etienne Bali­bar, phi­lo­sophe, pro­fes­seur hono­raire, uni­ver­si­té́ Paris-Nan­terre ; Jean-Fran­çois Bayart, poli­tiste, pro­fes­seur au Gra­duate Ins­ti­tute (Genève) ; Eric Fas­sin, socio­logue, pro­fes­seur à l’université́ Paris-VIII ; Fran­çois Héran, socio­logue, pro­fes­seur au Col­lège de France ; Béa­trice Hibou, poli­tiste, direc­trice de recherche CNRS-Sciences Po Paris ; Non­na Mayer, poli­tiste, direc­trice de recherche émé­rite CNRS-Sciences Po Paris ; Johan­na Siméant, poli­tiste, pro­fes­seure de science poli­tique, Ecole nor­male supé­rieure ; Gisèle Sapi­ro, direc­trice de recherche CNRS et direc­trice d’études à l’EHESS ; Cathe­rine Wih­tol de Wen­den, poli­tiste, direc­trice de recherche émé­rite CNRS-Sciences Po Paris.

Liste com­plète des signa­taires  Col­lec­tif

Le Monde du 12 juillet 2022.





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