
Par Pinar Selek
Le mouvement de contestation qui s’est emparé de la Turquie après l’arrestation du maire d’Istanbul est le fruit de la convergence des oppositions au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, observe la sociologue Pinar Selek dans une tribune au « Monde ».
Un vaste mouvement de contestation s’est soulevé en Turquie, le 19 mars, après l’arrestation d’Ekrem Imamoglu, le principal rival du président Recep Tayyip Erdogan. Venu du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), le maire d’Istanbul est également à la tête du « consensus urbain », l’alliance formée avec le Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie (DEM, prokurde) et des éléments de la société civile turque. Face aux charges de « corruption » et de « terrorisme » retenues contre lui, ses soutiens répondent que son arrestation n’est rien de moins qu’un « coup d’Etat ». Dans quarante-cinq provinces, les milieux progressistes se sont rassemblés pour manifester malgré une répression brutale. Le lendemain, le CHP a organisé un vote interne pour désigner le candidat à la présidentielle anticipée souhaitée par l’opposition. Ekrem Imamoglu s’est imposé avec 14,85 millions de voix. La contestation enfle chaque jour. La violence étatique aussi. Qu’est-ce qui se passe ? Pour répondre, il faut replacer ces événements dans un contexte plus large, marqué par une répression systémique ainsi qu’une crise économique et géopolitique. Mais je me concentrerai ici sur les récentes évolutions du mouvement kurde transfrontalier, son alliance avec l’opposition kémaliste et l’incapacité, pour le moment, du régime à briser ce rapprochement.
En février, Abdullah Öcalan, leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) emprisonné depuis 1999, a lancé un appel à la dissolution du PKK et à la fin de la lutte armée, ouvrant une ère d’espoir pour la paix. Ce tournant majeur, fruit de négociations ardues, résonne en Turquie et en Syrie, où des accords se dessinent entre le Rojava et le régime syrien. Le cessez-le-feu souligne la volonté de paix du PKK, une position qui est d’ailleurs partagée par les représentants politiques kurdes, encore appuyés par un mouvement social bien structuré de façon transnationale. En témoignent les mobilisations massives à travers la région en soutien à l’appel de février, le 21 mars, journée de Newroz, fête du printemps célébrant aussi la résistance kurde. Le nationalisme, maladie chronique de la politique turque Cependant, les bombardements fréquents au Rojava (région kurde au nord de la Syrie) et la posture autoritaire du gouvernement turc rendent l’issue incertaine. D’autant que la répression se durcit, avec l’incarcération de plusieurs centaines de journalistes, artistes et militants. Plusieurs maires sont démis de leurs fonctions, chose banalisée dans les municipalités kurdes. Enfin, l’arrestation du maire d’Istanbul s’est accompagnée de l’incarcération de centaines de membres de son parti et de son équipe.
Özgür Özel, président du CHP, inscrit les manifestations actuelles dans l’héritage de la révolte de Gezi, en 2013. A cette époque, un autre processus de paix avec le PKK avait été enterré par un attentat de l’organisation Etat islamique. Et depuis, le pays a basculé dans un tunnel d’horreur. La répression extrême visant à la fois le mouvement kurde et les démocrates issus de Gezi n’a pas empêché pour autant la convergence autour de la candidature de Selahattin Demirtas aux législatives de 2015. Son score historique a même contraint la formation présidentielle, le Parti de la justice et du développement, à s’allier avec l’extrême droite. Demirtas est cependant arrêté, il est toujours incarcéré aujourd’hui. Le régime a bien réussi à faire avorter la révolte de Gezi et à empêcher la convergence des luttes en Turquie.
L’alliance « consensus urbain », scellée en 2024, ouvre un nouveau chapitre et permet à Imamoglu de remporter Istanbul. Le gouvernement réagit immédiatement en cherchant à casser le nouveau mouvement d’opposition. Il adopte alors une politique à la fois conciliante et répressive. Il tente donc, d’une part, d’isoler le mouvement kurde en s’appuyant sur le processus de paix, et multiplie, d’autre part, les accusations de terrorisme à l’encontre du CHP.
Le régime est aidé dans son projet par le nationalisme de certains éléments du CHP, maladie chronique de la politique turque, structuré par un récit imaginaire fondé sur le négationnisme du génocide de 1915 et d’autres massacres. C’est le point fragile du parti kémaliste. Aux premiers jours du nouveau mouvement de contestation, des tensions sont apparues après le discours nationaliste prononcé, le 19 mars, par un représentant du CHP, qui visait les Kurdes.
Transformation de l’action collective
Mais Tuncer Bakirhan, coprésident du DEM, a appelé l’opposition à faire front ensemble, soulignant que son parti souffre depuis longtemps de telles répressions. Quant à Özel, président du CHP, il a présenté des excuses publiques. Cette phrase résume sa position : « L’arc-enciel gagnera, les différences, les Kurdes et les Turcs, les Alévis et les Sunnites, nous gagnerons ensemble. » En dépit de ces tensions, casser l’alliance politique formée par l’opposition s’avère chaque jour plus difficile. La contestation est désormais plus résiliente grâce à de nouvelles convergences au sein des sphères militantes : le « consensus urbain » naît précisément de l’approfondissement des relations au sein de cet espace pluriel. Mouvements féministes, écologistes, LGBT, syndicalistes et antiautoritaires y tissent depuis vingt ans un dialogue fécond. L’urbanisation du mouvement kurde à partir des années 1990 s’inscrit dans cette dynamique : concepts, répertoires et expériences s’y hybrident pour produire un changement majeur dans le cadre de l’action collective.
Cette transformation a fini par irriguer la base populaire du CHP, contraignant le parti à dépasser ses schémas d’opposition traditionnels, ce qui ne manque pas d’inquiéter le pouvoir politique, une mobilisation structurée par le bas ne se laisse pas facilement réprimer. En effet, la révolte de Gezi n’était pas tombée du ciel et ne s’est pas évaporée malgré la répression. Face à l’étau autoritaire, ces mouvements en réseaux dessinent une opposition plurielle, capable de dépasser le nationalisme par des solidarités concrètes. Ce commentaire médiatisé d’un manifestant à Istanbul résume ce tableau : « Nous ne sommes pas un peuple, nous sommes des peuples – et c’est notre force. » Cette force suffira-t-elle pour venir à bout du mal qui afflige le pays ? Peut-être. Dans tous les cas, l’eau coule et trouve son chemin.
Pinar Selek est maîtresse de conférences à l’université Nice Côte d’Azur.
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