En Turquie, le procès sans fin de la franco-turque Pinar Selek

La socio­logue fran­co-turque Pinar Selek devait être jugée à Istan­bul, par contu­mace pour la cin­quième fois, ce ven­dre­di 31 mars, pour ter­ro­risme. Un cas d’a­char­ne­ment judi­ciaire sym­bo­lique de la Tur­quie du pré­sident Erdo­gan. Son pro­cès a fina­le­ment été ajour­né jus­qu’au 29 sep­tembre, dans l’at­tente de l’ap­pli­ca­tion d’un man­dat d’ar­rêt inter­na­tio­nal déli­vré par la Tur­quie.

L’a­char­ne­ment judi­ciaire de la Tur­quie pren­dra-t-il fin un jour ? Dans la salle comble du Pen Club fran­çais à Paris, la socio­logue fran­co-turque Pinar Selek se tient droite, le regard dur, aux côtés de son comi­té de sou­tien. Quand elle prend la parole pour le remer­cier, c’est aus­si pour réaf­fir­mer son oppo­si­tion au régime du pré­sident turc Erdo­gan et sa déter­mi­na­tion à se battre jus­qu’au bout contre une pro­cé­dure judi­ciaire kaf­kaïenne.

Une explo­sion au coeur d’Is­tan­bul

À la fin des années 1990, Pinar Selek est une jeune uni­ver­si­taire qui tra­vaille sur les per­sonnes trans­genres exclues d’une rue his­to­rique d’Is­tan­bul, puis sur le mou­ve­ment kurde. Le 9 juillet 1998, quand une explo­sion tue sept per­sonnes dans le Mar­ché aux épices, lieu très fré­quen­té de la cité du Bos­phore, elle est arrê­tée. Empri­son­née et tor­tu­rée par la police turque, elle est som­mée de don­ner les noms de ses contacts kurdes qu’elle a inter­ro­gés durant ses recherches.

Tenant tête aux auto­ri­tés, refu­sant de livrer les noms de ses contacts, elle livre un com­bat judi­ciaire qui va durer vingt-cinq ans. Déte­nue pen­dant deux ans et demi, elle est libé­rée fin 2000 après que les rap­ports d’ex­per­tises indé­pen­dantes ont prou­vé que l’in­ci­dent n’a­vait pas été cau­sé par une bombe, mais par l’ex­plo­sion acci­den­telle d’une bou­teille de gaz.

Une citoyenne enga­gée

Après sa libé­ra­tion, Pinar Selek s’in­ves­tit dans la lutte anti­mi­li­ta­riste et fémi­niste inclu­sive à Istan­bul et au Kur­dis­tan. En 2001, elle par­ti­cipe à la créa­tion de l’as­so­cia­tion Amar­gi, qui lutte contre les vio­lences faites aux femmes et le patriar­cat. Elle ouvre la pre­mière librai­rie fémi­niste d’Is­tan­bul. Après avoir créé une revue fémi­niste épo­nyme, elle est visée par un pre­mier pro­cès à Istan­bul, en 2006. Elle est acquit­tée, mais le minis­tère public fait appel de la déci­sion.

En 2008, elle publie Deve­nir homme en ram­pant, une enquête sur la construc­tion de la mas­cu­li­ni­té dans le ser­vice mili­taire turc. Les milieux conser­va­teurs réagissent vive­ment, elle est vic­time d’in­ti­mi­da­tions, de menaces et d’at­taques dans la presse. La même année, elle est de nou­veau acquit­tée lors d’un second pro­cès, mais le par­quet se pour­voit en cas­sa­tion et le ver­dict est annu­lé. Pinar Selek est obli­gée de fuir en Alle­magne d’a­bord, puis, en 2010, en France.

Une mobi­li­sa­tion inter­na­tio­nale

Grâce à l’a­sile aca­dé­mique et une bourse pour « les écri­vains en exil », elle s’ins­talle à Stras­bourg et devient ensei­gnante-cher­cheuse en socio­lo­gie. Pen­dant ce temps, en Tur­quie, un troi­sième pro­cès confirme son inno­cence, mais le par­quet se pour­voit de nou­veau en cas­sa­tion, qui annule une nou­velle fois la déci­sion de jus­tice. Elle béné­fi­cie d’un sou­tien inter­na­tio­nal des milieux aca­dé­miques, notam­ment des pré­si­dents d’u­ni­ver­si­tés et des asso­cia­tions de cher­cheurs, comme des col­lec­tifs fémi­nistes et LGBTI euro­péens, moyen-orien­taux et amé­ri­cains.

Le 24 jan­vier 2013, la Cour de cas­sa­tion annule sa propre déci­sion d’ac­quit­te­ment pour la pre­mière fois de l’his­toire judi­ciaire turque, et condamne Pinar Selek à la pri­son à per­pé­tui­té. Pour autant, ses avo­cats obtiennent l’an­nu­la­tion de la condam­na­tion pour illé­ga­li­té du pro­cès. Elle est une nou­velle fois acquit­tée par la Cour pénale d’Is­tan­bul.

Pinar Selek n’en conti­nue pas moins son tra­vail uni­ver­si­taire. Elle sou­tient une thèse en socio­lo­gie à l’u­ni­ver­si­té de Stras­bourg sur les mou­ve­ments sociaux des mino­ri­tés eth­niques, sexuelles et LGBTI en Tur­quie. Elle est nom­mée doc­teur hono­ris cau­sa de l’É­cole nor­male supé­rieure de Lyon et maître de confé­rences à l’u­ni­ver­si­té de Nice. Sept ans plus tard, le 21 juin 2022, Pinar Selek, natu­ra­li­sée fran­çaise en 2017, est ren­voyée devant la jus­tice turque par la Cour de cas­sa­tion pour un nou­veau pro­cès par contu­mace, qui se tenait ce ven­dre­di 31 mars 2023, vingt-cinq ans après les faits et quatre acquit­te­ments.

« Chez moi, c’est avec ceux qui m’aiment »

Alors qu’elle y assis­tait à son pro­cès, au siège de la Ligue des droits de l’Homme, à Paris, une délé­ga­tion inter­na­tio­nale d’une cen­taine de per­sonnes com­po­sée d’é­lus, de membres d’as­so­cia­tions, de scien­ti­fiques, assis­tait à l’au­dience à Istan­bul. Par­mi ces sou­tiens, la dépu­tée Pas­cale Mar­tin, l’ad­joint à la maire de Paris Jean-Luc Rome­ro ou encore le cinéaste d’o­ri­gine armé­nienne Robert Gué­di­guian. S’a­dres­sant à Pinar Selek, il a émis l’es­poir « que tu pour­ras nous accueillir dans ta mai­son du Bos­phore, à Istan­bul, ta ville, dont ma famille aus­si a été chas­sée il y a bien long­temps ». La jus­tice turque en a déci­dé autre­ment : le pro­cès est ajour­né jus­qu’au 29 sep­tembre, dans l’at­tente de son arres­ta­tion. Anka­ra a en effet déli­vré un man­dat d’ar­rêt inter­na­tio­nal.

Étienne Cher­chour

https://www.la-croix.com/Monde/En-Turquie-proces-sans-fin-franco-turque-Pinar-Selek-2023 – 03-31 – 1201261566





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